Survie

Qu’est-ce qui se cache Ladsous ? La chasse gardée de la France à l’ONU

rédigé le 7 novembre 2012 (mis en ligne le 18 décembre 2012) - Mathieu Lopes

Le « chef de l’armée du
monde
 », selon le titre
pompeux du Journal du
Dimanche (JDD, du 6 mai
2012)
est un Français
méconnu : Hervé Ladsous.
Ancien chef de cabinet de
Michèle Alliot-Marie puis
d’Alain Juppé, il dirige,
depuis 2011, le Département
des opérations de maintien
de la paix de l’ONU,
communément appelé
DPKO [1].

Hervé Ladsous

Le DPKO, c’est une tradition
française. Comme cela a déjà été
relaté dans Billets d’Afrique
, le
DPKO, créé en 1992, a été dirigé par
des Français sans discontinuer depuis
1997. Matthew Russel Lee, journaliste
d’investigation indépendant deInner
City Press (ICP)
, relevait, lors de la
nomination de Ladsous à la tête du
DPKO, que c’est un autre Français,
Jérôme Bonnafont, qui était initialement
pressenti.

Cette nomination appelait
le commentaire suivant de Mathew
Lee, en septembre 2011 :

« Inner City
Press a demandé au nouveau porte-
parole de Ban [Ki Moon], Eduardo
del Buey, de décrire le processus de
sélection et si un seul des finalistes
n’avait pas été français. Sa réponse a
été générale, affirmant que l’ensemble
des sélections à l’ONU, comme celle-
ci, était transparente. Mais il en est
autrement pour le chef du maintien de
la paix, comme pour tous les postes
de sous-secrétaires généraux. Kofi
Annan « donna » le DPKO à la France
alors qu’il était secrétaire général.
De Jean-Marie Guéhenno, le poste
passa à Alain Le Roy, et maintenant à
un troisième Français d’affilée [2]. Il est
utile à la France d’avoir le DPKO :
encore cette semaine, à Paris, Nicolas
Sarkozy s’est vanté de l’intervention
militaire de son pays en Côte d’Ivoire
et en Libye [3]. Comme révélé dans les
documents exclusifs que Inner City
Press a publiés
, cela ne pose aucun
problème à la France d’utiliser le
DPKO pour favoriser ses intérêts
économiques. »

Depuis, le journaliste
a exhumé le passif de Ladsous dans
plusieurs dossiers françafricains et a
régulièrement critiqué sa gestion du
DPKO, jusqu’à interroger sa réelle
compétence pour le poste. En réaction,
Hervé Ladsous a décidé de ne plus
répondre aux questions de Matthew
Lee, de manière plutôt abrupte au regard
de l’atmosphère toute diplomatique qui
règne aux conférences de presse de
l’ONU.

Hervé Ladsous et le Rwanda

Peu après sa prise de fonction, Inner
City Press a interrogé Ladsous sur
le Rwanda en 1994 et la position
française « qui consista à soutenir
les massacres menés par le colonel
Theoneste Bagosora
 », alors qu’Hervé
Ladsous était le représentant adjoint de
la France à l’ONU.

Ladsous esquiva la
question, en disant dédaigneusement
que « le Rwanda c’était il y a quinze
ans
 ». Dans le panégyrique du JDD, le
« génocide au Rwanda » ainsi que le
siège de Sarajevo sont évoqués ainsi :
« Deux épisodes qui ont illustré la
faiblesse de l’ONU, accusée d’être
devenue complice des horreurs commi­ses sous ses yeux dans ces deux pays
meurtris. “À la surface, oui, ce sont
des échecs des Nations unies, confesse
Ladsous, mais ce sont avant tout des
échecs de la communauté des États qui
composent l’ONU, parce que le mandat
n’avait pas été défini de manière claire,
réaliste ou raisonnable. Il faut avoir
le courage de dire aux États qu’ils ne
peuvent pas nous demander de faire des
miracles.
” »

Hervé Ladsous est pourtant
particulièrement bien placé pour savoir
quels sont les rouages de ces échecs. C’est
lui qui représentait la France lors de la
séance du Conseil de sécurité du 21 avril
1994 qui vota la diminution des effectifs
de la MINUAR [4] au Rwanda. Lors de
cette séance, le génocide des Tutsi avait
commencé depuis quinze jours.

Or, d’après de hauts gradés français
de l’époque, moins de 2000 hommes
auraient alors suffi pour arrêter le
génocide. Quelques semaines plus tard,
la France, arguant de la passivité de la
communauté internationale, intervenait
au Rwanda via l’Opération Turquoise,
alors qu’elle avait justement contribué
à cette passivité en votant la réduction
de la MINUAR à 10% de ses effectifs.

Il est vrai qu’un commandement 100%
français a permis à la France de mener
une opération ambiguë mi-humanitaire,
mi-soutien au régime génocidaire, ce
que n’aurait probablement pas permis
la MINUAR.

Et c’est justement depuis Turquoise,
très contestée, que la France s’efforce
– le plus souvent – d’obtenir un mandat
de l’ONU pour ses opérations. Le hasard
faisant bien les choses, le DPKO est aux
mains des Français depuis 1997. Autre
heureux hasard : d’après le Journal du
Dimanche, c’est à la demande d’Alain
Juppé, un des plus fervents défenseurs
de l’action de la France au Rwanda,
qu’Hervé Ladsous avait finalement été
préféré pour le poste.

Ben Ali, Sahara Occidental, Haïti : les autres questions qui dérangent

Mais le Rwanda n’est pas la seule
casserole que traîne Ladsous. D’après
Matthew Lee, ce n’est autre que Ladsous,
alors chef de cabinet de Michèle Alliot-Marie, qui aurait organisé les scandaleux
voyages de la ministre dans l’avion d’un
homme d’affaire proche du dictateur
tunisien Ben Ali.

Sur la question des conflit d’intérêts,
le journaliste d’Inner City Press pose
aussi les questions en interpellant le
responsable du DPKO sur ses anciennes
fonctions diplomatiques dans lesquelles
il a défendu la position française et sa
gestion, aujourd’hui, de situations où la
France n’est pas neutre.

À la mi-octobre 2012, le rapporteur
spécial de l’ONU sur la torture, Juan
Mendez, faisait état de cas de torture
perpétrés par les autorités marocaines
au Sahara occidental. Or, la France est
le seul pays, avec le Maroc, qui s’est
toujours opposé à ce que la MINURSO
soit pourvue d’un volet d’observation
du respect des Droits humains. A cette
occasion, Matthew Lee interrogea
Ladsous pour connaître, d’une part,
son avis sur le rôle de la MINURSO,
et d’autre part, sur le conflit d’intérêts
potentiel sur ce dossier avec ses
anciennes fonctions de représentant
adjoint de la France à l’ONU. Hervé
Ladsous refusa de répondre, comme
sur les autres sujets dérangeants,
arguant que le journaliste faisait des
insinuations insultantes.

Pourtant,
ce genre de questions est courant à
l’ONU : Jeffrey Feltman, le directeur
du Département des affaires politiques
s’est expliqué plusieurs fois sur le
conflit d’intérêts potentiel avec ses
anciennes fonctions au Département
d’État américain. Son prédécesseur, le
nigérian Ibrahim Gambari, répondait
souvent aux questions sur les liens
possibles avec ses anciennes fonctions
dans les services nigérians, à l’ONU ou
à l’Union africaine.

« Européanisation » de l’ONU en Afrique et désinformation

Au-delà de la personne d’Hervé
Ladsous, Inner City Press note un
dysfonctionnement global de l’ONU,
notamment sur l’Afrique, en particulier
en termes d’information. Par exemple,
le comité des sanctions de l’ONU sur la
Côte-d’Ivoire a tenté récemment de lier
les soutiens de Laurent Gbagbo à des
groupes terroristes au Mali.

Si personne n’y croit sérieusement, cela
a pu peser sur le rejet de la demande de
mise en liberté de Laurent Gbagbo à la
CPI, puisque le procureur s’est appuyé
sur ce rapport « fuité » pour plaider
contre sa libération.

Matthew Lee rappelle aussi que le
rapport de Steve Hege, le responsable
de l’ONU en République démocratique
du Congo, a été fortement contesté –
pas uniquement par le Rwanda. Hege
s’étant montré assez peu objectif,
notamment dans un de ses articles en
2009 [5], où il avait présenté les Forces
démocratiques de libération du Rwanda
(FDLR) [6] comme « des victimes »
pour lesquelles il ne cachait pas sa
sympathie, il faut en effet s’interroger
sur le positionnement que ce dernier
donne à l’ONU sur ce conflit, dont il
impute l’essentiel des responsabilités au
Rwanda.

Récemment, c’est la nomination de
Romano Prodi, ancien président de la
Commission européenne, comme envoyé
spécial de l’ONU au Sahel qui a fait grincer
des dents à l’Union africaine et dans
certains départements de l’ONU. Certains
pointent du doigt une « européanisation »
des missions africaines de l’ONU sous
Ban Ki-Moon. En effet, les responsables
des dernières missions de l’ONU au
Libéria, en Sierra Leone, en Côte-d’Ivoire
sont tous européens, et c’est l’ancien
ambassadeur des États-Unis au Congo qui
dirige la MONUSCO.

En ce qui concerne Prodi, de nombreuses
voix se sont élevées pour dénoncer son
absence de qualifications pour le poste.
Comme pour Ladsous ou bien d’autres, il
semble que ce soit uniquement des raisons
politiques qui aient présidé à ce choix.

Les Nations unies, loin d’être un espace
de neutralité au-dessus de la mêlée de
la guerre des Nations, semble plutôt
reproduire les rapports de domination
entre les États, du moins en ce qui
concerne l’Afrique, où la position de
l’institution semble n’être que la somme
des intérêts des grandes puissances.

Cela doit interroger celles et ceux qui,
s’opposant à l’impérialisme français,
espèrent s’en remettre à des mandats ou
une légitimité de l’ONU. Quand, en plus
de son siège de membre permanent au
Conseil de sécurité, la France accapare la
direction du DPKO, qui dirige « l’armée
du monde
 », il est illusoire d’espérer une
quelconque neutralité de l’ONU sur les
questions françafricaines.


Pour suivre le travail d’Inner City Press, notamment sur Hervé Ladsous, rendez-vous sur innercitypress.com.

[1Departement of Peacekeeping Operations

[2Le quatrième, en fait, puisque Bernard
Miyet, actuel président du directoire de la
SACEM a occupé le poste avant Jean-Marie
Guéhenno, succédant en 1997 à Koffi Annan

[3Qui étaient encore sensées être des
opérations de l’ONU

[4Mission des Nations Unies pour
l’assistance au Rwanda, chargée de soutenir
la mise en place des accords de paix d’Arusha

[5Understanding the FDLR in the DR
Congo : key facts on the disarmament &
repatriation of Rwanda Rebels, 24 février
2009, Steve Hege, Peace Appeal Foundation.
Cet article avait poussé le gouvernement
rwandais à demander à l’ONU une enquête
sur la nomination de Steve Hege à la tête du
groupe d’experts sur le Congo, au vu de ses
sympathies assumées pour les FDLR.

[6Les FDLR, Forces Démocratiques de
Libération du Rwanda, sont un groupe
armé créé par des personnes clés de
l’appareil génocidaire de 1994. Composé
essentiellement de Hutu extrémistes, ils sont
une des composantes de la déstabilisation de
l’Est du Congo. Ils sont considérés comme un
groupe terroriste et plusieurs de ses membres
font l’objet de poursuites pour crimes contre
l’humanité.

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Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 218 - novembre 2012
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