A Bamako, les partis
politiques et la société
civile sont divisés après le
putsch du 21 mars. Deux
visions s’opposent. D’un
coté, le SADI, Solidarité
africaine pour la démocratie
et l’indépendance, d’Oumar
Mariko et ses alliés ont créé
le MP22, le mouvement
populaire du 22 mars
favorable aux mutins. De
l’autre, le Front uni pour la
restauration de la démocratie,
un front de 38 partis et
d’associations, qui dénonce le
coup d’Etat. Rencontre avec
Nouhoum Keita, membre du
bureau politique du SADI.
Billets d’Afrique : Quelle est votre
analyse sur la situation politique au
Mali précoup d’Etat ?
Nouhoum Keita (NK) : Avant le coup
d’Etat, le pays vivait dans une situation
d’incertitude qui s’est accentuée avec
la rébellion du Mouvement national de
libération de l’Azawad (MNLA).
Le gouvernement en place n’avait aucun
projet politique cohérent de développement
et aucune ambition nationale. Notre
dépendance vis-à-vis des institutions
financières internationales, en poursuivant
avec une zèle inouï les privatisations
à outrance, la liquidation des secteurs
stratégiques de notre économie nationale
et le bradage de nos richesses à des
multinationales, n’a fait que s’accroître.
Résultat : aggravation du chômage et de
la misère, licenciements massifs par les
entreprises publiques.
Cette situation s’est aggravée avec le
deuxième mandat d’Amadou Toumani Touré
(ATT). Il a maintenu notre économie sous
domination avec l’application mécanique des
politiques d’ajustement structurel. Jamais
auparavant, nous n’avons connu par ailleurs
un tel taux de corruption. Le vérificateur
général [1] a établi que sur les dix années de
présidence d’ATT, plus de 150 milliards de
francs CFA (environ 230 millions d’euros) ont
été détournés, sans compter le blanchiment et
l’argent de la drogue. Il y a collusion entre
les milieux mafieux et les hauts dirigeants de
l’appareil d’Etat.
Notre analyse de la situation a donc abouti
au constat suivant : ATT est responsable
de la situation créée dans le nord du pays.
Les combattants qui ont quitté la Libye et
traversé les frontières algériennes étaient
armés et n’ont pas été désarmés, comme le
Niger l’a fait. Deuxièmement, il a laissé les
narcotrafiquants s’installer au Mali. Tous
les généraux autour d’ATT sont impliqués
dans les trafics de drogue et sont en collusion
avec les ravisseurs des otages et négocient
après. Enfin, les conditions nécessaires
à une élection transparente n’étaient pas
réunies pour les élections du 29 avril. Le
régime voulait céder le pouvoir, ou plus
exactement remettre le pouvoir à quelqu’un
que la France voudrait voir installer. Tout
le monde savait qu’il n’y aurait pas eu
d’élections le 29 avril et que c’était un
coup d’Etat civil que l’on préparait, une
pure cession du pouvoir. Le régime d’ATT
s’évertuait aussi avec ces élections à faire
voter une nouvelle constitution par les
Maliens, constitution qui allait renforcer le
pouvoir du président au lieu de renforcer le
pouvoir des institutions.
Le coup d’Etat du 22 mars a été une façon
de mettre le holà. Il est né de la frustration
de l’armée mise en déroute par le MNLA.
Frustrés, démoralisés, démobilisés, les
militaires ont réagi devant l’incurie de la
hiérarchie militaire.
BDA : ATT aurait-il été moins dépen
dant que d’autres par rapport à la
France, avec notamment l’exemple des
accords de réadmission ou les tensions
concernant AQMI ?
NK : ATT n’a jamais affiché de relation
d’indépendance vis-à-vis de la France, bien
au contraire il a servi la France de façon très
loyale. Les accords de réadmission sont une
question assez marginale : ATT ne pouvait
pas signer cet accord, du fait de la pression
des travailleurs immigrés en France. Vers
la fin de son mandat, il a laissé le pays
livré à lui-même, en passe de devenir un
narco-Etat. C’est aussi à ce moment-là
que les ressortissants occidentaux [parmi
lesquels les employés d’Areva faits otages
en septembre 2010 et encore otages] ont
été enlevés. Et son régime s’est servi de
la présence des criminels d’AQMI et des
narco trafiquants pour s’enrichir : ce sont
les personnes du système ATT qui ont servi
d’intermédiaire entre ceux qui enlèvent les
otages et les pays.
C’est alors que la France
a vu qu’à long terme, ATT ne pouvait
plus faire l’affaire. Ce n’est pas pour rien
qu’elle a reconnu publiquement avoir reçu
des notables proches du MNLA, qu’elle a
vu comme des alliés qu’elle pouvait armer
et qui seraient plus sûrs que le Mali pour
combattre AQMI. Des informations très
critiques me parviennent sur le largage par
la France d’armes au Nord du pays pour les
rebelles. Cela répond à un double objectif
stratégique pour la France. D’une part
d’assurer la mainmise de la France sur notre
pays et son économie dans un contexte de
concurrence forcée avec les Etats-Unis
qui veulent toujours installer une base
d’AFRICOM dans le Sahel. Et d’autre part,
il s’agit pour la France de sécuriser son accès
aux matières premières.
La France a armé le
MNLA, une organisation que je qualifierais
de terroriste car elle est organiquement et
structurellement liée aux groupes islamistes
comme AQMI. Ils disent revendiquer
l’indépendance, alors qu’ils ne représentent
pas plus de 14% des populations au Nord. Si
l’on organisait un référendum aujourd’hui,
le résultat ne serait pas pour l’indépendance.
En les armant, la France voulait affaiblir
considérablement le Mali, qui serait ainsi
prêt à tout accepter. La France reprochait
à ATT d’avoir fait un virage du côté des
Américains. Puis la France lui a reproché sa
mollesse dans la lutte contre le terrorisme et
il est devenu infréquentable du fait de ses
liens avec les narcotrafiquants. Il fallait
trouver quelqu’un de plus ferme et plus
présentable. C’est cette carte qu’ils étaient
en train de jouer en poussant pour la tenue
des élections en avril. Modibo Sidibé,
l’ancien Premier ministre était le candidat
de la France. Mais d’autres au niveau de
l’entourage d’ATT, auraient aussi pu faire
son jeu.
Concernant l’accès aux matières
premières, si la France a de l’uranium au
Niger, elle a intérêt à faciliter également
son accès aux ressources potentielles au
Mali, et à être très présente en Libye, au
Niger et au Mali.
BDA : Est-ce que le lien que vous évoquez
entre AQMI et le MNLA est si évident ?
NK : Bien sûr ! Tout le monde sait – et
cela s’est révélé après - qu’à Aguelhoc, où
les prisonniers militaires maliens ont été
égorgés, le MNLA était avec les troupes
d’Ansar Dine. Sans ces derniers, d’ailleurs,
le MNLA n’est pas en mesure de gagner
grand chose même s’ils s’efforcent de dire
qu’ils ne sont pas ensemble. Sur le plan
militaire, c’est le groupe de Iyad Ag Ghali
[d’Ansar Dine] qui est la composante la
plus puissante de la rébellion. Le MNLA
est composé des groupes du 23 mai de
Bahanga [2], et de personnes de retour de
Libye.
Mais du point de vue militaire, ce
sont les hommes d’Iyad qui décident. Une
grande campagne médiatique nourrit un
sentiment - disons – affectif d’une partie des
Occidentaux pour les rebelles du MNLA,
considérés comme opprimés alors que ces
gens ne sont pas représentatifs.
BDA : Le SADI a t-il préparé le coup
d’Etat, ou vous vous êtes saisis de
l’opportunité ?
NK : Nous n’avons rien préparé, le coup
d’Etat n’a jamais été dans notre projet
politique. Depuis 1991, nous avons toujours
promu les élections comme mode de sanction
des politiques. Quand ATT est arrivé au
pouvoir, nous avons accepté d’entrer dans
son gouvernement d’union [3] mais nous
avons découvert un clientélisme concret et
une corruption institutionnalisée. Nous nous
sommes alors retirés du gouvernement.
Depuis, nous avons critiqué les dérives du
régime, la corruption, les trafics de drogue,
le blanchiment de l’argent, tous ces maux
qui ont gangrené ce pays, affaibli l’Etat, les
institutions et les partis politiques.
Lorsque les circonstances historiques
l’imposent, il faut faire preuve de lucidité
et trouver comment surmonter les étapes
difficiles. Nous sommes prêts à discuter avec
ceux qui ont pris le pouvoir afin de mettre
sur pied un nouveau cadre qui permette de
remettre les choses à plat et d’organiser des
élections honnêtes pour que ceux qui auront
obtenu la confiance du peuple puissent
gouverner. Ce coup d’Etat met deux camps
face à face : il y a ceux qui voulaient mettre
en place une démocratie des riches. Ce sont
eux qui ont profité pendant vingt ans de ce
« système démocratique » et qui pensent
que la démocratie est un jeu institutionnel
dans un milieu fermé.
Cette caste de privilégiés a pillé notre pays
et voulait utiliser cet argent pour conquerir
le pouvoir ce 29 avril 2012. Ils versent
aujourd’hui des larmes de crocodile, en
criant que la démocratie est menacée. De
l’autre côté, il y a ceux qui pensent que la
démocratie doit être celle du peuple, que
c’est au peuple de faire appliquer la sanction
populaire. Nous, nous sommes pour cette
démocratie.
BDA : Que préconisez-vous pour le
Nord ?
NK : Pour le Nord, nous sommes a priori
pour une solution pacifique. Mais je suis
très pessimiste sur des négociations car les
rebelles ont dit que la seule négociation
qui aille, c’est leur indépendance. Je pense
qu’aujourd’hui il faut choisir l’initiative
militaire. Le Mali doit être libéré par les
Maliens eux-mêmes et nous n’accepterons
pas la présence d’une force autre sur notre
sol. La France veut mettre en place une force
d’interposition, un scénario à l’Ivoirienne,
d’après ce qu’a dit Juppé en visite au Mali.
Notre peuple doit s’organiser et avoir une
armée capable de défendre l’intégrité de
son territoire, sinon les solutions seront
imposées de l’extérieur et nous serons une
nation sous dépendance, assujettie.
Notre deuxième priorité est de rétablir la
démocratie, en organisant des élections
transparentes et régulières. Les gens sont
dégoûtés, la participation au vote ne dépasse
pas 15%. Il faut réconcilier les Maliens
avec leurs institutions, en mettant en place
les conditions d’une véritable transition
démocratique.
Il faut mettre en place un Etat
fort dans lequel les institutions politiques et
judiciaires fonctionnent, qui garantisse une
égalité des chances pour tous les citoyens,
et mettre fin à l’impunité et au népotisme. Si
ces conditions sont réunies, nous pourrons
sortir de cette crise.
Propos recueillis à Bamako
par Juliette Poirson
Le rétropédalage français
« (...) Les ambiguïtés évoquées ici ont un corollaire diplomatique, qu’atteste le
durcissement, patent au fil des heures, de la réprobation internationale. Passé les
palinodies initiales, tous les partenaires, africains ou pas, du Mali, ont puisé dans le
catéchisme en vigueur les termes de leur blâme.De l’Union africaine à l’ONU, de la Communauté économique des Etats d’Afrique
de l’Ouest (Cedeao) à l’Europe des 27, de l’Organisation internationale de la
Francophonie au Département d’Etat américain, tous « condamnent fermement
« le putsch et exigent le retour immédiat à l’ordre constitutionnel ». Pour la
France, que l’on sait encline à fustiger le laxisme d’ATT envers le péril islamiste,
l’exercice s’apparente à un rétropédalage acrobatique. Car les commentaires
initiaux suggéraient que Paris pourrait entériner de facto le coup de force, pourvu
que l’ordre régnât et que le calendrier électoral fût grosso modo respecté (...) » (L’Express, 23 mars).Vincent Hugeux fût un des rares journalistes français à avoir
relevé l’ambiguïté et surtout les arrière-pensées d’Alain Juppé.
[1] Depuis 2004, un « Vérificateur général »,
organe indépendant, contrôle la gestion des
ressources publiques. Nommé par le président,
il est partiellement financé par la coopération
canadienne.
[2] Soulèvement touareg dans différentes villes
du Nord dirigé par Ibrahim ag Bahanga et Hassan
Fagaga le 23 mai 2006, qui créent l’Alliance
démocratique du 23 mai. Les « accords d’Alger »
seront signés entre ce groupe et le gouvernement
malien en 2006.
[3] Cheik Oumar Sissoko, président du SADI, a
été ministre de la culture pendant 5 ans, lors du
1er mandat d’ATT.