En 1934, la République rend facultative l’immatriculation des terres des indigènes. Aujourd’hui, au nom de la départementalisation, on fait fi de ce décret, et l’on demande aux Mahorais d’acheter le terrain sur lequel ils ont construit leur maison.
« Refaire une Afrique nouvelle ; rendre la vieille Afrique maniable à la civilisation, tel est le problème, Europe le résoudra... Allez, peuples, emparez-vous de cette terre. Prenez-là. A qui ? A personne ! Prenez cette terre à Dieu. Dieu donne cette terre aux hommes. Dieu offre l’Afrique à l’Europe. Prenez-là ! ...versez votre trop plein dans cette Afrique et du même coup résolvez vos questions sociales, changez vos prolétaires en propriétaires... [1] »
Ce discours inaugural de Victor Hugo sur la spoliation des terres africaines tenu le 18 mai 1879 sera érigé par les gouvernements français en maxime.
Longtemps après l’abolition de l’esclavage, longtemps après les colonisations, notre pays, la France, a encore du mal à regarder Mayotte, une partie de son territoire, une composante de son peuple – à moins que je ne me fasse des illusions –, comme une partie d’elle-même avec une population affranchie. L’instruction de Victor Hugo à l’adresse des Français européens n’a jamais eu une exécution aussi notable que ce qui s’observe actuellement à Mayotte. Le mot d’ordre est clair : il s’agit de verser le trop plein métropolitain sur l’île de Mayotte mais surtout veiller à changer ces prolétaires en propriétaires.
La traduction pratique de cette instruction a déjà fait ses preuves dans le domaine de l’économie. Les vingt plus grandes entreprises mahoraises appartiennent à des allogènes [2]. L’administration de gestion et de contrôle du territoire est dans les mains des fonctionnaires de l’Etat, des métropolitains en collaboration étroite avec les teneurs de l’économie mahoraises. Les autochtones ne font que suivre et subir le plan et le niveau de développement arrêté par les maîtres originels. Des politiques inavouables sont développées dans tous les secteurs vitaux pour l’économie sociale des autochtones.
On tue l’agriculture vivrière, on tue la pêche des petites gens, sans rien proposer à la place. On tue les quelques rescapés des valeurs humaines subsistantes dans cette population indigène [3]. Tout cela... au nom de la départementalisation de l’île.
En réalité ce statut n’a rien de plus enviable que celui des indépendances africaines, où les relations entre les anciens colonisés et le colonisateur sont fondées sur des rapports de prédation.
Dans le but de restaurer sa grandeur mise à mal par la perte de Maurice en 1810, la France a conquis « paisiblement », mais par la ruse, l’île de Mayotte. Le chef d’Etat mahorais, le sultan Andriantsouly entouré de ses ministres avec le représentant du Gouvernement français, le capitaine Pierre Passot signait le 25 avril 1841 le traité de cession de Mayotte à la France.
Celui-ci prévoyait d’emblée le respect strict des propriétés privées mahoraises, en particulier les propriétés foncières. L’article 5 du Traité est sur ce point très clair : « Toutes les propriétés sont inviolables ; ainsi les terres cultivées soit par des Sakalaves, par les autres habitants de l’île Mayotte continuent à leur appartenir ». Ratifié le 10 février 1843 par Louis Philippe, roi des Français, le traité du 25 avril 1841 devient un texte juridique d’une grande importance dans la hiérarchie des normes françaises. De plus, c’est ce traité qui légitime au départ la présence française sur notre sol, comme le note l’historien mahorais Said Ahamadi Raos.
Les instructions du commandant Passot à l’armée française basée à Mayotte à l’égard des Mahorais étaient sans ambiguïté : le respect des Insulaires. « Rappelez-vous qu’en tous lieux, la propriété est inviolable et particulièrement chez un peuple qui volontairement se soumet à notre autorité (...) ».
Seulement voilà, gouvernée par la passion du lucre, l’administration coloniale instaurera dès 1844 le régime de domanialité, considérant ainsi que tout le territoire appartient à l’Etat. Des regroupements de population furent entre pris en 1855 pour libérer des terres pour le besoin de l’agriculture commerciale. Les autochtones seront repoussés davantage vers les bords de mer et vers les zones montagneuses. L’administration coloniale utilisera également le système torrens [tout comme en Australie contre les Aborigènes] reposant sur le principe selon lequel la terre mahoraise n’a jamais été habitée par des humains avant l’arrivée les colons.
L’administration coloniale continuera constamment à violer les indigènes, leurs propriétés et les textes de lois françaises marquées de facto du vice de spoliation, tout au moins pour ce qui a trait au marché de la terre.
C’est dans cette logique de la main qui prend [4] que s’inscrit l’esprit du décret du 28 septembre 1926. Dans son rapport de présentation au président de la république française, Léon Perrier n’écrivait-il pas : « Ces divers textes comportent certaines lacunes et contiennent des dispositions qui justifiées à l’époque déjà ancienne où elles ont été élaborées, ne répondent plus aux besoins nouveaux de la colonisation à Madagascar [...] Le projet de décret que j’ai l’honneur de vous soumettre constitue une codification adaptée à l’état du développement de la colonie. Il contient, en outre, certaines innovations parfaitement justifiées et susceptibles de procurer d’heureux résultats » [5].
A Mayotte, ce décret colonial est à l’origine de l’appropriation orgueilleuse par l’Etat français des bords de mer, zone des pas géométriques (ZPG), ou encore les « pas du roi ». Ce concept apparaît aux Antilles à l’époque de l’esclavage avec le ministre Colbert. Quant à la préfecture de Mayotte, il s’agit d’une administration instituée par Napoléon Bonaparte.
Aujourd’hui, cette institution napoléonienne va réactiver l’esprit et l’intelligence de l’ancêtre Colbert, à savoir le concept de ZPG et les principes selon lesquels le nègre ne peut ni disposer, ni hériter. S’il se trouve qu’on lui a rendu son corps, si celui-ci n’appartient plus au maître grâce à l’abolition de l’esclavage, reconnu comme crime contre l’humanité, il n’en va pas de même pour les biens de l’indigène.
Ceux-ci demeurent hélas la propriété du maître. Ainsi, l’Etat français reviendra dire aux Mahorais, ces français noirs dont on décourage les naissances alors que les naissances sont encouragées en France métropolitaine : « Vous êtes sur les bords de mer (sur les « pas du roi »), là c’est chez moi ! Ce bien m’appartient ! ». J’avoue que c’est la plus belle déclaration de vol que je n’ai jamais entendue. Des dispositions du Code général de la propriété des personnes publiques, prises en 2009 [6], portant des dispositions applicables à Mayotte constituent la guillotine par laquelle la population mahoraise va être décapitée. Les Mahorais vont avoir à acheter leur terrain dans un contexte d’aparteid économique [7].
France Domaine, un service de l’Etat, a la compétence de décider des prix des terrains. « Tu paies ou tu dégages ! Et il le mangea, sans aucune autre forme de procès » [8] . Les chiens se sont tus !
Entre-temps, les zones montagneuses laissées s’approprier par les autochtones après les expropriations coloniales ou décrétées collectivités (ou Réserves) indigènes par le décret du 28 septembre 1926 pour permettre aux opprimés d’entreprendre une agriculture d’auto subsistance se verront érigées en Réserves forestières. Cet autre cadre juridique spoliateur, évidemment régi par des textes spécieux [9], fait de ces terres un bien public imprescriptible et inaliénable en attendant l’arrivée future de personnes bien nées pour faire évoluer leur statut. Le Conseil général de Mayotte a hérité de la gestion de ces Réserves indigènes érigées en réserves forestières. Les agents de la Collectivité départementale, recrutés non pour penser mais pour exécuter, font l’enfer des pauvres paysans, pour la plupart analphabètes.
On allait penser qu’il restait aux Mahorais les miettes du bout de terre compris entre les ZPG et les zones montagneuses. En 1996, les ténors du combat pour Mayotte française, tenant alors les rênes du Conseil général de Mayotte, ont contraint le préfet à mettre en place une politique de régularisation foncière reposant sur le principe de la reconnaissance des droits coutumiers. Le dispositif politique doit se traduire par l’acquisition à titre gratuit au profit des Mahorais et Mahoraises des parcelles qu’ils occupent. La mission fut confiée par l’assemblée départementale, aux mains du préfet, au CNASEA, structure de l’Etat. Quatorze ans plus tard, le cadastre mahorais est loin d’être formalisé. La politique de régularisation foncière se révéla beaucoup plus une opération inavouable qu’autre chose.
Comme si ce mal perpétré des décennies durant ne suffisait pas, les nouveaux élus de la Collectivité départementale, aux consciences extraordinairement blanchies ou malhabilement occidentalisées, met tront fin au principe de la reconnaissance des droits coutumiers au travers de la délibération n°141/2010/CP du 22 novembre. Plus départementaliste que l’élu mahorais, tu meurs !
Les Mahorais doivent dorénavant payer – sinon pour la départementalisation – pour la reconnaissance complète de leurs droits coutumiers sur les terres de leurs ancêtres.
Quand bien même, le décret modificatif du 15 août 1934 (par rapport à celui de 1911) rendait facultative l’immatriculation (instituée en 1931) des terres des indigènes. Nous vivons là sans doute cette triste réalité confessée par Léopold Sédar Senghor, député nègre puis ministre de la France coloniale : « Nous découvrions, chose plus grave pour nous, que la politique coloniale n’était ni faite par le Gouvernement ni pour les indigènes. L’Empire colonial... était gouverné par une caste de fonctionnaires dont les grandes compagnies coloniales tiraient les ficelles » [10] .
[1] Discours de Victor Hugo sur l’Afrique, le 18 mai 1879 dans Actes et paroles, volume 4 by Victor Hugo. Cité par Doumby Fakoly. La colonisation, l’autre crime contre l’humanité. Edition Mainebuc, 2006.
[2] Publication de l’INSEE de 2006/2007 sur Mayotte.
[3] Des textes juridiques conçus pour régir les rapports entre les colons et les indigènes dans la Colonie de Madagascar et dépendances sont encore en vigueur à Mayotte (décret du 28 septembre 1928).
[4] J.J. Rousseau.
[5] Mayotte est rattachée à la Colonie de Madagascar et dépendances dès 1912.
[6] Les décrets n° 2009-1105 du 9 septembre 2009 pris pour l’application de l’article L. 5331-6-3 et n° 2009-1104 du 9 septembre 2009 pris pour l’application de l’article L. 5331-6-2 à L. 5331-6-5
[7] Les Autochtones sont de droit local, ils ont un salaire indigène. Les fonctionnaires de l’Etat rapatriés à Mayotte ont des salaires colossaux leur permettant de livrer une concurrence déloyale dans tous les marchés, notamment sur l’achat des terrains. Des Mahorais se voient contraints de vendre leur terrains aux Européens les plus offrant. Pendant ce temps, les gens de peu se vident vers la métropole ou l’île de la Réunion laissant derrière eux leur lopin de terre à statut juridique non sécurisé. Celui-ci est aussitôt approprié par des allochtones.
[8] Jean de la Fontaine. Le loup et l’agneau.
[9] Code forestier applicable à Mayotte créé par l’ordonnance n°92-1140 du 12 octobre 1992 et son décret d’application du 9 octobre 1998 (n°98- 935) art L.111-4.
[10] Cité par Doumby-Fakouly. La colonisation, l’autre crime contre l’humanité, p.58. Extrait du livre de Comhaire-Sylvain, par Maktar Diouf, l’Afrique dans la mondialisation, p.40. Sylvain- Comhaire, S et J., et al (1971) : le nouveau dossier d’Afrique, situation et perspectives du continent ? Verviers (Belgique) : Marabout Université.