Alain Juppé, fraîchement nommé au Quai d’Orsay après le scandale Michèle Alliot-Marie, a été présenté comme l’homme providentiel alors que la diplomatie française était dans un état de décomposition avancée.
Le maire de Bordeaux et ministre des Affaires Etrangères pour la seconde fois n’a pourtant rien à envier à MAM et ses compromissions tunisiennes. En fait, il ne peut en être autrement tant la pierre angulaire de la politique africaine de la France, depuis des décennies, reste le soutien sans faille à des régimes répressifs et kleptocrates. Une Françafrique que connaît si bien Alain Juppé pour avoir été au coeur du système RPR puis UMP. De son rôle, en 1994, dans le soutien de l’État français au gouvernement génocidaire rwandais, des mensonges flagrants lui servant aujourd’hui de défense sur ce sujet à ses rapports chaleureux avec Paul Biya, le despote camerounais, en passant par ses propos récents trahissant une nostalgie de la puissance impériale française, Alain Juppé n’est évidemment pas l’homme de la situation. Sauf si le but poursuivi, bien entendu, est la perpétuation d’une politique néocolonialiste affublée de nouveaux oripeaux.
En 1994, lors du génocide des Tutsi au Rwanda, Alain Juppé était déjà à la tête de la diplomatie française. Sans revenir sur les détails de la collaboration diplomatique, financière et militaire de l’État français avec un gouvernement génocidaire, il est intéressant d’analyser le discours que Juppé tient encore à ce sujet. Il défend, droit dans ses bottes, une ligne intransigeante : en résumé, la France n’a rien à se reprocher, bien au contraire. Elle serait, pour lui, le seul pays à avoir tenté de faire quelque chose, avec l’opération Turquoise, alors que l’ONU retirait ses forces. Il confond ici sciemment deux temps du génocide : celui du début des massacres, au mois d’avril 1994, où un grand nombre des casques bleus présents au Rwanda ont quitté le pays, abandonnant ainsi à son sort la communauté Tutsi, et le moment beaucoup plus tardif de l’opération Turquoise.
Le ministre cache ainsi que la France, membre du Conseil de sécurité, n’a rien fait pour empêcher ce départ des forces de l’ONU. Alain Juppé, lui-même, lors d’une interview (Le Point, 16 avril 1994) justifiait la non-intervention. C’est seulement deux mois plus tard, alors que le génocide est quasiment terminé et que les forces génocidaires sont sur le point d’être défaites militairement par le Front Patriotique Rwandais (FPR), que la France prend la décision d’envoyer des troupes.
Celles-ci s’interposeront alors entre ceux qui arrêtent le génocide et ceux qui le commettent, et elles faciliteront la fuite de ces derniers vers le Zaïre voisin...
De même, Alain Juppé brandit l’exemple des accords d’Arusha pour défendre l’action de notre diplomatie et prétend « qu’à l’époque, loin de prendre parti pour un camp contre l’autre, le gouvernement français a tout fait pour réconcilier le gouvernement du président Habyarimana, légalement élu, et le leader du Front patriotique rwandais [1] ». Ceci est un exemple caractéristique du double langage adopté par nos dirigeants dans leurs rapports avec des régimes criminels. Si la France se donnait bonne image en faisant mine d’appuyer le processus d’Arusha, elle en violait les clauses en livrant notamment des armes aux Forces armées rwandaises. Cette diplomatie de façade oeuvrait alors que des massacres de grande ampleur, véritable répétition générale du génocide, avaient lieu.
Par sa proximité avec le gouvernement rwandais de l’époque, la France officielle aurait pu s’élever et dénoncer le pire qui se préparait. C’était la seule décision honorable à prendre devant l’Histoire. Alain Juppé ne fut pas l’homme et le responsable politique capable de cette décision et au vu de la rhétorique qu’il déploie encore aujourd’hui sur le sujet, force est de constater qu’il n’a aucun regret.
L’analyse des propos d’Alain Juppé montre son intransigeance, sa mauvaise foi et son cynisme. Ils peuvent faire froid dans le dos, par exemple lorsqu’il évoque le départ du gouvernement des « Hutu modérés » [2], alors qu’ils sont, en réalité, assassinés.
Ou lorsqu’il reprend la théorie mensongère du double génocide (Libération, 16 juin 1994), sous-entendant qu’il se commettait aussi au Rwanda un génocide des Hutu, dans l’unique but de relativiser les crimes commis par le gouvernement allié de la France. Alain Juppé pouvait ainsi recevoir au Quai d’Orsay, durant le génocide, son homologue rwandais accompagné d’un extrémiste de la CDR.
En 2009, c’est en grande pompe que le maire de Bordeaux accueille sur le quai de la gare Saint-Jean, Paul Biya, président inamovible du Cameroun. Un an plus tôt, Biya faisait tirer sur la foule lors des manifestations contre la réforme constitutionnelle. Sur le dos des Camerounais depuis 1982, Biya réprime toute forme d’opposition alors que des journalistes sont emprisonnés ou périssent de mort violente.
Cela n’empêchait pas le nouveau patron du Quai d’Orsay de saluer en 2003, à Yaoundé « le progrès du Cameroun sur la voie de la démocratie ». Exit la défense des droits humains, et place au Club Bordeaux-Cameroun, inauguré en 2010 par Alain Juppé, un club axé essentiellement sur le développement de partenariats économiques. Il est présidé par Pierre Castel, qui exerce des activités lucratives au Cameroun dans le domaine de la vente de boissons, et son vice-président est chargé de mission aux affaires africaines de la mairie de Bordeaux.
Alain Juppé, comme Michel Rocard d’ailleurs, défend même le despotisme éclairé : c’est ce qu’il ressortait des conférences internationales organisées l’année dernière par la mairie de Bordeaux, en partenariat avec les groupes Bolloré et Castel, intitulées « Quel avenir pour l’Afrique ? ». Un avenir, s’il fallait les suivre, où les dictateurs restent en place tant qu’ils ne s’opposent pas à l’exploitation économique par l’ancienne puissance coloniale.
C’est tout le problème d’une politique aujourd’hui prise en défaut par le « printemps arabe » : la défense maximale des intérêts économiques et géostratégiques ne s’embarrasse d’aucune considération pour les droits humains malgré les discours lénifiants. Et lorsqu’il s’agit de faire face aux méfaits qui en découlent, le déni est la règle.
Juppé n’y échappe pas : quand il parle de tourner la page, ce n’est pas pour prendre en considération les intérêts des peuples africains, mais pour s’empresser d’oublier les crimes passés et présents, très souvent impunis, commis par des régimes autocratiques et leurs alliés français : « Ici la repentance je connais ! (Ndlr : à Bordeaux et son passé esclavagiste), [...] Quant à la culpabilité : est-ce que la colonisation était un crime ou pas ? Tournons la page ! ». Tournons la page, faut-il comprendre : pour pouvoir mieux recommencer ?
Gageons que le véritable talent d’Alain Juppé sera de savoir s’adapter à la nouvelle donne internationale, tout en perpétuant la même politique. Reste tout de même une question : en quoi les autocrates du pré carré français sont-ils plus fréquentables que M. Khadafi ?
[1] blog d’Alain Juppé, 1er mars 2010. www.al1jup.com/ ?m=20100301
[2] Extrait du compte-rendu de l’audition de M. Alain Juppé par la mission d’information de l’Assemblée nationale, 21 avril 1998.