Depuis 2009, un groupe de financiers et d’industriels, mené par le premier réassureur mondial, l’allemand Munich Re, a entamé le projet Desertec pour exploiter l’énergie solaire et éolienne du Sahara et alimenter l’Europe en électricité. Rêve ou cauchemar ?
Le coût de ce méga-projet – ce qui pourrait n’être qu’un rêve d’écolos : 400 milliards d’euros ! En juillet 2009, un communiqué de Siemens résume l’idée du projet : « Au Sahara, le soleil brille pendant 4800 heures par an, ce qui fournit le potentiel pour produire une énergie solaire propre. En comparaison, c’est environ trois fois plus qu’en Allemagne. Ainsi, des centrales d’énergie solaire couvrant une superficie de 300 km sur 300 km pourraient subvenir aux besoins énergétiques mondiaux. »
Le mythe du désert vierge et sous-habité qui doit être conquis et mis en valeur hante donc toujours l’imaginaire européen !
En février 2010, le consul des États-Unis en poste à Munich signale à Washington l’opportunité que l’initiative Desertec peut constituer pour les industriels américains. Dans son câble – révélé par Wikileaks sous la référence 10MUNICH28 –, le diplomate rapporte les propos d’Ernst Rauch, en charge du projet Desertec chez Munich Re. Le réassureur « s’attend à ce que ce ne soient pas les questions financières ou technologiques, mais les obstacles politiques, qui demanderont dans l’immédiat le plus d’énergie et d’attention de la toute nouvelle société Desertec Industrial Initiative (DII). Bien que le concept Desertec comprenne également le photovoltaïque, l’éolien, l’hydraulique, la biomasse et le géothermique, l’accent est mis sur les centrales thermiques solaires qui devront être situées dans des régions politiquement instables. Rauch estime que DII “dépendra en particulier des contacts de la France en Afrique du Nord pour surmonter les obstacles politiques dans les pays d’accueil potentiels.” Il a ajouté que, malgré la préférence française pour l’énergie nucléaire, les négociations avec les entreprises énergétiques françaises pour rejoindre DII étaient prometteuses. »
Quelques semaines plus tard, le français Saint-Gobain rejoint Desertec. Mais les intérêts français (AFD, Alstom, Areva, Caisse des Dépôts, EDF, GDF Suez...) se concentrent au sein du consortium Medgrid, créé fin 2010, dont l’objectif est de construire un réseau de transport d’électricité à haute capacité d’Afrique vers l’Europe. Moitié rivaux, moitié complémentaires, l’allemand Desertec et le français Medgrid se placent sous l’égide du Plan solaire méditerranéen, le projet phare de l’Union pour la Méditerranée.
L’aspect écologique des centrales solaires thermiques, qui ont la faveur des industriels de Desertec, est loin d’être évident lorsqu’on apprend que ces centrales sont actuellement hybrides. Pour compenser le coût des installations (centrale et transport d’électricité), il est nécessaire que les centrales fonctionnent à plein régime. Les centrales solaires thermiques actuelles (au Maroc et en Algérie) fonctionnent essentiellement au gaz et produisent moins de 5% « d’énergie verte » [1].
Ainsi, le projet Desertec s’apparente plus une délocalisation des émissions de CO2 d’Europe vers l’Afrique qu’à une alternative écologique. La présence d’Areva dans le projet Medgrid et la signature en 2007 d’un memorandum relatif à la « production d’énergie nucléaire et de dessalement de l’eau » et à « l’utilisation pacifique de l’énergie atomique » par la France et la Libye peut aussi faire craindre des projets de délocalisation de la production d’électricité nucléaire.
Ces projets ne sont pas viables sans financements publics, d’où l’intérêt de maintenir l’illusion d’une production d’énergie verte. Car aux financements classiques pour le développement s’ajoutent alors les aides à la production d’énergie renouvelable : tarifs de rachat d’électricité avantageux pour le producteur, accumulation de crédits carbones. Il faut ajouter que la troisième phase du système d’échange européen des quotas de CO 2débute en 2013. La moitié des nouveaux permis de polluer sera mise aux enchères au niveau européen et non plus accordée gratuitement par chaque État à ses entreprises. Du point de vue des États, l’importation d’électricité renouvelable leur sera comptabilisée comme s’il s’agissait d’une production nationale.
Autant de raison de construire des centrales électriques extraterritoriales vaguement vertes !
Message inédit de Stratfor via Wikileaks
« Si le Mali emmerde les fermes solaires, l’Europe peut démolir le Mali »
Billets d’Afrique et d’Ailleurs, publication mensuelle de l’association Survie, fait partie des médias partenaires de Wikileaks pour la publication de documents. Nous publions ici un extrait d’un message inédit de Stratfor, société de renseignement privée américaine. Le message est publié dans son intégralité par Wikileaks sur son site. En novembre 2009, les analystes de Stratfor commentent un article d’Afrol (2 novembre 2009) au sujet de Desertec. L’article en question indique que « les vagues cartes de production indiquent que les vastes déserts d’Algérie, de Mauritanie et du Mali pourraient devenir des sites de production clés. » et note aussi que « seules quelques ONG de développement ont mis en garde contre un « nouveau colonialisme solaire ».
Le commentaire très realpolitik de Mark Papic, de Stratfor, confirme sans détour les craintes de ces organisations : « L’Europe a besoin d’alternatives à l’énergie russe et l’Afrique du Nord est un bon endroit où chercher car, contrairement à son rapport avec la Russie, le rapport de puissance qu’a l’Europe avec l’Afrique est positif. En d’autres mots, si le Mali emmerde [sic] les fermes solaires, l’Europe peut démolir le Mali. Cela dit, ce projet n’irait pas sans poser des problèmes de sécurité : il faudrait encore s’entendre avec toutes sortes de tribus berbères et les réfractaires d’Al-Qaïda essayant de couper les lignes électriques. Ce projet exigerait donc de l’Europe le développement d’une infrastructure de sécurité compétente pour intervenir en profondeur en Afrique du Nord. Les ONG hippies ont raison quand elles disent que ça mènerait à un « colonialisme solaire », sauf que, contrairement à elles, la perspective m’enthousiasme réellement. »
[1] La consommation d’eau de ces centrales est aussi un sujet de graves préoccupations.