Survie

Combattre le FN, sans oublier de combattre ses idées...

(mis en ligne le 10 mai 2012) - Alain Batchy

Les succès électoraux du
Front national sont plutôt la
conséquence d’un racisme
plus diffus, plus répandu et
bien plus ancien : le racisme
vichyste et surtout colonial, dans
lequel communiaient jadis des
millions de Français. Ce racisme
structurel et massif n’a pas
disparu, comme le voudrait la
pensée magique, avec la fin de la
Seconde Guerre mondiale ou de
l’Empire colonial.

Illustrations extraites de « Kounto et ses amis », ouvrage pour la jeunesse publié chez Flammarion en 1956 (texte T. Trilby, dessin M. Iessel). Ce livre a été réédité en 1997

Décomplexé et fier de l’être,
Sarkozy n’a jamais hésité à
jouer la partition écrite par le
Front national.
On se souviendra longtemps de son
discours de Dakar, en 2007, quand
il renvoya les Africains à un état
de nature préhistorique (« l’homme africain
n’est pas assez rentré dans l’Histoire
 »...).
Ou des déclarations de son ministre de
l’Intérieur, Claude Guéant, qui hiérarchisa
« les civilisations » comme on hiérarchisait
jadis les « races humaines ». On se souviendra
aussi du discours de Nice, en 2007, quand il
fit l’apologie du temps béni des colonies.
Ou celui de Grenoble, en 2010, où il se
proposa de déchoir de leur nationalité les
Français naturalisés mais insuffisamment
« méritants ». Comme au temps de Vichy...

Sarkozy l’a amplement prouvé : le FN n’a pas le
monopole du racisme. Ce n’est certes pas une
bonne nouvelle, mais cette évidence doit nous
obliger à réfléchir en profondeur à ce qu’est le
racisme, et aux manières de le combattre.

Pendant des années, la France a vécu sur un
double mythe. Le premier de ces mythes
est celui d’une société française se divisant
clairement en « racistes » et « antiracistes ».
Ce curieux discours binaire s’imposa dans
les années 1980, après deux décennies
marquées par un puissant refoulement de
l’histoire coloniale et alors que les « immigrés »
devinrent les parfaits bouc-émissaires de la
crise économique. On vit par exemple Harlem
Désir, porte-parole de SOS-Racisme, distribuer
son badge « Touche pas à mon pote » sur tous
les plateaux de télévision. « Il y a quelques
années, les racistes n’osaient pas s’exprimer
et les antiracistes étaient les seuls à oser
s’exprimer, expliquait-il en 1985. Aujourd’hui
c’est un petit peu l’inverse !
 » Alors que
Jean-Marie Le Pen enregistrait ses premiers
succès électoraux, il fallait urgemment que les
« antiracistes » s’affichent, insistait M. Désir,
et qu’ils arborent de petites mains colorées au
revers de leurs vestons [1].

Le second mythe, corollaire du premier,
apportait lui aussi un certain confort aux
« anti-racistes ». Il consistait à dire que
seule l’extrê­me droite était « raciste ». Ce
mythe mit plus de temps que le précédent à
faire consensus. Dans les années 1980, les
responsables locaux du RPR ne rechignaient
pas à faire des alliances électorales avec
le FN. Et personne n’avait encore oublié
les déclarations stigmatisant « l’invasion
migratoire
 » d’un Jacques Chirac ou
d’un Georges Marchais. Ni le lapsus de
Raymond Barre qualifiant de « Français
innocents
 » les victimes collatérales d’un
attentat antisémite. Mais avec le temps, le
vocabulaire des responsables politiques eut
tendance à s’adoucir, ou plus exactement à
se distinguer de celui du FN. Rares furent
ceux qui, comme Jean-Marie Le Pen et ses
amis, continuèrent à exploiter ouvertement
les thèmes de l’« invasion arabe », de « nos
réussites
 » en Algérie coloniale et des « points
de détails
 » de la Seconde Guerre mondiale.

Malheureusement, il ne suffit pas de s’auto-proclamer « anti-raciste », et d’exhiber un
« pote » noir ou arabe, pour être immunisé
contre le racisme. C’est même souvent
l’inverse qui se produit, la dénégation prouvant
en creux que le problème persiste.

Un racisme structurel

De fait, c’est paradoxalement le mythe
d’une « France anti-raciste » qui a permis la
persistance du racisme, sous une forme certes
plus sournoise mais omniprésente. Dès lors
que le Front national fut décrit comme le
dépositaire exclusif du « racisme », les petites
phrases des autres responsables politiques
– sur la « misère du monde » (Rocard), « le
seuil de tolérance
 » (Mitterrand), « le bruit et
les odeurs
 » (Chirac), les génocides africains
« pas trop importants » (Mitterrand), les
« sauvageons » de banlieues (Chevénement),
etc. – ne furent plus analysées comme la
marque d’un racisme structurel de la classe
politique française mais comme de simples
« dérapages » et de regrettables « excès ». La
presse, complaisante, leur trouva souvent des
excuses (déclarations prétendument « off »,
« tronquées », « sorties de leur contexte »,
etc.), et fit de ces déclarations une preuve
supplémentaire de la nocivité d’un FN
capable de « contaminer » à lui seul toute la
vie politique [2].

Si la théorie de la « contamination » a la vie
dure, ce n’est pas tant pour sa pertinence que
parce qu’elle arrange tout le monde : l’extrême
droite, trop contente de se croire si puissante,
les médias qui, dès lors, n’y « sont pour rien »,
et les forces politiques « républicaines » qui
peuvent sans complexe se présenter comme
les « victimes » de l’offensive lepéniste et
de l’ambiance délétère qu’entretiennent
les médias. Surtout, cette théorie de la
contamination permet aux responsables
politiques « traditionnels », de gauche comme
de droite, de mener des politiques socialement
rétrogrades et inégalitaires, discriminatoires à
l’égard des étrangers, stigmatisantes à l’égard
des musulmans et néo-coloniales à l’égard
de l’Afrique... sous le joli prétexte de la lutte
contre l’extrême droite ! Tel est le processus
que l’on observe depuis de trop longues
années : nos élus appliquent par petits bouts le
programme du FN pour éviter que celui-ci ne
remporte les élections...

Voulant croire que le FN était la cause du
racisme ambiant, on a fini par oublier que ses
succès électoraux étaient plutôt la conséquence
d’un racisme plus diffus, plus répandu et
bien plus ancien : le racisme vichyste et
surtout colonial, dans lequel communiaient
jadis des millions de Français. Ce racisme
structurel et massif n’a pas disparu, comme
le voudrait la pensée magique, avec la fin de
la Seconde Guerre mondiale ou de l’Empire
colonial. S’il s’est renouvelé dans la forme,
s’exprimant aujourd’hui par euphémisme
et par métonymie (« islam », « banlieue »,
« communautarisme »), ou se camouflant
sous de nobles idéaux (« la République »,
le « développement », « l’humanitaire »),
c’est bien ce racisme-là, sédimenté dans
notre culture, dans nos esprits, dans notre
« identité nationale », qui continue de nous
empoisonner.

Aussi ne faut-il pas se contenter de combattre
le FN : il faut aussi combattre les idées du FN.
Qui sont aussi, qu’on le veuille ou non, un peu
les nôtres.

[1« Droit de réponse », TF1, 5 janvier 1985

[2Voir le maquillage que Michel Rocard organisa
autour de ses déclarations sur la « misère du
monde
 ». Thomas Deltombe, « Michel Rocard,
martyr ou mystificateur ?
 », Le Monde diplomatique,
30 septembre 2009
.

#GénocideDesTutsis 30 ans déjà
Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 213 - mai 2012
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