Alors que Paris prétend une
fois de plus ne pas s’ingérer
dans l’élection présidentielle,
les entreprises françaises
restent des acteurs
prépondérants du soutien
inconditionnel de la France,
dont elles sont à la fois un
des motifs et un moteur.
L’ambassade de France à Yaoundé se
targue, sur son site internet, de la
forte implantation des entreprises
françaises dans le pays : « La France
reste le premier investisseur étranger au
Cameroun avec une centaine de filiales
employant quelque 30 000 personnes
et plus de 200 entreprises appartenant
à des ressortissants français dans tous
les secteurs d’activité. (...) Les filiales
françaises sont significativement présentes
dans l’agriculture et l’agroalimentaire
(Compagnie fruitière, groupe Vilgrain,
groupe Castel, groupe Bolloré,..), le
pétrole (Total, Perenco), les équipements
électriques et informatiques – fourniture
et installation – (Schneider, Va Tech,
Cegelec, CFAO Technologies, Bull), le
ciment (Lafarge), la distribution (CFAO),
la logistique et les transports (Bolloré, Air
France), la téléphonie mobile (Orange), les
banques et les assurances (Société générale,
Crédit lyonnais, Banques populaires,
Axa, AGF, Gras Savoye), le BTP (Vinci,
Bouygues, Razel, Scet) ».
Il est vrai qu’aucun
secteur d’activité ne semble échapper aux
entrepreneurs hexagonaux : ni ceux cités, ni
le pillage de la forêt primaire par le groupe
Rougier et ses concurrents, que l’ambassade
omet curieusement d’inclure dans sa liste.
On peut dès lors s’interroger sur le secret
de la compétitivité française dans ce pays, à
l’instar d’autres dictatures françafricaines où
les affaires de nos entrepreneurs fleurissent.
On nous parlera d’abord mélancoliquement
du lien historique du Cameroun avec la
France et ses entreprises, et de leur présence
depuis la période coloniale pour certaines,
puis, non sans poésie, du lien partenarial
et même de l’amitié franco-camerounaise
qui peuvent expliquer cet intérêt des boites
françaises depuis « une époque où tout le
monde se désintéressait de l’Afrique »,
comme dirait Bolloré qui n’hésite jamais
à entonner ce refrain angélique. Il oublie
de préciser d’une part que la vassalité
monétaire du Cameroun vis-à-vis de la
France, comme pour tous les pays de la
zone du franc CFA, a toujours favorisé
mécaniquement ses intérêts et ceux de ses
compatriotes, notamment au moment des
vagues de privatisation qui ont accompagné
« l’ajustement structurel » réclamé par le
FMI dans les années 1990.
Et d’autre part
que les intérêts français ont toujours été
bien gardés par l’Elysée, comme l’explique
la journaliste Fanny Pigeaud dans son livre
récent,Au Cameroun de Paul Biya [1] : « En
soutenant Biya, la France vise évidemment
à préserver ses intérêts : le Cameroun
constitue un marché pour ses produits et
fournit d’importantes ressources, comme
le gaz ou le pétrole. (...) La plupart de ces
entreprises sont en situation de monopole et
font par conséquent de bonnes affaires ».
Et les présidents français ou leurs ministres
y veillent à chaque visite officielle, en
emmenant systématiquement dans leurs
bagages des délégations de patrons français
pour faciliter la signature de nouveaux
contrats.
On nous opposera néanmoins quelques
reculs récents, comme Total qui a cédé fin
2010 sa filiale de production pétrolière au
Cameroun... Peu importe si elle l’a vendu
à un autre groupe français, Perenco, et si
elle y conserve son activité de distribution,
essentielle à l’économie du pays ! Autre
exemple, l’arrivée en force des intérêts
chinois, ou encore des multinationales
singapouriennes, qui négocient actuellement
des concessions de palmiers à huile plus
grandes que celles dans lesquelles Bolloré est
impliqué : comme si le pillage par d’autres
pouvait justifier celui des firmes françaises,
implicitement présentées comme plus à
même de défendre l’intérêt de ces grands
enfants de camerounais...
Surtout, on en
fait l’arbre qui cache la plantation, puisque
ce type de recul, réel et compréhensible au
regard des capacités de financement et de
la position concurrentielle de ces groupes
dans leur domaine, permet de masquer
que les entreprises françaises maintiennent
une position quasi-monopolistique dans
des secteurs clé. Ainsi, la gestion du port
autonome de Douala, porte d’entrée et
de sortie maritime de quasiment toutes
les marchandises du Cameroun et de
certains de ses pays voisins comme le
Tchad ou la Centrafrique, relève toujours
du groupe Bolloré, presque toute l’édition
et la distribution littéraire camerounaise
dépend du groupe Hachette et, on l’a vu, la
production de pétrole, bien qu’étant la plus
faible de la sous-région, reste sous contrôle
français.
Rappelons enfin que ce recul,
comme partout en Afrique, est loin d’être
général, comme le souligne Alexandre
Vilgrain : le président du Conseil français des
investisseurs en Afrique (CIAN) explique
en effet dans son édito que le rapport 2011
de son lobby, « loin des pleureurs qui se
complaisent dans un prétendu effacement de
la France, montre bien le dynamisme de nos
entreprises qui marquent le terrain africain
par leur compétence dans des secteurs aussi
divers que l’eau, l’énergie, les télécoms, la
forêt, l’agroalimentaire, la formation, le
droit... ».
Mais surtout, c’est l’intrication entre élites
politiques locales et instances dirigeantes
de grandes entreprises françaises qui révèle
le rôle que jouent ces dernières auprès du
régime : un soutien et une complicité active,
que l’activité économique prétendument
neutre ne saurait excuser.
Ainsi, l’entreprise de chemin de fer Camrail,
détenue par Bolloré, est présidée par un
ancien ministre de Biya, toujours député
du parti-Etat que constitue le RDPC.La
SOCAPALM, qui gère plusieurs dizaines
de milliers d’hectares plantés en palmiers
à huile ou destinés à le devenir, et que le
groupe Bolloré contrôle indirectement à
hauteur de près de 40%, est présidé par un
coactionnaire camerounais qui a souvent
été délégué du Comité central de ce même
parti présidentiel.
Les Plantations du Haut
Penja, troisième employeur privé du pays
et filiale de la multinationale marseillaise La
Compagnie fruitière, ont comme responsable
des relations extérieures un député RDPC
leur conseil d’administration est présidé
par le ministre actuel du commerce. Celui-
ci a d’ailleurs signé il y a quelques temps
les Accords de partenariat économique
(APE) avec l’Europe, catastrophiques
pour l’économie camerounaise mais
particulièrement profitables pour l’industrie
de la banane [2].
Avec de tels conflits d’intérêt,
parfois présentés comme une stratégie
d’entreprise pertinente, rien d’étonnant à ce
que les maigres structures institutionnelles
du pays soient mises au service des intérêts
de cette oligarchie. Ainsi, le chanteur
Lapiro de Mbanga, qui avait dérangé le
régime en 2008 en sortant un tube sur les
tripatouillages constitutionnels de Biya qui
lui permettent aujourd’hui de se représenter,
a subi une cabale judiciaire caricaturale,
avec la complicité des firmes bananières
françaises qui se sont portées partie civile
contre lui. Quant à Paul Eric Kingué, maire
pourtant RDPC de la petite ville de Penja,
il croupit en prison sans procès digne de
ce nom, après avoir osé réclamer que ces
mêmes sociétés paient enfin leurs impôts
locaux (Billets d’Afrique n°202).
Et bien sûr,
les entreprises de relations publiques ou les
conseillers en communication sans scrupules
comme Patricia Balme ou la filiale Euro-RSCG de
Bolloré ne sont pas en reste, fricotant avec
ce pouvoir criminel qu’ils tentent sans cesse
de relégitimer par la publication en France
de publi-reportages à la gloire du régime
ou rivalisant d’inventivité sur les prétendus
mérites de Paul Biya.
Cette hyperdominance des entreprises
françaises au Cameroun et cette relation
incestueuse avec les autorités, dans un
des pays les plus largement corrompus au
monde, laisse imaginer le peu de poids que
les salariés camerounais ont vis-à-vis de
leurs patrons, grands complices de leurs
gouvernants. Elle ouvre ainsi un boulevard,
depuis des décennies, au pillage des
richesses du pays. Ainsi, d’après le think-
tank américain Global Financial Integrity,
dirigé par l’économiste Raymond Baker, le
montant des flux financiers illicites depuis
le Cameroun vers l’étranger (qui échappent
donc à toute taxation) s’élève en moyenne à
576 millions de dollars entre 2000 et 2003 [3].
Or, le même Raymond Baker a montré
que près des deux tiers des flux illicites qui
quittent les pays en développement sont le
fruit des techniques d’évasion fiscale des
entreprises. Rien que sur le pétrole, Fanny
Pigeaud relève dans son ouvrage une étude
de l’université d’Oxford selon laquelle « le
niveau estimé des recettes portées disparues
n’a ainsi jamais été aussi élevé : on l’estime
à 2,6 milliards de dollars pour la période
2000-2006 » .
En intervenant depuis des décennies
dans un pays qui, cinquante ans après
l’indépendance officielle, se classe 131e sur
169 à l’indice de développement humain
(IDH) établi par les Nations unies, il faudra
que les entreprises françaises, qui jurent de
bon cœur œuvrer au « développement » du
Cameroun, nous expliquent ce qu’elles ont
fait jusqu’ici, puisque M. Vilgrain considère
dans son édito du rapport 2011 du CIAN
que l’Afrique est « un bon risque comme
en attestent des activités profitables et des
perspectives encourageantes ». Le peuple
camerounais, qui crève de misère malgré
ces « activités profitables », connaît déjà
la réponse.