Survie

Sénégal : l’heure de vérité

rédigé le 9 janvier 2012 (mis en ligne le 2 mars 2012) - Dialo Diop

Le 26 février, les Sénégalais
voteront pour l’élection
présidentielle. L’occasion de
s’intéresser aux vrais enjeux
de cette élection alors que le
président sortant, Abdoulaye
Wade s’accroche au pouvoir.
Après quelques rappels utiles
sur l’histoire du Sénégal (Billets
d’Afrique n°208, décembre
2011), nous publions ici la
deuxième partie de l’analyse
de Dialo Diof, secrétaire du
RND [1].

Avant d’en venir au vif du sujet,
c’est-à-dire les véritables enjeux des
prochaines échéances électorales, il
convient d’établir au moins trois constats :
en dépit de leurs étiquettes idéologiques
opposées en apparence, il n’y a en réalité
pas de différence de nature mais seulement
de degré entre les deux régimes pseudo-
socialiste et pseudo-libéral. Ne sont-ils pas
d’ailleurs coresponsables, successivement
et/ou solidairement, de la ruine du pays ?

Wade, n’ayant rien inventé, s’est simplement
contenté de pousser à l’extrême caricature les
tares de ses prédécesseurs ; la stabilité tant
vantée du Sénégal est allée de pair avec une
grande instabilité constitutionnelle et surtout
une dégradation des mœurs politiques
associée à une aggravation continue de la
misère du plus grand nombre, multipliant
les foyers de tension et les sources de
conflit violent, comme en Casamance et au
Fouta ; enfin, au terme d’un demi-siècle
d’indépendance sous tutelle notamment
militaire, monétaire et culturelle, doublée
d’une démocratie de façade piégée par
la volonté de transplanter le « modèle »
bipartisan européen, pourtant en état de
décomposition avancée en Occident même,
la faillite systémique est aussi manifeste au
Sénégal que dans la plupart des autres pays
d’Afrique et du reste du monde.

A la lumière de pareils constats, certaines
controverses qui agitent le microcosme
politique local se révèlent sans objet.
A commencer par le faux débat politico-
juridique sur la pseudo-candidature du
Président sortant et son corollaire, le projet
de succession dynastique. Outre le fait que
cette question est d’ores et déjà réglée par
le texte même de la Constitution en vigueur
qui, en l’espèce, n’offre aucune marge
d’interprétation au juge, il s’y ajoute que
la tentative de contourner cet obstacle par
une révision scélérate s’est irréversiblement
brisée sur le mur de l’insurrection pacifique
du 23 juin 2011. Par conséquent, les
candidatures des Wade père et fils sont
irrémédiablement disqualifiées autant par les
dispositions pertinentes des articles 27, 28 et
104 combinés de la Loi fondamentale que
par la détermination populaire à en imposer
pour une fois le respect.

Il en résulte que, pour le moment, le pôle
« libéral » est accaparé par deux fils adoptifs
qui, bien que reniés par leur père putatif, se
disputent ouvertement les dépouilles de la
mouvance sopiste en voie d’atomisation,
en attendant peut-être la désignation d’un
dauphin officiel du Président sortant.

Une opposition incapable de s’entendre

En face, l’opposition réunie dans la coalition
« Bennoo Siggil Senegaal » (BSS) vient, à
l’issue d’une laborieuse gestation dont les
fruits n’ont pas tenu la promesse des fleurs,
de donner encore une fois la preuve de son
incapacité à s’unir, en accordant la primauté
à l’intérêt national sur l’intérêt de parti, à la
volonté collective sur les vœux individuels.

Le projet de candidature de l’unité et du
rassemblement s’est heurté au béton des
égoïsmes partisans, contraignant la coalition
à renoncer au choix d’un candidat-capitaine
consensuel et réduisant donc les deux
concurrents du pôle « socialiste » à n’être
que les candidats de leurs partis respectifs
et non plus celui de BSS. Le gâchis au sein
de la coalition et les dégâts dans l’opinion
sont immenses. Néanmoins, il faut bien voir
que le discrédit qui en découle ne concerne
que le personnel politicien traditionnel,
adepte du clientélisme et de la transhumance
opportuniste et rend d’autant plus pertinente
la construction d’un nouveau pôle politique
africain et citoyen.

Dans ces conditions, quels sont donc les
véritables enjeux des prochaines élections ?
Le premier d’entre eux est le plus évident et
le plus immédiat : c’est l’enjeu démocratique
et républicain qui porte sur la régularité,
la transparence, la sincérité et la sérénité
des deux scrutins de 2012. Seule la libre
expression du suffrage universel, sans entrave
ni manipulation de la date ou du déroulement
du vote, est susceptible de garantir la paix
civile et la sécurité nationale. Or, de ce point
de vue, incertitudes et menaces accroissent
l’inquiétude à l’intérieur comme à l’extérieur
du pays. Et ceci, principalement à cause de
l’entêtement de Wade à essayer de modifier
autoritairement les règles du jeu en cours
de partie (violation du consensus obtenu
sur le bulletin unique, montant censitaire
du cautionnement, destitution illégale du
Président de la CENA etc.).

Cependant, il est
capital de se convaincre que la suppression
de tels abus ne dépend ni du bon vouloir
du prince, ni de l’intermédiation extra-
africaine. Leur limitation relève au fond du
degré de détermination, de mobilisation et
d’organisation du mouvement patriotique et
démocratique, de sa capacité à assurer partout
un contrôle citoyen massif de l’ensemble des
opérations électorales, de la distribution des
cartes d’électeur à l’affichage des résultats
du dépouillement devant chaque bureau de
vote. Autrement dit, le respect des règles
du jeu électoral est une prérogative de
souveraineté populaire, qu’il convient de
défendre et d’assumer individuellement et
collectivement.

La triple incapacité juridique, politique et physiologique de Wade

Le second enjeu est moins évident, quoique
tout aussi important : il concerne la question
de la dynamique unitaire qui, il importe de le
souligner, s’applique tant à la présidentielle
qu’aux législatives. Elle est donc d’ordre
stratégique plutôt que tactique et ne saurait
être récusée du seul fait de la triple incapacité
juridique, politique et physiologique du
président sortant d’être candidat. Il a été dit
et répété que la candidature d’union n’est
pas une option mais une obligation. Il s’agit
d’un impératif catégorique qui résulte à la
fois de l’exigence populaire massive de
changement réel, et de la volonté du clan
Wade de se maintenir à tout prix, au besoin
par la force, en évitant coûte que coûte un
second tour de scrutin présidentiel, qui lui
serait inéluctablement fatal.

De surcroît, la prolifération des candidatures
solitaires dans l’opposition sème la confusion
dans l’électorat et fait objectivement le jeu du
pouvoir et des opportunistes de tout poil. Il y
a surtout cette demande d’unité, constante
dans l’opinion nationale qui a toujours
accordé une prime à l’esprit unitaire. Qu’il
s’agisse jadis du Bloc Africain de Lamine
Gueye (1946) contre Alfred Goux et du
Bloc des Masses Sénégalaises (BMS) de
Samba Diop (1961) contre Samba Gueye
de l’UPS pour la conquête de la mairie de
Dakar, ou qu’il s’agisse naguère de l’appel
quasi-unanime au boycottage des élections
locales en 1990 et législatives en 2007,
(sans compter le franc succès de BSS aux
locales de 2009), l’expérience montre une
réponse invariablement favorable de nos
concitoyens chaque fois que la direction
politique de l’opposition fait preuve d’une
volonté sincère d’union et de solidarité, de
cohésion et de cohérence. Inversement,
tout manquement au principe d’unité, toute
division est sanctionnée négativement, au
moins par l’abstention. D’où l’importance
de parvenir à présenter au peuple non pas un
candidat idéal-qui, au demeurant, n’existe
pas- mais une candidature décente, c’est-à-
dire consensuelle, crédible et surtout fiable
quant à l’application conséquente et concertée
du programme transitoire de rupture et de
refondation défini par les Assises nationales.
D’autant plus que l’immensité de l’entreprise
de redressement national implique un travail
d’équipe, dans un esprit de collégialité qui
suppose un contrat de législature porté par
une liste commune, condition sine qua non
d’une majorité parlementaire stable.

En d’autres termes, une véritable dynamique
unitaire au service des transformations
structurelles attendues avec impatience
par la grande majorité de nos compatriotes
ne saurait se réduire au simple choix de
l’individu qui va remplacer le proconsul
français Wade dans le palais de l’ancien
Gouverneur général de l’AOF. Elle implique
la présentation d’une équipe de patriotes
compétents et intègres, soudée autour de son
capitaine et capable de changer les structures
étatiques, les politiques publiques et le
personnel dirigeant avec l’intérêt national
comme boussole.

Le troisième et dernier enjeu n’en est pas
moins fondamental. Il est relatif à la nature
même et au contenu du changement annoncé.
La publication prochaine du rapport général
des Assises nationales devrait contribuer à en
préciser les termes de référence. Cependant,
il est d’ores et déjà possible d’en anticiper
les conclusions sur la base de Charte de
Gouvernance Démocratique. L’expérience
montre en effet que de la même manière que
les objectifs de l’alternance démocratique du
19 mars 2000 ont été détournés et trahis par
les usurpateurs et prédateurs « libéraux », la
mauvaise gestion persistante des collectivités
locales par la quasi-totalité des élus BSS du
22 mars 2009 apparaît à son tour comme une
trahison des espoirs populaires, aggravée par
le reniement de l’engagement solennel pris
devant le Bureau des Assises de mettre en
œuvre une nouvelle gestion de « démocratie
participative
 »...

On voit combien il est
important que la prochaine alternance de 2012
soit, certes, aussi pacifique et démocratique
que celle de l’an 2000, mais surtout, qu’à
la différence de celle-ci, elle ne se réduise
pas à un banal renouvellement du personnel
politique dirigeant sans changement de cap
pour le pays. Dans une telle perspective, au-
delà de la refondation de l’Etat républicain,
deux ruptures majeures d’avec les fausses
routes du passé apparaissent essentielles : le
moment est venu de rompre d’une part avec
la mauvaise habitude de l’impunité, (qui est
en réalité une incitation à la récidive, surtout
pour les potentats) ; et d’autre part avec le
reflexe nocif du micro nationalisme, du
morcellement territorial et du chauvinisme
ethnique ou confessionnel.

Tout facteur
de division est source d’affaiblissement
des forces vives du pays et peut servir
de prétexte à l’interventionnisme des
puissances extracontinentales. C’est dire
que si l’instauration d’une nouvelle norme
de reddition des comptes est un préalable
à la démocratisation des institutions, la
construction africaine de grands ensembles
politiques sous-régionaux ou régionaux,
à caractère fédéral de préférence, ou à
défaut, confédéral, s’impose plus que jamais
comme une urgente et évidente nécessité
de souveraineté nationale et de sécurité
collective ; a fortiori dans le contexte actuel
de tentatives occidentales de recolonisation
armée de l’Afrique, au Nord comme au Sud
du Sahara, de crise majeure de l’endettement
public et de frénésie spéculative financière et
foncière à l’échelle mondiale.

C’est pourquoi, il est vital que les scrutins de
2012 débouchent, au-delà du redressement
national de la phase de transition, sur une
véritable alternative qui, s’éloignant des
sentiers battus et rompant radicalement
avec un lourd passé de dépendance et
d’autoritarisme, d’incompétence et de
corruption, puisse engager enfin le Sénégal
dans la voie salutaire de la reconstruction
unitaire ouest-africaine et du développement
endogène.

Telles sont les conditions indispensables de
l’amélioration des conditions de vie et de
travail de tous, qui imposent à chaque citoyen
d’assumer ses responsabilités individuelles et
collectives dans le combat pour l’avènement
d’un Africain de type nouveau.

Quant aux éternels sceptiques qui, adeptes
de la realpolitik, seraient tentés de récuser
ces légitimes ambitions, Cheikh Anta Diop
leur a répondu par anticipation : « Puisque
c’est au nom du réalisme que l’on a conduit
l’Afrique dans l’impasse actuelle, n’est-il
pas grand temps de devenir utopistes ?
 »
(1984). Il y va de la survie de nos peuples.
Ku bëreey dàan !

[1Le Rassemblement national démocratique
(RND) est un parti politique se réclamant du
panafricanisme. Il a été créé, en 1976, dans la
clandestinité par Cheikh Anta Diop et reconnu
officiellement en 1981.

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Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 209 - janvier 2012
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