Survie

Bernard Tapie éclipse Vincent Bolloré, et pourtant...

rédigé le 7 janvier 2013 (mis en ligne le 5 mars 2013) - Pierre Caminade

À l’heure où le rachat d’organes de presse
par Bernard Tapie suscite une saine
inquiétude médiatique et politique, il est
peut-être bon de contribuer à un état des
lieux de l’empêchement du journalisme
par des intérêts économico-politiques.

Comment se fait-il que des journalistes
bien établis dans un périodique publient
parfois des reportages de qualité, mais
dérangeant certains intérêts, dans un autre
organe, indépendant des annonceurs celui-
là ? Leur rédacteur en chef leur fait-il des
remontrances bien méritées pour cette
infidélité ? Ou, à l’inverse, leur suggèrent-
ils eux-mêmes d’aller faire voir leur
article ailleurs ? La profession se trouve,
pour le moins, peu encouragée à travailler
sur les sujets sensibles, et cruciaux pour
la société.

Nous avons eu échos d’une réplique
prononcée en rédaction, à un journaliste
proposant une enquête sur le groupe
Bolloré : « Bolloré possède Havas,
et Havas c’est la pub’, alors pas
question !
 »

En effet, Havas, organisant le placement
des publicités dans la presse, tient le cordon
nourricier la reliant aux annonceurs. Le
conseil d’administration de ce premier
groupe publicitaire de France (à quasi-égalité avec Aegis), est présidé par Vincent
Bolloré en personne. Celui-ci est ainsi
gestionnaire de la principale source de
revenus de la presse française. Que reste-
t-il de la liberté de la presse concernant ce
groupe ? Une demi-poignée de journaux
indépendants refusant la publicité...

En ajoutant à cela que Vincent Bolloré a
tenté, durant les dernières années, d’entrer
de force au conseil d’administration du
principal concurrent d’Havas, Aegis, et
la volonté de l’industriel apparaît encore
plus clairement. Les règlements, qu’il
tentait de violer, l’ont finalement contraint
à renoncer à contrôler Aegis, dont il s’est
résolu à revendre ses parts.

Est-il besoin de rappeler dans Billets tout
l’intérêt pour ce groupe, au podium de
tête de la Françafrique, de maintenir le
silence sur ses activités, son expansion
et sa prospérité s’étant forgées sur les
connivences politiques, l’opacité des
havres fiscaux et judiciaires (ayant absorbé
le groupe Rivaud), des quasi-monopoles
en Afrique (entre autres), etc.

Intimidations

Les journalistes Nathalie Raulin et
Renaud Lecadre racontent comment jadis
Bolloré a aussi donné dans l’incitation
à l’autocensure (pour le dire poliment).

L’affaire concerne Mireille Rusinak,
ancienne rédactrice en chef de Valeurs
actuelles : « En 1989, elle a publié un
livre sous forme d’une galerie de portraits
de grands patrons français (Les Bons, les
Brutes et les autres, Belfond 1989]. À la
suite d’un courrier envoyé à l’éditeur,
le chapitre consacré à Vincent Bolloré
a disparu.
 » (Nathalie Raulin et Renaud
Lecadre, Vincent Bolloré. Enquête sur
un capitaliste au-dessus de tout soupçon,
Denoël 2000, p. 9) En repensant à ces
débuts de petit joueur, Vincent Bolloré
doit sourire avec attendrissement sur cette
pré-histoire de l’omerta le concernant.

Silence des publiphages

Si l’on compte sur les doigts d’une main
les livres d’enquête sur Bolloré, on
chercherait en vain tout reportage critique
dans un périodique vivant de la publicité
depuis qu’il a acquis Havas. Certains
procédés sont classiques : toute entreprise
craignant la publicité négative que
constituerait un ensemble de révélations
sur sa face cachée, ou d’analyse sur
l’éthique de ses pratiques, sait qu’il est
efficace d’accoutumer la grande presse
aux revenus de diffusion publicitaire.

Se
crée ainsi une dépendance économique
qui dissuade d’étaler les sujets qui
fâchent les mains nourricières. Que l’on
repense à la profusion des publicités pour
EDF (distributeur notamment d’énergie
nucléaire) dès une époque éloignée de sa
mise en concurrence, donc sans effet sur
sa vente aux particuliers.

Acquisitions

Bolloré est bien entendu loin d’être le
seul groupe ayant prise sur la presse.
En la matière, on pense en premier lieu
aux acquisitions, puisque aujourd’hui,
en France, les grands organes de
presse appartiennent à des groupes
ayant des vendeurs d’armes dans leur
organigramme.

Les organes de presses
que possède Bolloré n’ont pas encore
d’audience pré-dominante, mais les
mêmes intentions sont confirmées dans
cette démarche de montée médiatique [1].

Notons que, de longue date, Bolloré
commet des raids sur Bouygues,
possesseur de TF1, et qu’il a fait aussi
des tentatives de percée dans la diffusion
numérique (avec le Wimax, qui semble
être un échec) pressentis comme les
« tuyaux » médiatiques de demain...

Poursuites-bâillons

Pour parfaire l’ouvrage, il reste les
poursuites-bâillons, pratiquées par de
grands groupes comme Clearstream, qui a
intenté d’innombrables procédures contre
Denis Robert, comme Barrick Gold et
Banro, pour le procès contre les auteurs et
éditeur du livre Noir Canada, demandant
6 millions de dollars.

Bolloré a la gâchette
judiciaire facile. Après avoir prospéré
en Afrique grâce à des connivences
politiques avec des régimes totalitaires,
voire criminels contre l’humanité comme
au Liberia ou au Congo-Brazzaville,
Bolloré constitue une menace contre
la démocratie en France, faisant des
acteurs politiques majeurs ses obligés, et
contrôlant le financement de l’ensemble
de la presse.

Alors pourquoi ne s’inquiéter que de
la menace actuelle se limitant à la cité
phocéenne ?

[1Dans les médias il assure le service « de
la conception d’un message à sa réception
par le public » (p. 112-113). Il contrôle à la
fois la production de communiqué de presse
(Associated Press), de sondage (CSA), la presse
et les médias qui les commentent [...], la création
de publicité (Euro RSCG), la production (SFP,
VCF), l’achat d’espaces publicitaires (MPG
France, progression dans le concurrent Aegis),
la presse et les médias qui les diffusent (Matin
plus, Direct soir, Direct huit)... Via Aegis,
il contrôle Carat, « dont les analyses sur les
programmes audiovisuels sont largement reprises
dans les rubriques médias » (d’après Rue 89),
et il siège (grâce à Euro-RSCG) au conseil
d’administration de Médiamétrie qui contrôle
l’audimat ! Bravo l’artiste qui, avec une finesse
digne de Serge Dassault, étale sa conception
de l’indépendance de la presse : « Je suis un
investisseur industriel. Je dois donc avoir le
contrôle éditorial. » (p. 111), Billets n°168, avril
2008, d’après Vincent Bolloré, ange ou démon ?

de Nicolas Cori et Muriel Gremillet.

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Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 220 - janvier 2013
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