La réalité des dernières
opérations menées en
Côte d’Ivoire et en Libye
sous l’égide de l’ONU s’est
éloignée de l’idée fondatrice
de « partenariat mondial ».
de l’organisation. L’emploi
abusif de la responsabilité
de protéger permet de
contourner les conditions
restrictives de la charte de
l’ONU.
Depuis 2003, le 29 mai est la
Journée internationale des Casques
bleus. La date a été choisie en
commémoration de la résolution 50 (1948)
du Conseil de sécurité des Nations unies, qui
a permis le premier déploiement d’observateurs
militaires sous mandat de l’ONU. C’était
en Palestine, deux mois après le retrait
britannique et la création d’Israël. Soixante-quatre ans plus tard, l’opération ONUST est
toujours en cours.
Cette année, la Journée
dédiée aux Casques bleus avait pour thème
« Les opérations de maintien de la paix en
tant que partenariat mondial ».
En droit, les récentes opérations de l’ONU
en Libye et en Côte d’ivoire ne s’inscrivent
pas dans cette philosophie première de
« partenariat mondial ».
Le recours à la force n’est autorisé que
sous les conditions du chapitre 7 de la
charte de l’ONU. Ce texte ne l’envisageait
à l’origine que dans le cas de la légitime
défense d’un État ou d’une menace à la paix
internationale. Le respect de la souveraineté
et la non-intervention dans les affaires
intérieures d’un État étaient érigés en
principes fondamentaux.
Jusqu’aux années
1990, le recours à la force des Nations unies
sera quasi systématiquement entravé par
le bipolarisme Est-Ouest et l’utilisation du
droit de veto par les membres permanents du
Conseil de sécurité. Ces cinq membres, les
États-Unis, l’Union soviétique (maintenant
la Russie), la Chine, le Royaume-Uni et
la France, sont souvent regroupés sous
l’acronyme P5 pour Permanent Five.
Mais
la fin de la guerre froide et l’accumulation,
tout au long des années 1990, des échecs
de l’action internationale en Somalie, au
Rwanda et en ex-Yougoslavie vont donner
lieu à une réforme partielle qui changera la
nature des opérations militaires sous mandat
onusien.
Précisons qu’il ne s’agit pas ici de
la réforme, toujours à venir, qui rééquilibrera
le Conseil de sécurité en faveur des
puissances émergentes.
La première étape
de cette réforme partielle est la création,
en 1992, du Département des opérations
de maintien de la paix (DOMP ou DPKO
en anglais), sous l’impulsion du secrétaire
général Boutros Boutros-Ghali. Diplômé
de l’Université de Paris et de Science-Po, la carrière de ce diplomate égyptien
à la tête de l’ONU et de l’Organisation
internationale de la francophonie doit
beaucoup au soutien de la France.
Coïncidence ou non, après Kofi Annan en
1992, quatre diplomates français prennent
successivement la tête du DPKO : Bernard
Miyet en 1997, Jean-Marie Guéhenno en
2000, Alain Le Roy en 2008 et l’actuel sous-
secrétaire général Hervé Ladsous en 2011.
Cet accaparement français est régulièrement
dénoncé par le journaliste Matthew Lee (lire
encadré).
En 2005, le droit d’ingérence cher à Bernard
Kouchner est adopté, sous le terme plus
consensuel de responsabilité de protéger
(R2P), par l’Assemblée générale des Nations
Unies.
C’est une brèche importante dans la
souveraineté des États. Elle peut permettre
de résoudre deux types de situation ‐– tout
à fait opposées !
La première situation,
fortement mise en avant par les promoteurs
du droit d’ingérence et de la R2P, est celle
du Rwanda en 1994. Si elle avait existé à
ce moment, prétend-on, la responsabilité
de protéger aurait contraint la communauté
internationale à intervenir dès le début
du génocide. C’est oublier que la R2P ne
change strictement rien au fonctionnement
du Conseil de sécurité et aux prérogatives
démesurées du P5. C’est aussi méconnaître
le rôle de la France auprès du régime
génocidaire rwandais.
Le second type de situation auquel répond
la R2P, nettement moins avouable,
intéresse principalement le P3. Ce
P3 ou Permanent Three regroupe les
Occidentaux du P5, les États-Unis, le
Royaume-Uni et la France, qui négocient
généralement une position commune
avant les réunions importantes du Conseil
de sécurité.
Mais s’agissant de défendre
leurs intérêts stratégiques – parfois
divergents – de par le vaste monde, ces
trois puissances, ou plutôt leurs dirigeants,
partagent un handicap de taille. La poursuite
de leur carrière dépend, à intervalle régulier
et dans une certaine mesure, de l’opinion publique.
Les guerres d’indépendance,
en Algérie et au Vietnam, sont peut-être les exemples les plus marquants de
conflits où le désaveu de l’opinion
publique occidentale a été déterminant. En
démocratie, les opérations extérieures sont
donc, si possible, minimisées – ou même
occultées – ou, sinon, surmédiatisées.
Cette surmédiatisation prend l’allure d’une
véritable propagande de guerre. Les cas les
plus connus sont ceux des deux guerres du
Golfe et des mensonges des diplomaties
américaines et britanniques sur la présence
d’armes de destruction massive en Irak. Le
standard actuel en termes de garantie contre
un retournement de l’opinion publique
semble être une résolution de l’ONU.
Les
conditions très restrictives de la charte des
Nations unies pour recourir à la force sont
maintenant contournées par l’emploi abusif
de la responsabilité de protéger. L’abus ne
consiste pas nécessairement à inventer des
crimes, ou une menace comme ce fut le cas
en Irak. Il peut aussi consister à poursuivre
une finalité tout autre que celle qui est
affichée et négliger totalement de protéger
les civils. C’est ce second type de situation
qu’illustrent les cas ivoirien et libyen.
Dans le cas libyen, il n’y a pas eu de casques
bleus. Ceux-ci ne peuvent intervenir qu’avec
l’accord du pays concerné, ce qui n’était
pas pensable avec Kadhafi. Une résolution
de l’ONU fondée sur la R2P a néanmoins
permis au P3 d’intervenir militairement, à
travers l’OTAN. Français et Qataris ont violé
de façon flagrante cette résolution en livrant
des armes aux insurgés libyens.
La crise post-électorale ivoirienne est un autre
cas controversé d’application de la R2P. Les
casques bleus de la Minuci, devenue Onuci,
sont présents en Côte d’Ivoire depuis 2003.
L’opération Licorne, purement française,
initiée un an plus tôt, s’affiche comme une
force de soutien à l’Onuci. Si Young-jin
Choi, le représentant de l’ONU à Abidjan
à l’époque, sous pressions françaises et
américaines, fut le déclencheur direct de la
crise de 2010-2011, en négligeant l’étape
cruciale du désarmement et en certifiant,
malgré une forte controverse sur la régularité
du scrutin, la victoire d’Alassane Ouattara, ce
furent bien les blindés et les bombardements
français qui permirent aux rebelles pro-Ouattara de cueillir Laurent Gbagbo.
Après
la rupture de neutralité de Choi, Gbagbo avait
demandé le départ des casques bleus. Mais
l’ONU avait répondu en réaffirmant son parti
pris : Gbagbo venait de perdre les élections,
donc ses déclarations n’avaient plus d’effet.
L’argument humanitaire sert à chaque fois
à obtenir l’adhésion des opinions publiques,
mais passe au second plan dès lors qu’une
résolution de l’ONU permet d’employer,
selon la formule rituelle, tous les moyens
nécessaires pour protéger les populations
civiles (protect civilians by any means
necessary).
Que ce soit en Libye ou en Côte
d’Ivoire, l’objectif stratégique s’est substitué
à l’objectif humanitaire. On emploie tous les
moyens nécessaires, comme un chèque en
blanc pour changer le régime. Cette façon
de faire irrite considérablement les autres
puissances. Non seulement la Chine et la
Russie, dont les intérêts stratégiques sont
rarement en accord avec ceux de leurs alter
ego occidentaux du P3, mais aussi l’Afrique
du Sud, l’Inde, le Brésil et même l’Allemagne.
Quid du « partenariat mondial » ! Depuis
un an, l’action du P3 au conseil de sécurité
s’en trouve considérablement entravée, par
la Russie et la Chine sur le dossier syrien en
premier lieu. Si le blocage persiste, quel autre
issue qu’une véritable réforme du Conseil de
sécurité ?
Droit à l’info : Matthew Lee doit conserver son accréditation à l’ONU
Le juriste et journaliste américain Matthew Lee risque de perdre son
accréditation aux Nations unies. Il y a un an, il avait publié sur son blog
Inner City Press des documents confidentiels qui jetaient le discrédit sur
l’action de la France et de l’ONU en Côte d’Ivoire. Depuis, le journaliste se
plaint régulièrement que les diplomates français le considèrent avec hostilité
et refusent de répondre à ses questions – généralement très pertinentes. Il
semble que ses collègues des grandes maisons, à commencer par l’AFP, mais
aussi Voice of America, aient entamé un travail de sape dont le but semble
être la fin de son accréditation auprès des Nations unies. Celle-ci doit être
renouvelée au mois d’août. Si son accréditation lui était refusée, ce serait, à
coup sûr, nous priver du regard d’un grand journaliste indépendant, auteur de
nombreux scoops à l’ONU.