Les succès électoraux du Front national sont plutôt la conséquence d’un racisme plus diffus, plus répandu et bien plus ancien : le racisme vichyste et surtout colonial, dans lequel communiaient jadis des millions de Français. Ce racisme structurel et massif n’a pas disparu, comme le voudrait la pensée magique, avec la fin de la Seconde Guerre mondiale ou de l’Empire colonial.
Illustrations extraites de « Kounto et ses amis », ouvrage pour la jeunesse publié chez Flammarion en 1956 (texte T. Trilby, dessin M. Iessel). Ce livre a été réédité en 1997
Décomplexé et fier de l’être, Sarkozy n’a jamais hésité à jouer la partition écrite par le Front national. On se souviendra longtemps de son discours de Dakar, en 2007, quand il renvoya les Africains à un état de nature préhistorique (« l’homme africain n’est pas assez rentré dans l’Histoire »...). Ou des déclarations de son ministre de l’Intérieur, Claude Guéant, qui hiérarchisa « les civilisations » comme on hiérarchisait jadis les « races humaines ». On se souviendra aussi du discours de Nice, en 2007, quand il fit l’apologie du temps béni des colonies. Ou celui de Grenoble, en 2010, où il se proposa de déchoir de leur nationalité les Français naturalisés mais insuffisamment « méritants ». Comme au temps de Vichy...
Sarkozy l’a amplement prouvé : le FN n’a pas le monopole du racisme. Ce n’est certes pas une bonne nouvelle, mais cette évidence doit nous obliger à réfléchir en profondeur à ce qu’est le racisme, et aux manières de le combattre.
Pendant des années, la France a vécu sur un double mythe. Le premier de ces mythes est celui d’une société française se divisant clairement en « racistes » et « antiracistes ». Ce curieux discours binaire s’imposa dans les années 1980, après deux décennies marquées par un puissant refoulement de l’histoire coloniale et alors que les « immigrés » devinrent les parfaits bouc-émissaires de la crise économique. On vit par exemple Harlem Désir, porte-parole de SOS-Racisme, distribuer son badge « Touche pas à mon pote » sur tous les plateaux de télévision. « Il y a quelques années, les racistes n’osaient pas s’exprimer et les antiracistes étaient les seuls à oser s’exprimer, expliquait-il en 1985. Aujourd’hui c’est un petit peu l’inverse ! » Alors que Jean-Marie Le Pen enregistrait ses premiers succès électoraux, il fallait urgemment que les « antiracistes » s’affichent, insistait M. Désir, et qu’ils arborent de petites mains colorées au revers de leurs vestons [1].
Le second mythe, corollaire du premier, apportait lui aussi un certain confort aux « anti-racistes ». Il consistait à dire que seule l’extrême droite était « raciste ». Ce mythe mit plus de temps que le précédent à faire consensus. Dans les années 1980, les responsables locaux du RPR ne rechignaient pas à faire des alliances électorales avec le FN. Et personne n’avait encore oublié les déclarations stigmatisant « l’invasion migratoire » d’un Jacques Chirac ou d’un Georges Marchais. Ni le lapsus de Raymond Barre qualifiant de « Français innocents » les victimes collatérales d’un attentat antisémite. Mais avec le temps, le vocabulaire des responsables politiques eut tendance à s’adoucir, ou plus exactement à se distinguer de celui du FN. Rares furent ceux qui, comme Jean-Marie Le Pen et ses amis, continuèrent à exploiter ouvertement les thèmes de l’« invasion arabe », de « nos réussites » en Algérie coloniale et des « points de détails » de la Seconde Guerre mondiale.
Malheureusement, il ne suffit pas de s’auto-proclamer « anti-raciste », et d’exhiber un « pote » noir ou arabe, pour être immunisé contre le racisme. C’est même souvent l’inverse qui se produit, la dénégation prouvant en creux que le problème persiste.
De fait, c’est paradoxalement le mythe d’une « France anti-raciste » qui a permis la persistance du racisme, sous une forme certes plus sournoise mais omniprésente. Dès lors que le Front national fut décrit comme le dépositaire exclusif du « racisme », les petites phrases des autres responsables politiques – sur la « misère du monde » (Rocard), « le seuil de tolérance » (Mitterrand), « le bruit et les odeurs » (Chirac), les génocides africains « pas trop importants » (Mitterrand), les « sauvageons » de banlieues (Chevénement), etc. – ne furent plus analysées comme la marque d’un racisme structurel de la classe politique française mais comme de simples « dérapages » et de regrettables « excès ». La presse, complaisante, leur trouva souvent des excuses (déclarations prétendument « off », « tronquées », « sorties de leur contexte », etc.), et fit de ces déclarations une preuve supplémentaire de la nocivité d’un FN capable de « contaminer » à lui seul toute la vie politique [2].
Si la théorie de la « contamination » a la vie dure, ce n’est pas tant pour sa pertinence que parce qu’elle arrange tout le monde : l’extrême droite, trop contente de se croire si puissante, les médias qui, dès lors, n’y « sont pour rien », et les forces politiques « républicaines » qui peuvent sans complexe se présenter comme les « victimes » de l’offensive lepéniste et de l’ambiance délétère qu’entretiennent les médias. Surtout, cette théorie de la contamination permet aux responsables politiques « traditionnels », de gauche comme de droite, de mener des politiques socialement rétrogrades et inégalitaires, discriminatoires à l’égard des étrangers, stigmatisantes à l’égard des musulmans et néo-coloniales à l’égard de l’Afrique... sous le joli prétexte de la lutte contre l’extrême droite ! Tel est le processus que l’on observe depuis de trop longues années : nos élus appliquent par petits bouts le programme du FN pour éviter que celui-ci ne remporte les élections...
Voulant croire que le FN était la cause du racisme ambiant, on a fini par oublier que ses succès électoraux étaient plutôt la conséquence d’un racisme plus diffus, plus répandu et bien plus ancien : le racisme vichyste et surtout colonial, dans lequel communiaient jadis des millions de Français. Ce racisme structurel et massif n’a pas disparu, comme le voudrait la pensée magique, avec la fin de la Seconde Guerre mondiale ou de l’Empire colonial. S’il s’est renouvelé dans la forme, s’exprimant aujourd’hui par euphémisme et par métonymie (« islam », « banlieue », « communautarisme »), ou se camouflant sous de nobles idéaux (« la République », le « développement », « l’humanitaire »), c’est bien ce racisme-là, sédimenté dans notre culture, dans nos esprits, dans notre « identité nationale », qui continue de nous empoisonner.
Aussi ne faut-il pas se contenter de combattre le FN : il faut aussi combattre les idées du FN. Qui sont aussi, qu’on le veuille ou non, un peu les nôtres.
[1] « Droit de réponse », TF1, 5 janvier 1985
[2] Voir le maquillage que Michel Rocard organisa autour de ses déclarations sur la « misère du monde ». Thomas Deltombe, « Michel Rocard, martyr ou mystificateur ? », Le Monde diplomatique, 30 septembre 2009.