Le 26 février, les Sénégalais voteront pour l’élection présidentielle. L’occasion de s’intéresser aux vrais enjeux de cette élection alors que le président sortant, Abdoulaye Wade s’accroche au pouvoir. Après quelques rappels utiles sur l’histoire du Sénégal (Billets d’Afrique n°208, décembre 2011), nous publions ici la deuxième partie de l’analyse de Dialo Diof, secrétaire du RND [1].
Avant d’en venir au vif du sujet, c’est-à-dire les véritables enjeux des prochaines échéances électorales, il convient d’établir au moins trois constats : en dépit de leurs étiquettes idéologiques opposées en apparence, il n’y a en réalité pas de différence de nature mais seulement de degré entre les deux régimes pseudo- socialiste et pseudo-libéral. Ne sont-ils pas d’ailleurs coresponsables, successivement et/ou solidairement, de la ruine du pays ?
Wade, n’ayant rien inventé, s’est simplement contenté de pousser à l’extrême caricature les tares de ses prédécesseurs ; la stabilité tant vantée du Sénégal est allée de pair avec une grande instabilité constitutionnelle et surtout une dégradation des mœurs politiques associée à une aggravation continue de la misère du plus grand nombre, multipliant les foyers de tension et les sources de conflit violent, comme en Casamance et au Fouta ; enfin, au terme d’un demi-siècle d’indépendance sous tutelle notamment militaire, monétaire et culturelle, doublée d’une démocratie de façade piégée par la volonté de transplanter le « modèle » bipartisan européen, pourtant en état de décomposition avancée en Occident même, la faillite systémique est aussi manifeste au Sénégal que dans la plupart des autres pays d’Afrique et du reste du monde.
A la lumière de pareils constats, certaines controverses qui agitent le microcosme politique local se révèlent sans objet. A commencer par le faux débat politico- juridique sur la pseudo-candidature du Président sortant et son corollaire, le projet de succession dynastique. Outre le fait que cette question est d’ores et déjà réglée par le texte même de la Constitution en vigueur qui, en l’espèce, n’offre aucune marge d’interprétation au juge, il s’y ajoute que la tentative de contourner cet obstacle par une révision scélérate s’est irréversiblement brisée sur le mur de l’insurrection pacifique du 23 juin 2011. Par conséquent, les candidatures des Wade père et fils sont irrémédiablement disqualifiées autant par les dispositions pertinentes des articles 27, 28 et 104 combinés de la Loi fondamentale que par la détermination populaire à en imposer pour une fois le respect.
Il en résulte que, pour le moment, le pôle « libéral » est accaparé par deux fils adoptifs qui, bien que reniés par leur père putatif, se disputent ouvertement les dépouilles de la mouvance sopiste en voie d’atomisation, en attendant peut-être la désignation d’un dauphin officiel du Président sortant.
En face, l’opposition réunie dans la coalition « Bennoo Siggil Senegaal » (BSS) vient, à l’issue d’une laborieuse gestation dont les fruits n’ont pas tenu la promesse des fleurs, de donner encore une fois la preuve de son incapacité à s’unir, en accordant la primauté à l’intérêt national sur l’intérêt de parti, à la volonté collective sur les vœux individuels.
Le projet de candidature de l’unité et du rassemblement s’est heurté au béton des égoïsmes partisans, contraignant la coalition à renoncer au choix d’un candidat-capitaine consensuel et réduisant donc les deux concurrents du pôle « socialiste » à n’être que les candidats de leurs partis respectifs et non plus celui de BSS. Le gâchis au sein de la coalition et les dégâts dans l’opinion sont immenses. Néanmoins, il faut bien voir que le discrédit qui en découle ne concerne que le personnel politicien traditionnel, adepte du clientélisme et de la transhumance opportuniste et rend d’autant plus pertinente la construction d’un nouveau pôle politique africain et citoyen.
Dans ces conditions, quels sont donc les véritables enjeux des prochaines élections ? Le premier d’entre eux est le plus évident et le plus immédiat : c’est l’enjeu démocratique et républicain qui porte sur la régularité, la transparence, la sincérité et la sérénité des deux scrutins de 2012. Seule la libre expression du suffrage universel, sans entrave ni manipulation de la date ou du déroulement du vote, est susceptible de garantir la paix civile et la sécurité nationale. Or, de ce point de vue, incertitudes et menaces accroissent l’inquiétude à l’intérieur comme à l’extérieur du pays. Et ceci, principalement à cause de l’entêtement de Wade à essayer de modifier autoritairement les règles du jeu en cours de partie (violation du consensus obtenu sur le bulletin unique, montant censitaire du cautionnement, destitution illégale du Président de la CENA etc.).
Cependant, il est capital de se convaincre que la suppression de tels abus ne dépend ni du bon vouloir du prince, ni de l’intermédiation extra- africaine. Leur limitation relève au fond du degré de détermination, de mobilisation et d’organisation du mouvement patriotique et démocratique, de sa capacité à assurer partout un contrôle citoyen massif de l’ensemble des opérations électorales, de la distribution des cartes d’électeur à l’affichage des résultats du dépouillement devant chaque bureau de vote. Autrement dit, le respect des règles du jeu électoral est une prérogative de souveraineté populaire, qu’il convient de défendre et d’assumer individuellement et collectivement.
Le second enjeu est moins évident, quoique tout aussi important : il concerne la question de la dynamique unitaire qui, il importe de le souligner, s’applique tant à la présidentielle qu’aux législatives. Elle est donc d’ordre stratégique plutôt que tactique et ne saurait être récusée du seul fait de la triple incapacité juridique, politique et physiologique du président sortant d’être candidat. Il a été dit et répété que la candidature d’union n’est pas une option mais une obligation. Il s’agit d’un impératif catégorique qui résulte à la fois de l’exigence populaire massive de changement réel, et de la volonté du clan Wade de se maintenir à tout prix, au besoin par la force, en évitant coûte que coûte un second tour de scrutin présidentiel, qui lui serait inéluctablement fatal.
De surcroît, la prolifération des candidatures solitaires dans l’opposition sème la confusion dans l’électorat et fait objectivement le jeu du pouvoir et des opportunistes de tout poil. Il y a surtout cette demande d’unité, constante dans l’opinion nationale qui a toujours accordé une prime à l’esprit unitaire. Qu’il s’agisse jadis du Bloc Africain de Lamine Gueye (1946) contre Alfred Goux et du Bloc des Masses Sénégalaises (BMS) de Samba Diop (1961) contre Samba Gueye de l’UPS pour la conquête de la mairie de Dakar, ou qu’il s’agisse naguère de l’appel quasi-unanime au boycottage des élections locales en 1990 et législatives en 2007, (sans compter le franc succès de BSS aux locales de 2009), l’expérience montre une réponse invariablement favorable de nos concitoyens chaque fois que la direction politique de l’opposition fait preuve d’une volonté sincère d’union et de solidarité, de cohésion et de cohérence. Inversement, tout manquement au principe d’unité, toute division est sanctionnée négativement, au moins par l’abstention. D’où l’importance de parvenir à présenter au peuple non pas un candidat idéal-qui, au demeurant, n’existe pas- mais une candidature décente, c’est-à- dire consensuelle, crédible et surtout fiable quant à l’application conséquente et concertée du programme transitoire de rupture et de refondation défini par les Assises nationales. D’autant plus que l’immensité de l’entreprise de redressement national implique un travail d’équipe, dans un esprit de collégialité qui suppose un contrat de législature porté par une liste commune, condition sine qua non d’une majorité parlementaire stable.
En d’autres termes, une véritable dynamique unitaire au service des transformations structurelles attendues avec impatience par la grande majorité de nos compatriotes ne saurait se réduire au simple choix de l’individu qui va remplacer le proconsul français Wade dans le palais de l’ancien Gouverneur général de l’AOF. Elle implique la présentation d’une équipe de patriotes compétents et intègres, soudée autour de son capitaine et capable de changer les structures étatiques, les politiques publiques et le personnel dirigeant avec l’intérêt national comme boussole.
Le troisième et dernier enjeu n’en est pas moins fondamental. Il est relatif à la nature même et au contenu du changement annoncé. La publication prochaine du rapport général des Assises nationales devrait contribuer à en préciser les termes de référence. Cependant, il est d’ores et déjà possible d’en anticiper les conclusions sur la base de Charte de Gouvernance Démocratique. L’expérience montre en effet que de la même manière que les objectifs de l’alternance démocratique du 19 mars 2000 ont été détournés et trahis par les usurpateurs et prédateurs « libéraux », la mauvaise gestion persistante des collectivités locales par la quasi-totalité des élus BSS du 22 mars 2009 apparaît à son tour comme une trahison des espoirs populaires, aggravée par le reniement de l’engagement solennel pris devant le Bureau des Assises de mettre en œuvre une nouvelle gestion de « démocratie participative »...
On voit combien il est important que la prochaine alternance de 2012 soit, certes, aussi pacifique et démocratique que celle de l’an 2000, mais surtout, qu’à la différence de celle-ci, elle ne se réduise pas à un banal renouvellement du personnel politique dirigeant sans changement de cap pour le pays. Dans une telle perspective, au- delà de la refondation de l’Etat républicain, deux ruptures majeures d’avec les fausses routes du passé apparaissent essentielles : le moment est venu de rompre d’une part avec la mauvaise habitude de l’impunité, (qui est en réalité une incitation à la récidive, surtout pour les potentats) ; et d’autre part avec le reflexe nocif du micro nationalisme, du morcellement territorial et du chauvinisme ethnique ou confessionnel.
Tout facteur de division est source d’affaiblissement des forces vives du pays et peut servir de prétexte à l’interventionnisme des puissances extracontinentales. C’est dire que si l’instauration d’une nouvelle norme de reddition des comptes est un préalable à la démocratisation des institutions, la construction africaine de grands ensembles politiques sous-régionaux ou régionaux, à caractère fédéral de préférence, ou à défaut, confédéral, s’impose plus que jamais comme une urgente et évidente nécessité de souveraineté nationale et de sécurité collective ; a fortiori dans le contexte actuel de tentatives occidentales de recolonisation armée de l’Afrique, au Nord comme au Sud du Sahara, de crise majeure de l’endettement public et de frénésie spéculative financière et foncière à l’échelle mondiale.
C’est pourquoi, il est vital que les scrutins de 2012 débouchent, au-delà du redressement national de la phase de transition, sur une véritable alternative qui, s’éloignant des sentiers battus et rompant radicalement avec un lourd passé de dépendance et d’autoritarisme, d’incompétence et de corruption, puisse engager enfin le Sénégal dans la voie salutaire de la reconstruction unitaire ouest-africaine et du développement endogène.
Telles sont les conditions indispensables de l’amélioration des conditions de vie et de travail de tous, qui imposent à chaque citoyen d’assumer ses responsabilités individuelles et collectives dans le combat pour l’avènement d’un Africain de type nouveau.
Quant aux éternels sceptiques qui, adeptes de la realpolitik, seraient tentés de récuser ces légitimes ambitions, Cheikh Anta Diop leur a répondu par anticipation : « Puisque c’est au nom du réalisme que l’on a conduit l’Afrique dans l’impasse actuelle, n’est-il pas grand temps de devenir utopistes ? » (1984). Il y va de la survie de nos peuples. Ku bëreey dàan !
[1] Le Rassemblement national démocratique (RND) est un parti politique se réclamant du panafricanisme. Il a été créé, en 1976, dans la clandestinité par Cheikh Anta Diop et reconnu officiellement en 1981.