Incapable de mesurer
l’ampleur de la contestation
socio-politique, la France
s’est une fois de plus
distinguée par son cynisme.
La volonté de la ministre Michèle
Alliot-Marie d’offrir une aide
sécuritaire au régime Ben Ali
n’est pas une gaffe politique, mais la
politique de la France qui prévalait en
Tunisie. D’ailleurs la ministre des Affaires
étrangères ne s’est pas fait piéger au micro
d’une radio puisqu’elle a lu un texte
officiel.
Rappelons aussi que la ministre
est bien rodée aux dérives sécuritaires
de la Sarkozie. Fervente défenseuse de
la télésurveillance et promotrice de la
disparition du juge d’instruction, MAM
était la ministre de l’Intérieur pendant
l’affaire Tarnac et, dernièrement dans son
fief, elle était restée totalement insensible
au mandat d’arrêt européen prononcé
contre la militante basque Aurore Martin.
En Tunisie, le président Zine el-Abidine Ben Ali a toujours bénéficié de la
bienveillance du gouvernement français,
tout particulièrement celle de Jacques
Chirac qui parlait toujours du « miracle »
économique du pays.
Ainsi, la diplomatie française a maintenu
le cap, jusqu’au naufrage benalien. De
leur côté, après avoir été bien timides, les
médias généralistes ont paru découvrir
la violence et l’arbitraire du régime Ben
Ali à sa chute.
S’ils ont jugé indignes les
propos tenus par Michèle Alliot-Marie, leur
silence systématique pendant ces longues
années de répression n’est-elle pas plus
répréhensible ? Le 11 janvier, la journaliste
Bérénice Dubuc du gratuit 20 min est une des
premières à employer le terme « révolution
de jasmin ». Or, en 1987, Ben Ali lui-même,
utilisait cette expression pour désigner son
coup d’État. Raccourci journalistique ou
signe d’une information tirée vers le bas ?
En Tunisie, depuis une semaine, on « tire la
ligne » sur des sujets qui se ressemblent, les
envoyés spéciaux fleurissent sur le terrain,
chaque média possède son ancien prisonnier
politique à interviewer, son « décryptage »
de la transition démocratique et l’enquête
« exclusive » sur les biens du clan Trabelsi placés en France ou en Suisse. Pourtant,
pendant des années, les militants exilés se
butaient désespérément au déni de la plupart
des rédactions parisiennes. Omniprésent
ces derniers jours dans la presse, l’opposant
Moncef Marzouki était à l’époque quasi
inconnu et seul le site web bastamag.net lui
consacrait une interview en 2009.
Comment expliquer les raisons d’un soutien
inconditionnel de Paris au régime Ben
Ali ? D’autant que les dérives mafieuses
des proches de Zine El Abidine Ben
Ali dépassaient largement le sud de la
Méditerranée.
En 2006, les frères Trabelsi,
deux neveux par alliance du président
déchu, avaient été mis en cause dans le vol,
à Bonifacio, du yacht d’un ancien président
de la banque privée Lazard, Bruno Roger,
un proche de Jacques Chirac. Une enquête
privée menée par les assureurs du navire
avait permis
de le retrouver, maquillé et
repeint, dans le port de Sidi Bou Saïd, une
banlieue huppée du Nord de Tunis, puis,
le yacht avait été discrètement restitué à
son propriétaire.
On sait que la défense des
droits humains passe bien après les intérêts
commerciaux ou stratégiques de la France.
De surcroit, en Tunisie, la répression
policière et le non-respect des droits
fondamentaux étaient intimement liés avec
le système économique. Surnommé le « clan
des Tunisiens », un groupe de Français très
influent s’est toujours distingué par sa
loyauté indéfectible envers le président
tunisien : parmi eux, l’actuel ministre de
la Culture, Frédéric Mitterrand, qui avait
contesté la dénomination de « dictature » à
l’encontre du régime benalien. Une minorité
de célèbres natifs du pays, tel Bertrand
Delanoë, et le secrétaire d’Etat au Commerce
extérieur Pierre Lellouche ont longtemps
promu une vision tronquée de la Tunisie.
« Avant de juger un gouvernement étranger,
mieux vaut bien connaître la situation sur
le terrain », avait mis en garde le ministre
de l’Agriculture Bruno Le Maire. En effet,
seule une minorité de français pouvait jouir
et donc connaître la panoplie de privilèges
offerts par le président Ben Ali. Tant que
le pays continua d’accueillir « de manière
formidable » Michèle Alliot-Marie, celle-ci
ne pensa qu’à défendre sa police.
Car l’été
dernier, MAM avait passé quelques jours à
Hammamet, dans une suite présidentielle de
l’hôtel Phenicia. Fin décembre, alors que la
contestation prenait forme dans le pays, elle célébrait le Jour de l’an dans le nord-ouest
dans sa villa de Tabarka. Elle y a peut être
croisé son compatriote Dominique Baudis,
qui apprécie pleinement la « réalité »
tunisienne.
Bien entendu, le Code du travail, de
rigueur sous le régime Ben Ali semblait
très bien convenir aux milliers d’entreprises
hexagonales présentes.
Premier investisseur étranger avec un
record de 280 millions d’euros, la France
est particulièrement représentée en Tunisie
dans les secteurs du textile, de l’électronique
(Valeo, Faurecia, Sagem ou EADS) et
des services avec les centres d’appels
(Téléperformance).
Exemple parmi d’autres :
le président Ben Ali a toujours été très bien
accueilli sur le site d’exploitation de la
Sagem qui emploie environ 3 500 personnes
dans le gouvernorat de Ben Arous. En 2009,
Eric Faubry, directeur industriel et logistique
du groupe français, recevait des mains du
Premier ministre, Mohamed Ghannouchi,
le premier prix du gouvernement pour la
promotion de la qualité. Et qu’importe si
les emplois générés sont peu qualifiés alors
que le pays souffre du chômage des jeunes diplômés.
La Chambre franco-tunisienne
du commerce et de l’industrie est aussi le
pilier de la proximité des milieux d’affaires
entre les deux pays. Ainsi Christian de
Boissieu, le président du Cercle d’amitié
France-Tunisie, est consultant auprès
de Matignon. Le nouveau dirigeant de
l’Institut des cultures d’islam, Hakim
El Karoui, est à la fois un membre de
l’Institut arabe des chefs d’entreprise et
proche de Jean-Pierre Raffarin et de Hedi
Djiilanil, le patron des patrons tunisiens
dont l’une de ses filles, Zohra, est l’épouse
de Belhssen Trabelsi.
Mais surtout Hosni
Djemmali, qui contrôle tout un pan de
l’hôtellerie de luxe, demeure un intime
de la famille Debré et de Guillaume
Sarkozy. Surnommé « l’ambassadeur bis
de Tunisie » Hosni Djemmali a été promu
chevalier de l’Ordre national de la Légion
d’honneur en 2008 par le secrétaire d’Etat
au tourisme, Hervé Novelli.
Djemmali est considéré comme la pierre
angulaire de la « Tunisie française ».
Ancien journaliste il est resté en contact
étroit avec Christian de Villeneuve,
directeur
des rédactions du groupe
Lagardère,
Jean Daniel du Nouvel
Observateur ou Etienne Mougeotte
ancien directeur de TF1 et directeur actuel
du Figaro.
La diplomatie française s’est, une fois de
plus, distinguée par son mépris envers les
droits humains. Mais son incompétence, a
aussi marqué les Tunisiens car, incapable
de mesurer l’ampleur de la contestation
sociale, Paris n’a pas rebondi, même dans
la real politik la plus cynique.
Demain, avec qui la Tunisie démocratique
préférera-t-elle nouer des partenariats
privilégiés ? Avec un pays qui proposait de
se joindre à la répression Ben Alienne, ou
avec un État qui se réjouit de l’ouverture d
émocratique ?
Deux semaines après la chute de Ben Ali,
Nicolas Sarkozy a évincé Pierre Ménat,
l’ambassadeur de France en Tunisie, au
profit de Boris Boillon, jusqu’ici à Bagdad,
considéré comme le diplomate star du
sarkozysme, qui incarne la diplomatie
du business.
Pendant ce temps, l’Elysée
cherche toujours des explications à son
manque de clairvoyance. Selon le Canard
Enchaîné, les réactions d’Alain Juppé et
de Michèle Alliot-Marie étaient virulentes
contre les diplomates français : « Nous
sommes restés tout le temps dans un
brouillard total ». La brume des hammams
des palais de Ben Ali peut-être ? Parce le
déclin du régime Ben Ali était décrit par de
nombreux analystes [1] et sur le terrain, depuis
plus de deux ans, un changement était
notable dans la population, notamment
au
regard de la solidité du réseau des militants
des droits de l’homme, des journalistes et
des avocats indépendants.
Il y a quelques
semaines Wikileaks révélait
un télégramme
diplomatique de l’ambassade des Etats-
Unis à Tunis, daté du 14 août 2007, où
l’on pouvait lire que Serge Degallaix,
ambassadeur de 2005 à 2009, avait jugé,
que « La Tunisie n’est pas une dictature
et ses leaders sont vraiment à l’écoute du
peuple ».
L’année suivante, le mouvement
social dans le bassin minier de Gafsa se
concluait par la répression sanglante par
le régime Ben Ali. En visite dans le pays,
à l’époque, Nicolas Sarkozy avait suscité
l’indignation pour s’être félicité des progrès
de l’espace des libertés publiques.
[1] Décrite aussi par l’expertise du Quai d’Orsay,
marginalisé depuis 2007 ; par la diplomatie
américaine ; et par des chercheurs français dont
la politologue Béatrice Hibou. Citons aussi
l’ouvrage Économie politique de la répression
en Tunisie. La découverte 2006 et l’article :
« Kamel Libidi la longue descente aux enfers de
la Tunisie » dans le Monde diplomatique, 2006.