Survie

Affaires étrangères : retour à la case Juppé

(mis en ligne le 6 juin 2011) - Laurent Pujol

Alain Juppé, fraîchement
nommé au Quai d’Orsay
après le scandale Michèle
Alliot-Marie, a été présenté
comme l’homme providentiel
alors que la diplomatie
française était dans un état
de décomposition avancée.

Le maire de Bordeaux et ministre des
Affaires Etrangères pour la seconde
fois n’a pourtant rien à envier à
MAM et ses compromissions tunisiennes.
En fait, il ne peut en être autrement tant la
pierre angulaire de la politique africaine
de la France, depuis des décennies, reste le
soutien sans faille à des régimes répressifs
et kleptocrates. Une Françafrique que
connaît si bien Alain Juppé pour avoir été
au coeur du système RPR puis UMP. De
son rôle, en 1994, dans le soutien de l’État
français au gouvernement génocidaire
rwandais, des mensonges flagrants lui
servant aujourd’hui de défense sur ce sujet
à ses rapports chaleureux avec Paul Biya,
le despote camerounais, en passant par ses
propos récents trahissant une nostalgie de
la puissance impériale française, Alain
Juppé n’est évidemment pas l’homme
de la situation. Sauf si le but poursuivi,
bien entendu, est la perpétuation d’une
politique néocolonialiste affublée de
nouveaux oripeaux.

Juppé mouillé au Rwanda

En 1994, lors du génocide des Tutsi
au Rwanda, Alain Juppé était déjà à la
tête de la diplomatie française. Sans
revenir sur les détails de la collaboration
diplomatique, financière et militaire de
l’État français avec un gouvernement
génocidaire, il est intéressant d’analyser le
discours que Juppé tient encore à ce sujet.
Il défend, droit dans ses bottes, une ligne
intransigeante : en résumé, la France n’a
rien à se reprocher, bien au contraire. Elle
serait, pour lui, le seul pays à avoir tenté
de faire quelque chose, avec l’opération
Turquoise, alors que l’ONU retirait ses
forces. Il confond ici sciemment deux
temps du génocide : celui du début des
massacres, au mois d’avril 1994, où un
grand nombre des casques bleus présents
au Rwanda ont quitté le pays, abandonnant ainsi à son sort la
communauté Tutsi, et le
moment beaucoup plus
tardif de l’opération Turquoise.

Le ministre cache
ainsi que la France,
membre du Conseil
de sécurité, n’a rien
fait pour empêcher ce
départ des forces de
l’ONU. Alain Juppé,
lui-même, lors d’une
interview (Le Point, 16
avril 1994) justifiait la
non-intervention. C’est
seulement deux mois
plus tard, alors que le
génocide est quasiment
terminé et que les forces
génocidaires sont sur
le point d’être défaites
militairement par le
Front Patriotique Rwandais (FPR), que
la France prend la décision d’envoyer des
troupes.

Celles-ci s’interposeront alors entre ceux
qui arrêtent le génocide et ceux qui le
commettent, et elles faciliteront la fuite de
ces derniers vers le Zaïre voisin...

De même, Alain Juppé brandit l’exemple
des accords d’Arusha pour défendre
l’action de notre diplomatie et prétend
« qu’à l’époque, loin de prendre
parti pour un camp contre l’autre, le
gouvernement français a tout fait pour
réconcilier le gouvernement du président
Habyarimana, légalement élu, et le leader
du Front patriotique rwandais
 [1] ». Ceci
est un exemple caractéristique du double
langage adopté par nos dirigeants dans
leurs rapports avec des régimes criminels.
Si la France se donnait bonne image en
faisant mine d’appuyer le processus
d’Arusha, elle en violait les clauses en
livrant notamment des armes aux Forces
armées rwandaises. Cette diplomatie de
façade oeuvrait alors que des massacres
de grande ampleur, véritable répétition
générale du génocide, avaient lieu.

Par sa proximité avec le gouvernement
rwandais de l’époque, la France officielle
aurait pu s’élever et dénoncer le
pire qui se préparait. C’était la seule
décision honorable à prendre devant
l’Histoire. Alain Juppé ne fut pas
l’homme et le responsable politique
capable de cette décision et au vu
de la rhétorique qu’il déploie encore
aujourd’hui sur le sujet, force est de
constater qu’il n’a aucun regret.

L’analyse des propos d’Alain Juppé
montre son intransigeance, sa mauvaise
foi et son cynisme. Ils peuvent faire froid
dans le dos, par exemple lorsqu’il évoque
le départ du gouvernement des « Hutu
modérés
 » [2], alors qu’ils sont, en réalité,
assassinés.

Ou lorsqu’il reprend la théorie mensongère
du double génocide (Libération, 16 juin
1994), sous-entendant qu’il se commettait
aussi au Rwanda un génocide des Hutu,
dans l’unique but de relativiser les crimes
commis par le gouvernement allié de la
France. Alain Juppé pouvait ainsi recevoir
au Quai d’Orsay, durant le génocide, son
homologue rwandais accompagné d’un
extrémiste de la CDR.

Biya et Juppé, copain-copain

En 2009, c’est en grande pompe que
le maire de Bordeaux accueille sur le
quai de la gare Saint-Jean, Paul Biya,
président inamovible du Cameroun.
Un an plus tôt, Biya faisait tirer sur la
foule lors des manifestations contre la
réforme constitutionnelle. Sur le dos
des Camerounais depuis 1982, Biya
réprime toute forme d’opposition alors
que des journalistes sont emprisonnés ou
périssent de mort violente
.

Cela n’empêchait pas le nouveau patron
du Quai d’Orsay de saluer en 2003, à
Yaoundé « le progrès du Cameroun sur
la voie de la démocratie ». Exit la défense
des droits humains, et place au Club
Bordeaux-Cameroun, inauguré en 2010 par
Alain Juppé, un club axé essentiellement
sur le développement de partenariats
économiques. Il est présidé par Pierre
Castel, qui exerce des activités lucratives
au Cameroun dans le domaine de la vente
de boissons, et son vice-président est
chargé de mission aux affaires africaines
de la mairie de Bordeaux.

Alain Juppé, comme Michel Rocard
d’ailleurs, défend même le despotisme
éclairé : c’est ce qu’il ressortait des
conférences internationales organisées
l’année dernière par la mairie de
Bordeaux, en partenariat avec les groupes
Bolloré et Castel, intitulées « Quel avenir
pour l’Afrique ?
 ». Un avenir, s’il fallait
les suivre, où les dictateurs restent en
place tant qu’ils ne s’opposent pas à
l’exploitation économique par l’ancienne
puissance coloniale.

Le mirage du despotisme éclairé

C’est tout le problème d’une politique
aujourd’hui prise en défaut par le
« printemps arabe » : la défense maximale
des intérêts économiques et géostratégiques
ne s’embarrasse d’aucune
considération pour les droits humains
malgré les discours lénifiants. Et lorsqu’il
s’agit de faire face aux méfaits qui en
découlent, le déni est la règle.

Juppé n’y échappe pas : quand il parle de
tourner la page, ce n’est pas pour prendre
en considération les intérêts des peuples
africains, mais pour s’empresser d’oublier
les crimes passés et présents, très souvent
impunis, commis par des régimes autocratiques
et leurs alliés français : « Ici
la repentance je connais !
(Ndlr : à
Bordeaux et son passé esclavagiste),
[...] Quant à la culpabilité : est-ce que
la colonisation était un crime ou pas ?
Tournons la page !
 ». Tournons la page,
faut-il comprendre : pour pouvoir mieux
recommencer ?

Gageons que le véritable talent d’Alain
Juppé sera de savoir s’adapter à la nouvelle
donne internationale, tout en perpétuant la
même politique. Reste tout de même une
question : en quoi les autocrates du pré
carré français sont-ils plus fréquentables
que M. Khadafi ?

[1blog d’Alain Juppé, 1er mars 2010. www.al1jup.com/ ?m=20100301

[2Extrait du compte-rendu de l’audition de M.
Alain Juppé par la mission d’information de
l’Assemblée nationale, 21 avril 1998.

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Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 201 - Avril 2011
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