Survie

Sénégal : l’heure de vérité face aux enjeux vitaux de 2012

rédigé le 13 décembre 2011 (mis en ligne le 3 février 2012) - Dialo Diop

Le 26 février 2012, les Sénégalais seront appelés aux urnes pour l’élection présidentielle dans un contexte économique et politique tendu. L’occasion de s’intéresser aux vrais enjeux de cette élection pour le Sénégal alors que le président sortant, Adboulaye Wade s’accroche au pouvoir après deux mandats présidentiels. Billets d’Afrique publie ici, en deux parties, l’analyse de Dialo Diop, secrétaire du RND [1]. 1ère partie : quelques rappels utiles.

Quel dommage que la plupart de nos concitoyens soient encore analphabètes dans nos langues maternelles africaines comme dans la langue officielle étrangère !

De ce fait, la signification réelle des vrais et faux débats qui agitent le microcosme politique local et global leur échappe souvent, les empêchant de distinguer les imposteurs des partisans du changement véritable.

La simple éradication de l’analphabétisme suffirait, en effet, à briser plusieurs mythes et légendes qui ont la peau dure au Sénégal. Le premier et principal d’entre eux résume à lui seul tous les autres : il s’agit de la prétendue « exception sénégalaise », dont la « tradition démocratique séculaire » serait une « vitrine exemplaire dans une Afrique ravagée par la dictature, la guerre et la faim »...

Un rappel historique s’impose. Le Sénégal d’aujourd’hui, la plus ancienne colonie française d’Afrique, résulte d’une expansion militaire, missionnaire et marchande à partir du comptoir négrier de Saint-Louis (1659) d’abord le long de la vallée du fleuve éponyme, puis dans l’arrière-pays. Avec la défaite des dernières résistances armées, la conquête de nombreux territoires africains sera assurée par le tristement célèbre corps dit des « Tirailleurs sénégalais » (1857), qui servira de chair à canon au 20ème siècle, aussi bien lors des deux guerres mondiales que dans la répression sanglante des mouvements d’indépendance aux quatre coins de l’empire français. Quoique ces supplétifs indigènes de l’infanterie coloniale ne fussent pas exclusivement « sénégalais », l’élite locale semble en retirer une bien étrange fierté.

De même, il n’est pas rare d’entendre répéter que « l’on vote au Sénégal depuis 1848 », (date de la seconde abolition de l’esclavage par la France, à la suite d’une révolution), en se gardant toutefois de préciser qui, dans la colonie du Sénégal, bénéficiait du droit de vote : un privilège réservé à une infime minorité de « citoyens » et dont était exclue la grande masse des « sujets français »...

Il faut, en outre, rappeler que si 1848 fut effectivement l’année de l’abrogation du sinistre « Code Noir » du roi Louis XIV (1685), la France républicaine va lui substituer le non moins inhumain « Code de l’Indigénat », en vigueur dans les colonies jusqu’en 1946. Que penser, enfin, d’un suffrage qui est dit universel tout en excluant la moitié féminine de l’humanité, ou dont la « libre expression » ne garantit ni le secret du scrutin, ni l’unicité du vote, comme cela fut le cas respectivement jusqu’en 1945 en France métropolitaine et en 1993 au Sénégal.

Ceci montre bien que le passé éclaire le présent et à quel point les « démocratures africaines » actuelles prennent leurs racines dans les régimes esclavagiste et colonialiste qui les ont précédés et, dans une large mesure, enfantés !

Saint-Louis : Arc de Triomphe en l’honneur de la Fête du Drapeau

Une fausse indépendance

Cependant, le « modèle démocratique sénégalais » n’est pas la seule imposture circulante ; la plus grave reste sans doute la fausse indépendance de 1960, qui a résulté d’un faux départ en trois temps : le manquement du référendum du 28 septembre 1958, l’éclatement de la Fédération du Mali le 22 août 1960 et le coup d’Etat civil contre le Président du Conseil Mamadou Dia le 17 décembre 1962.

Ce dernier, authentique « père de l’indépendance » du Sénégal se verra éliminé du pouvoir avec ses compagnons (dont Ibrahima Sar, éminent dirigeant de la grève historique des cheminots de l’AOF en 1947) par son « camarade » L.S. Senghor qui, après avoir rompu avec son parrain socialiste Lamine Guèye, neutralisé le PRA d’Abdoulaye LY, dissous le PAI de Mahjemout Diop et interdit le BMS de Cheikh Anta Diop, achevait ainsi de faire le vide autour de lui pour asseoir un pouvoir personnel de type autocratique.

Un aveu tardif, parmi tant d’autres, d’un sous-chef de la Françafrique, Pierre Messmer, en dit long : « La France accordera l’indépendance à ceux qui la réclamaient le moins, après avoir éliminé politiquement et militairement ceux qui la réclamaient avec le plus d’intransigeance »...

C’est ainsi que le Président Senghor va régner sans partage pendant près de deux décennies, avant de passer la main au successeur qu’il s’est choisi, Abdou Diouf, Premier Ministre et son adjoint dans le Parti- Etat-PS.

Pour s’en tenir au seul domaine électoral, rappelons que de tous les scrutins présidentiels de l’ère senghorienne, seul le dernier (1978) s’est tenu avec un concurrent, Abdoulaye Wade, qui faisait figure en l’occurrence d’opposition de sa Majesté, son PDS s’étant déclaré « parti de contribution » ! Une suite de candidature unique de fait donc pour une période de parti unique de fait... Le Président Diouf, son successeur désigné et installé en 1981, fera également une vingtaine d’années à la tête du pays, mais dans un contexte de multipartisme élargi et non « intégral », comme on le dit abusivement. Les quatre élections de renouvellement de son mandat seront à la fois concurrentielles et violemment contestées parce que manifestement frauduleuses ; ce qui ne l’empêchera pas de perdre la dernière, en l’an 2000, à l’issue d’un second tour sans précédent.

A l’image de son prédécesseur, qui avait poursuivi sa mission proconsulaire sur les bancs de l’Académie Française, l’héritier, après sa défaite électorale dignement assumée, va achever la sienne dans la défense et l’illustration de la langue française au sein de l’Organisation de la Francophonie...

Il se trouve que pour mettre fin au long règne du PS, la coalition de coalitions du Front pour l’Alternance (FAL) n’a pas trouvé de candidat meilleur que Wade, l’ex- opposant favori de Senghor et adepte multirécidiviste de l’entrisme gouvernemental sous Diouf !

Bien que premier président démo­cratiquement élu de la République du Sénégal, Me Wade va s’empresser de renier tous ses engagements en foulant aux pieds aussi bien le programme minimum du FAL que son serment constitutionnel. Sa trahison des idéaux patriotiques et démocratiques de l’alternance sautera rapidement aux yeux de tous, marquée par l’usurpation des fonctions et l’accaparement des ressources, le recyclage systématique des déchets politiques du PS par une transhumance massive vers le nouveau Parti-Etat-PDS, la généralisation de la corruption désormais épidémique et la analisation des crimes de sang.

Le sommet de la manipulation institutionnelle sera atteint avec le plébiscite de sa Constitution taillée sur mesure lors du référendum de janvier 2001 d’abord, les élections législatives de mai 2001 ensuite, qui vont le doter d’une « Chambre introuvable »...

Bien qu’étant parvenu à concentrer pratiquement tous les pouvoirs dans ses mains, la rupture du contrat de confiance entre le Président Wade et le peuple sera néanmoins consommée dès l’année suivante, avec la gestion calamiteuse du naufrage nocturne du bateau « Le Joola », survenu le 26 septembre 2002 et qui avec plus de 2000 morts, a réalisé le funeste record de la plus grave tragédie de l’histoire de la navigation maritime en temps de paix !

La peur du suffrage universel

Depuis lors, la multiplication des scandales politico-affairistes et des crimes économiques et financiers au sein de la nouvelle oligarchie, venant s’ajouter à une violence répressive démesurée et indiscriminée vont achever de faire la quasi-unanimité des populations contre le régime « libéral », jusque et y compris dans ses propres rangs. Si bien qu’au terme du septennat, la cassure entre le pays légal et le pays réel avait atteint un point tel que la peur du suffrage universel avait changé de camp pour s’emparer du clan Wade, contraint de saisir le premier prétexte venu – des inondations dans la banlieue dakaroise - pour reporter les législatives de 2006 et inverser de la sorte les séquences légales du calendrier électoral.

La manœuvre s’est avérée payante, dans la mesure où, couplée au dopage du fichier à la faveur d’une refonte des listes électorales et à l’incapacitation planifiée de la Commission Electorale Nationale Autonome (CENA) d’un côté, à la malencontreuse dispersion des candidats de l’opposition, pourtant réunie autour du programme commun de la CPA, de l’autre côté, elle lui a permis de rafler la mise dès le premier tour de l’élection présidentielle du 25 février 2007. Mais, le caractère frauduleux de cette victoire à la Pyrrhus n’allait pas tarder à apparaître au grand jour.

À l’occasion du scrutin législatif du mois de mai suivant, l’appel au boycott lancé par la majeure partie de l’opposition regroupée dans le « Front Siggil Senegaal » va effectivement se traduire par un taux d’abstention massif à l’intérieur du pays comme dans la diaspora, infligeant ainsi au Président Wade, malgré une majorité qualifiée à l’Assemblée nationale et un Sénat monolithique, une humiliation personnelle dans la « bataille de la participation » qu’il avait lui-même engagée au mépris de la loi.

Sans doute est-ce cet échec psychologique et moral, témoignant du phénomène de rejet massif dont son régime était victime, qui l’a contraint à réviser sa stratégie de conservation du pouvoir central en déclarant de façon à la fois prématurée et intempestive sa candidature à un troisième mandat qu’il savait parfaitement anticonstitutionnel. Un revers qui va du reste recevoir ultérieurement une confirmation éclatante avec la défaite cinglante subie par la coalition Sopi à l’issue des élections locales du 22 mars 2009. La peur de perdre le pouvoir d’Etat a alors viré à la panique pure et simple dans les rangs de la mouvance présidentielle...

L’urgence d’une rupture avec le passé

D’autant plus qu’entre temps était intervenu en 2008 un événement inédit dans les annales du Sénégal « postcolonial », à savoir la tenue des Assises nationales. Il s’est agi d’un exercice endogène de réflexion critique collective, impliquant des « consultations citoyennes » aussi bien que des commissions d’experts, qui a permis de dresser une sorte de bilan du cinquantenaire et de conclure à la double nécessité urgente d’une rupture avec le passé et d’une refondation de l’Etat républicain.

Ces travaux, menés durant une année et de façon totalement autonome (tant intellectuellement que financièrement) par les partis d’opposition, les organisations dites de la société civile et diverses personnalités, ont abouti à l’élaboration d’un rapport général dont la substance a été condensée dans une Charte de Gouvernance Démocratique, qui a fait l’objet d’un engagement solennel signé par chacune des parties prenantes aux Assises.

Avant d’en venir au vif du sujet, c’est-à- dire les véritables enjeux des prochaines échéances électorales de 2012, il convient d’établir au moins trois constats à partir de la rétrospective qui précède :

  • En dépit de leurs étiquettes idéologiques opposées en apparence, il n’y a en réalité pas de différence de nature mais seulement de degré entre les deux régimes pseudo- socialiste et pseudo-libéral. Ne sont-ils pas d’ailleurs coresponsables, successivement et/ou solidairement, de la ruine du pays ? Wade, n’ayant rien inventé, s’est simplement contenté de pousser à l’extrême caricature les tares de ses prédécesseurs ;
  • La stabilité tant vantée du Sénégal est allée de pair avec une grande instabilité constitutionnelle et surtout une dégradation des mœurs politiques associée à une aggravation continue de la misère du plus grand nombre, multipliant les foyers de tension et les sources de conflit violent, comme en Casamance et au Fouta ;
  • Enfin, au terme d’un demi-siècle d’indépendance sous tutelle notamment militaire, monétaire et culturelle, doublée d’une démocratie de façade piégée par la volonté de transplanter le « modèle » bipartisan européen, pourtant en état de décomposition avancée en Occident même, la faillite systémique est aussi manifeste au Sénégal que dans la plupart des autres pays d’Afrique et du reste du monde.

[1Le Rassemblement national démocratique (RND) est un parti politique se réclamant du panafricanisme. Il a été créé, en 1976, dans la clandestinité par Cheikh Anta Diop et reconnu officiellement en 1981.

#GénocideDesTutsis 30 ans déjà
Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 208 - décembre 2011
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