Un an après le tollé provoqué
par les déclarations de
Michèle Alliot-Marie sur la
Tunisie, que reste-t-il de
cette soudaine et tardive
prise de conscience des
députés de l’opposition ?
Cette question se pose avec d’autant
plus d’acuité à l’heure où, à trois
mois d’échéances électorales
majeures, aucun parti ne semble vouloir
mettre les questions du « domaine réservé »
et de la présence militaire en Afrique au
centre du débat public.
L’usage imposé par le général de Gaulle,
et jamais remis en cause depuis, veut
que les décisions militaires relèvent d’un
« domaine réservé », selon l’expression
inventée en 1959 par Jacques Chaban-Delmas, mais qui ne repose sur aucune
base juridique. La Constitution de 1958,
en imposant dans son article 35 que « la
déclaration de guerre [soit] autorisée par
le Parlement », offrait un flou propice pour
toutes les autres opérations militaires, en
affirmant seulement les rôles de « Chef
des armées » du Président (art. 15) et de
« responsable de la défense nationale »
du Premier ministre (art. 21). C’est ce flou
qui a toujours permis au gouvernement,
qui « dispose (...) de la force armée »
selon la Constitution (art. 20), et surtout
à l’Elysée, de déclencher des opérations
extérieures (Opex) sans se soucier de l’avis
du Parlement. Une « exception culturelle
française » puisqu’en Allemagne, en
Italie ou au Royaume-Uni, par exemple,
il ne pourrait être question de fonctionner
autrement que par le vote régulier devant
le Parlement pour tout engagement militaire extérieur.
Dans le cadre de la réforme consti
tutionnelle obtenue par Nicolas Sarkozy
le 23 juillet 2008, une nouvelle procédure
d’information et de consultation du
Parlement a été instaurée, en ajoutant à
l’article 35 que « le Gouvernement informe
le Parlement de sa décision de faire
intervenir les forces armées à l’étranger,
au plus tard trois jours après le début
de l’intervention. Il précise les objectifs
poursuivis. Cette information peut donner
lieu à un débat qui n’est suivi d’aucun
vote. Lorsque la durée de l’intervention
excède quatre mois, le Gouvernement
soumet sa prolongation à l’autorisation
du Parlement. Il peut demander à
l’Assemblée nationale de décider en
dernier ressort. Si le Parlement n’est
pas en session à l’expiration du délai de
quatre mois, il se prononce à l’ouverture
de la session suivante. »
Un progrès démocratique ? On pourrait
le croire, puisque le Parlement est
consulté dès septembre 2008 à propos de
l’Afghanistan et, en janvier 2009, cinq
opérations choisies par le gouvernement
font l’objet d’une demande d’autorisation
de prolongation : les opérations FINUL
au Liban, ONUCI en Côte d’Ivoire, KFOR
au Kosovo, Épervier au Tchad, et Boali
en Centrafrique. Un choix qu’interroge le
député Serge Janquin (PS), qui fait alors
remarquer l’absence de « la plus récente
de ces opérations, qui a plus de quatre
mois, puisqu’elle a commencé en juin
2008, celle du soutien apporté aux troupes
de la République de Djibouti, déployées
sur la frontière de l’Érythrée ? ». Une
question peut-être gênante, à l’heure où
les négociations étaient en cours pour un
nouvel accord de défense avec Djibouti.
Mais la grande absence dans cette
consultation, qui s’est renouvelée en juillet
dernier à propos de la Libye, est qu’elle
omet les bases militaires permanentes en
Afrique, en considérant que les soldats
n’y sont pas en « opération ». Un artifice
auquel il est urgent de mettre fin, en
prenant au mot le député Jean-Paul Lecoq
(PC), qui demandait, à l’occasion de ce
débat parlementaire de janvier 2009, « la
fin de l’ingérence militaire et la fin du
domaine réservé de l’Élysée », et lors du
débat à l’Assemblée du 2 mars 2011 sur
les rapports entre la France et le continent
africain qu’« il est indispensable que
le Parlement s’investisse toujours plus
dans la politique extérieure de la France.
Domaine réservé (...) ne veut pas dire
domaine hors du champ démocratique ».
De même, cette consultation se fait
sans tenir compte du cadre fixé par les
accords qui peuvent lier la France au pays
d’intervention, et fournir ainsi un cadre
légal (mais pas pour autant légitime)
à l’opération. Ainsi, lors des débats,
Bernard Cazeneuve (PS) s’est plaint
que le Parlement soit laissé ignorant du
contenu des accords de coopération et de
défense pour lesquels les opérations ont
été engagées : « Certes, le Président de la
République a indiqué, dans son discours
du Cap, en février 2008, qu’il entendait
que la liste des accords de défense et de
coopération soit rendue publique, mais
jamais vous ne vous êtes engagés à porter
à la connaissance du Parlement, en
particulier des commissions, le contenu
desdits accords, qui constitue le fondement
juridique de notre engagement sur
certains théâtres d’opérations extérieures
sans lequel nous ne pouvons exercer
pleinement le pouvoir de contrôle que
vous dites vouloir nous reconnaître. »
Des sénateurs de l’opposition ont aussi
demandé, à plusieurs reprises, que
soient envisagées les questions plus
vastes de géostratégie qui amenaient le
gouvernement à proposer la renégociation
de ces accords ainsi que la prolongation
des Opex, afin qu’ils puissent juger de
leur portée et voter en toute connaissance
de cause (notamment Daniel Reiner (PS)
en commission des Affaires étrangères
le 7 juillet 2010 ; Didier Boulaud (PS)
et Michel Billout (PC) le 1er mars 2010).
Insatisfaits de ce débat restreint, le PCF,
EELV ainsi que le PG votèrent contre
les accords de défense qui leur ont été
soumis, tandis que le PS s’est abstenu.
Hélas, on peut craindre que ce choix fut
une fois de plus guidé par un raisonnement
sur la forme (contestant que la méthode
de consultation ne leur permette pas
d’appréhender pleinement le sujet et donc
d’affirmer leur pouvoir parlementaire)
que par une opposition sur le fond à ce
type d’accord et d’ingérence.
De son côté, en précipitant le vote des
accords avec le moins possible de débat,
le gouvernement a évité une éventuelle
discussion approfondie sur sa politique
avec les pays concernés mais également
sur l’ensemble des engagements militaires
français sur les autres terrains que ceux
concernés par chaque vote (par exemple
les opérations contre la piraterie dans
l’océan Indien et le golfe de Guinée, ou le
redéploiement militaire dans le Sahel...).
Il faut reconnaître au sénateur communiste
Michel Billout d’avoir souligné en séance
le 1er mars 2010, cet aspect occulté lors
du débat, et au député communiste
Jean-Jacques Candelier, secrétaire de la
commission Défense, d’avoir rappelé le
7 avril 2011 que « la création d’une base
[militaire] à Abou Dhabi », non discutée,
s’insère aussi dans la stratégie française.
L’un des arguments de la « rupture »
mise en avant par le gouvernement
est le renoncement de l’objectif
d’appui au maintien de l’ordre dans les
nouveaux accords. Mais le député PS
Gaëtan Gorce (devenu depuis sénateur)
rappelait le 5 avril dernier, lors du
débat sur ce partenariat de défense
nouvelle formule avec le Cameroun, le
Togo et la Centrafrique, que certains
articles « pourrai[en]t faire douter de
la réalité de l’abrogation des clauses
relatives au maintien de l’ordre »,
et s’interrogeait légitimement : « Le
Parlement pourra-t-il contrôler que
ces textes respectent bien les principes
des accords [examinés] ? ».
Rien n’est moins sûr, en effet. Car, tout
comme la consultation sur la prolongation
des Opex, le vote du Parlement des
accords de Défense renégociés a au moins
un objectif clair : que rien ne change.
C’est clairement ce qu’exposait Laurent
Wauquiez, alors ministre chargé des
Affaires européennes, qui rappelait sans
complexe, le 7 avril, lors de la discussion
à l’Assemblée du projet de loi autorisant
la ratification du traité instituant un
partenariat de défense avec le Gabon, le
Cameroun, le Togo, et la Centrafrique,
« que la signature de cet accord ne modifie
pas le dispositif des forces françaises
présentes au Gabon ».
Nous voilà rassurés !
Pour autant, le vote des lois autorisant
la ratification de ces accords n’a pas
provoqué de tollé, et l’on n’a guère
entendu l’opposition dénoncer le maintien de cette politique néocoloniale. La
signature des accords avait certes eu lieu,
en partie, avant la prétendue prise de
conscience provoquée par les déclarations
d’Alliot-Marie [1] : 13 mars 2009 pour le
Togo, 24 février 2010 pour le Gabon,
8 avril 2010 pour la Centrafrique, 21 mai
2010 pour le Cameroun... Mais la loi sur
leur ratification lui est bien postérieure.
Et, bien évidemment, les négociations et
signatures se poursuivent : 27 septembre
2011 avec les Comores, 21 décembre
2011 à Djibouti (en pleine répression de
mouvements sociaux sur place !), et ce
26 janvier 2012 avec la Côte d’Ivoire, à
l’occasion de la visite à Paris d’Alassane
Ouattara, officialisant ainsi le maintien
en permanence de 250 à 300 soldats
français dans le pays. Reste le Sénégal,
avec lequel les discussions sont en cours,
mais qui pourraient bien achopper sur
le célèbre appétit d’Abdoulaye Wade
en termes de contreparties financières,
et rendues inopportunes par le contexte
électoral actuel ; et enfin le Tchad,
avec lequel il est question de signer un
accord de défense alors qu’il n’y en
a jamais eu, mais où les négociations
n’auraient officiellement pas commencé
avec Idriss Deby qui s’est fendu, pour la
circonstance, de quelques déclarations
hostiles au maintien de l’armée française,
à laquelle il doit pourtant son siège de
dictateur...
La renégociation de ces accords ne répond
qu’à ce que les auteurs du Livre Blanc
sur la Défense traduisent par un « enjeu
de l’image », et est attendue comme
un signe de coopération de la France
vis-à-vis des Etats-Unis et des pays de
l’Union Européenne. Mais, à l’instar
de la prolongation des Opex, elle n’est
nullement devenue un enjeu de politique
extérieure pour les partis d’opposition,
qui se sont jusqu’ici limités à quelques
prises de position plutôt motivées par une
défense des prérogatives du Parlement que
par la contestation du néo-colonialisme
militaire français en Afrique. Cette
frilosité, voire ce consensus implicite,
rappellent la nécessité et l’urgence d’un
débat public sur ces enjeux.
[1] MAM expliquaIt aux députés, à propos
de la révolution en cours en Tunisie, que la
France pourrait proposer son savoir-faire en
matière de maintien de l’ordre.