Survie

Luttes d’influences au Sahara

La France et l’UE gendarmes du Sahara

rédigé le 7 janvier 2013 (mis en ligne le 14 janvier 2013) - Gérard Moreau, Juliette Poirson

[ NB : cet article a été rédigé avant le déclenchement de l’opération Serval ]

Un an après le
déclenchement de la crise
au Mali, par la rébellion
armée du Mouvement
national de libération de
l’Azawad (MNLA), les
Maliens (sur)vivent dans
l’incertitude du lendemain
tandis le leadership d’une
intervention fait l’objet
d’âpres discussions.

La rébellion du MNLA débutée le
17 janvier 2012 a sonné le glas
d’une armée malienne incapable
de protéger sa population et son territoire
national à l’image du régime, décati et miné
par la corruption. Le coup d’Etat militaire
du 22 mars 2012 a encore affaibli l’Etat
et accéléré l’occupation du nord du pays
par d’autres groupes armés, islamistes,
ayant supplanté le MNLA : Ansar Dine,
le Mujao et AQMI.

Si les médias ont
beaucoup focalisé sur les exactions
contre les populations restées au nord et
la destruction du patrimoine historique
et religieux, l’exode de centaines de
milliers de personnes, plus de 355 000 en
décembre 2012 [1], a été quasiment occulté.

Tout comme a été négligée la situation
socio-économique catastrophique qui
prévaut dans l’ensemble du pays du
fait de la récession liée au coup d’Etat,
de l’instabilité politique et de l’arrêt
des aides internationales structurelles
– comme celle de l’Union européenne.

Au demeurant, la corruption galopante,
les prébendes étatiques, les ravages des
privatisations imposées dans les années
80/90 et la misère endémique d’avant la
crise n’ont jamais ému le gouvernement
français. Mais derrière le rideau des bons
sentiments soudainement retrouvés, des
appétits voraces expliquent largement
les tractations autour du Mali en crise.

Appétits et rivalités au Sahel

L’ancienne puissance coloniale est
très présente au Mali où elle maintient
d’importants intérêts économiques : ses
capitaux et ses dirigeants se trouvent
à la tête de banques, d’entreprises
du bâtiment, du commerce, de l’ali­
mentation, ou de communication comme
Orange Mali (filiale de France Télécom)
qui se targue de peser assez lourd pour
contribuer à la hauteur de 5% du budget
de l’Etat malien (Site web Investir en
Zone Franc et Orange Mali). Quant au
nord du Mali, il représente une zone
hautement stratégique pour la fameuse
« sécurisation de l’accès aux matières
premières
 », expression qui revêt une
double signification.

Sécurisation de l’existant d’abord
avec les mines d’uranium d’Areva au
nord du Niger, primordiales pour le
nucléaire civil et militaire français.
Areva a prévu d’y investir 1,2 milliards
d’euros pour la nouvelle mine géante
d’Imouraren. Même avec 600 soldats
nigériens affectés à la sécurisation du
site d’Areva, (Rapport d’information
sur la situation sécuritaire dans les pays
de la zone sahélienne, 6 mars 2012,
Assemblée nationale) l’exploitation de
l’uranium peut être directement visée
par les terroristes au Sahara, vivant de
trafics et de prises d’otages.

Sécurisation ensuite pour s’assurer
l’accès futur aux ressources minérales,
alors que la donne internationale s’est
profondément transformée. Si le Sahel
était traditionnellement la chasse gardée
de la France, la course aux ressources
minérales et les changements d’équilibre
mondiaux ont amené les grandes puis­
sances, les « pays émergents », les
puissances régionales comme l’Algérie
et les investisseurs, à s’intéresser
également au gâteau sahélien.

A cet
égard, la militarisation croissante du
pourtour sahélien est un signe fort, en
plus des investissements américains
ou chinois, comme l’ouverture, en
2010, de la mine d’uranium chinoise
d’Azelik au nord du Niger, le montage
d’un joint-venture en 2005 entre Total,
Sipex (filiale de l’algérienne Sonatrach)
et Qatar Petroleum International pour
l’exploration du pétrole du bassin de
Taoudeni côté Mauritanie, etc.

Luttes d’influences à l’ONU

Depuis juillet 2012, la France déploie un
grand activisme pour une intervention
militaire rapide au Mali. Bien sûr, ce
sont surtout les arguments humanitaires,
la lutte contre le terrorisme qui sont mis
en avant mais il s’agit aussi de préserver,
voire de renforcer sa domination dans
la zone sahélienne tout en évitant
d’apparaître comme le traditionnel
gen­darme néocolonial de l’Afrique.

La France mène donc une double
stratégie déjà expérimentée au Tchad
en 2008 : d’une part, obtenir du Conseil
de sécurité de l’ONU une résolution
conférant une légitimité internationale
à une intervention de la CEDEAO
(Communauté économique des Etats de
l’Afrique de l’Ouest) (qu’elle piloterait
de fait) et d’autre part impliquer l’UE
afin de ne pas trop apparaître sur le
devant de la scène.

Le 5 juillet dernier, la France a
obtenu l’adoption à l’unanimité par
le Conseil de sécurité d’une première
résolution (2056). En septembre,
sous les pressions de la France et de
la CEDEAO, le président malien par
intérim, s’est décidé à demander une
« intervention militaire » à l’ONU. Une
demande annoncée par... Laurent Fabius,
le ministre français des Affaires étrangères
à la veille de la réunion de haut niveau sur
la situation au Sahel au siège onusien de
New York !

L’adoption, le 12 octobre, de la résolution
2071 par le Conseil de sécurité, témoigne de
l’entrée en scène de l’Algérie appuyée par
les Etats-Unis. Cette nouvelle résolution
réclame à la CEDEAO – incapable de
le faire depuis des mois – des plans
d’intervention militaire au nord du Mali
et exige l’amorce d’un dialogue politique
avec les groupes armés « maliens » ayant
rompu leurs liens avec les organisations
terroristes.

Négociations, manœuvres et compromis
ont abouti à l’adoption d’une troisième
résolution présentée par la France
le 20 décembre dernier. Beaucoup
moins floue que les précédentes,
cette résolution 2085 témoigne là-aussi de la concurrence à laquelle se
livrent la France et les Etats-Unis sur
le dossier malien. La résolution 2085
« engage instamment » entre autres
au « dialogue politique pour rétablir
pleinement l’ordre constitutionne
l »
et à l’organisation des élections
présidentielle et législatives avant
« avril 2013 ». Ce dernier point étant
une exigence américaine à laquelle la
France s’était, dans un premier temps,
opposée arguant du fait qu’il serait
ridicule d’organiser des élections
uniquement sur une partie du territoire
malien. De plus, la résolution 2085,
consacre une nette distinction entre le
déploiement de la MISMA (Mission
internationale de soutien au Mali) sous
l’égide de l’ONU et la European Union
Training Mission Mali (EUTM-Mali),
pour laquelle la résolution se contente
de « prendre note ».

Enfin, loin des tractations de couloirs,
Susan Rice, ambassadrice des États-Unis
auprès de l’ONU, a lâché le morceau
qualifiant de « merdique » le projet
d’intervention soutenu par la France,
avec 3 300 soldats de la CEDEAO.
Les Etats-Unis préférant une force
onusienne dans laquelle la CEDEAO,
clairement sous giron français, n’aurait
pas un rôle prépondérant.

Reste que les contours de la MISMA
ne sont pas véritablement définis, la
résolution appelant tous les membres de
l’ONU (et pas seulement la CEDEAO) à
y participer et se contentant d’un appel
à contribution pour son financement.
Même avec les fonds que la France, les
Etats-Unis ou encore l’UE dans le cadre
de sa « Facilité de paix pour l’Afrique »
sont disposés à débourser, on peut
penser qu’il faudra beaucoup de temps
pour qu’elle se mette en place.

Mais les autorités françaises peuvent
afficher une certaine autosatisfaction
puisque cette résolution contient
l’essentiel de ce qu’elle souhaitait (sans
guère se soucier d’ailleurs de la volonté
des représentants maliens, largement
marginalisés dans ces négociations) :
l’ONU confère une légalité inter­na­­tionale à une intervention « sous
conduite africaine
 » recourant à la
force sous le chapitre VII de la Charte
des Nations Unies [2] d’une part, et d’autre part
elle entérine l’existence de l’EUTM-Mali – qui n’est pas assujettie aux
décisions onusiennes, ce qu’ont bien
pris soin de rappeler le gouvernement
français (Jean-Yves Le Drian, La
Croix, 24 décembre 2012) et la Haute
représentante de l’UE.

La France en tenue de camouflage de l’UE

Le Conseil des Affaires étrangères
de l’Union européenne (UE) du
10 décembre a acté la mise en place
d’une opération militaire de formation
des forces armées maliennes, l’EUTM-Mali, mission « composée de 400 à
500 hommes au total, dont environ
250 instructeurs
 » (AFP, 26 décembre
2012). Une opération qui s’inscrit dans
le cadre de sa « Stratégie pour la sécurité
et le développement au Sahel » datant
de 2011 et réactualisée en novembre
2012 (Bruxelles, 14 novembre 2012,
L’Union européenne et le Sahel), qui
développe une approche régionale et
globale de « la crise dans la région
du Sahel
 » et propose d’y remédier
selon quatre axes : « Développement,
bonne gouvernance et règlement des
conflits internes ; action politique
et diplomatique ; sécurité et État de
droit ; et lutte contre l’extrémisme
violent et la radicalisation
 ». Sécurité et
lutte contre l’extrémisme apparaissent
donc comme des piliers primordiaux de
cette stratégie, dictée par les intérêts
multiformes de l’UE dans la zone, en
particulier « la sécurité énergétique et
l’immigration illégale
 » [3].

L’EUTM-Mali comme ses autres
missions militaires en Afrique, servent
le positionnement stratégique de l’UE
en Afrique, et les deux principaux pays que
sont la France et l’Allemagne s’accordent
pour jouer leur propre partition. Pour
l’Allemagne, il s’agira par exemple de
saisir des opportunités économiques et de
conforter sa place de troisième vendeur
d’armes au monde. La France, elle, garde
le leadership grâce à sa connaissance
approfondie des réalités africaines.

En tant que nation-cadre de l’opération,
la France va en assumer de fait le
commandement, pour lequel elle a pro­
posé le général François Lecointre, qui
a notamment participé à deux missions
tristement célèbres en Afrique : Turquoise
puis Licorne – où la France a largement
bafoué le cadre d’intervention onusien.
Ainsi, elle peut garder le leadership et être
« présente directement et indirectement,
sans trop apparaître
 » selon les
propres termes de Laurent Fabius
devant la Commission des affaires
étrangères de l’Assemblée nationale le
24 octobre dernier.

Autre avantage non négligeable en cette
période de vaches maigres budgétaires :
mutualiser les coûts au niveau européen.
L’opération sera d’autant moins coûteuse
à la France (et aux autres Etats) que
les conclusions créant l’EUTM-Mali
« demandent à la Commission d’identifier
les fonds additionnels du dizième FED qui
pourraient être mobilisés
 ». Autrement dit,
les officiers français et européens seront
(du moins en partie) payés sur les budgets
de l’aide au développement déjà définis.

Comme à l’accoutumée l’objectif de
formation militaire doit se comprendre
selon une interprétation assez large. Il
s’agit de former certes. Mais au-delà,
il s’agit de réorganiser les chaînes de
commandement de l’armée malienne, ce qui
permet d’influencer, voire de « participer
de très près à certaines opérations [des]
élèves
 » (Le Monde du 13 novembre
2013), ce qui peut revenir à assurer le
commandement de fait d’une intervention,
même si les autorités françaises soulignent
qu’il n’est pas question que des troupes
françaises participent aux combats. Outre
le fait qu’il est toujours possible à des
soldats de justifier a posteriori la sortie
du cadre défini, il faut rappeler que,
depuis les « tirailleurs sénégalais », les
interventions militaires françaises font
traditionnellement appel à des soldats
africains pour les combats.

Un journaliste des questions européennes
de défense souligne que l’EUTM-Mali n’est « qu’une des facettes de
l’intervention multiforme
 », où l’UE et la
France (ainsi que d’autres pays européens
et les Etats-Unis) interviendront égale­
ment dans la fourniture d’« un ‘important’
soutien logistique, de renseignement
et matériel
 », « dans la planification
de l’opération (des militaires européens
sont au QG de l’Union africaine comme
à la CEDEAO dans cet objectif)
 »
mais également dans les « opérations
discrètes : renseignement, fermeture des
voies d’accès, désorganisation des bases
arrières
 » notamment avec des avions ou
des drones [4].

Tout cela permet à la France et aux
Européens d’avancer leur propre agenda
et de se désolidariser des perspectives de
l’ONU. Alors que divers responsables
de l’ONU évoquent une intervention en
septembre 2013. Le ministre français de
la Défense, Jean-Yves Le Drian assure
que « l’intervention militaire pourra
avoir lieu au premier semestre de l’année
prochaine
 », (La Croix, 24 décembre
2012) une façon de rappeler qui tient les
rênes de l’intervention à venir !

La souveraineté malienne négligée

Après le renforcement de sa présence, via les
opérations des forces spéciales françaises
au Sahel, ses interventions militaires en
Côte d’Ivoire puis en Libye en 2011, la
mainmise militaire de la France sur le Sahel
se perpétue. Une logique dans laquelle elle
est appuyée par l’Union européenne qui
cherche à s’assurer un accès aux matières
premières alors qu’on assiste à une ruée
vers l’Afrique. A cet égard, l’UE se voit de
plus en plus comme gendarme de l’Afrique
– par France interposée.

Alors qu’on s’achemine vers une guerre, ce
que vit la population malienne, ce qu’elle
risque avec la diffusion de la violence est
totalement occulté. Il appartient donc aux
Maliens de reprendre le contrôle de leur
destin et il nous incombe d’exiger de la
France et de l’UE une politique centrée
sur le soutien de la souveraineté des
peuples au lieu d’une politique prompte
à décider de la guerre et construite sur
l’hypocrisie, les fausses justifications et
la préservation de ses intérêts.

Le risque de dépeçage du Mali

Les intérêts économiques et stratégiques au Sahara détaillé plus haut et
l’absence affichée de perspective post-conflit et politique par les tenants
d’une intervention militaire, nommément la France et l’UE font augurer du
dépeçage du Mali à moyen terme, dans un contexte d’extrême faiblesse
des institutions maliennes.

La perte de souveraineté du Mali est déjà d’ailleurs largement entamée.
Ce sont en effet les organisations internationales qui imposent des
stratégies de sortie de crise politique. Ainsi en est-il par exemple de
l’injonction de la résolution 2085 de l’ONU à mettre en place des élections
(pour des questions formelles de légalité internationale) alors que toute
une partie du territoire est occupée : cette demande n’entérine-elle pas
de fait la partition du Mali ? N’est-elle pas une façon de maintenir au
pouvoir la même clique politique et de couper court à tout débat entre
Maliens et tout processus de sortie de crise politique endogène, comme
l’évoquent certains médias ?

Les troupes étrangères (de l’UE et de la CEDEAO) déjà présentes ou à
venir à Bamako et dans tout le Mali peuvent ainsi être perçues comme
force d’imposition des décisions prises par la communauté internationale
sans les Maliens – même si certains l’appellent de leurs vœux. Dans un
contexte où la stabilisation de la situation politique et la reconquête du
Nord du pays vont prendre de longs mois, voire des années, une présence
militaire étrangère continue s’apparente aussi à une mise sous tutelle.

Une économie sinistrée et un Etat de droit défaillant

La crise que traverse le Mali a d’énormes répercussions économiques et
sociales, dans le nord mais aussi dans l’ensemble du pays et notamment
dans la capitale à Bamako. Un récent rapport de l’ONG Human Rights Watch
(HRW, 20 décembre 2012) souligne « l’avènement d’une période qui inscrit le
pouvoir des armes au-dessus de l’État de droit » et alerte sur les « tensions
ethniques alimentées par la manipulation politique de l’ethnicité par certains
dirigeants politiques et militaires ».

L’occupation du nord du pays a fortement perturbé la production agricole et
le commerce. Le secteur tertiaire est en forte récession (-8,8%). Les sociétés
dont les premiers clients étaient les institutions ont vu leur chiffre d’affaires
chuter, du fait de la réduction du budget de l’Etat ayant suivi l’arrêt des
aides internationales. Le tourisme et l’hôtellerie restauration sont durement
touchés tandis que les prix flambent : carburant, gaz et produits de première
nécessité sont parfois passés du simple au double augmentant le risque
d’insécurité alimentaire pour un grand nombre de personnes. L’industrie
est également touchée : 20% des usines de la capitale ont fermé et 60%
ont recours au chômage technique. Dans le secteur des transports, la
compagnie nationale Air Mali a suspendu fin décembre ses activités pour
neuf mois.

[1En août 2012, plus de 450 000 étaient
recensées comme étant déplacées ou réfugiées
par le Haut commissariat aux réfugiés ; à début
décembre 2012, les chiffres donnés par cette
agence des Nations Unies étaient de 155 000
réfugiés et plus de 200 000 déplacés internes.

[2Détail des articles du Chapitre VII Action
en cas de menace contre la paix, de rupture de la
paix et d’acte d’agression,

[3Dans les motifs du déploiement de la
mission civilo-militaire au Niger, Mauritanie
et Mali (août 2012), le Conseil rappelle :
« Le Sahel occupe une place importante dans
l’agenda politique de l’UE. Les intérêts de
l’Europe dans cette région sont multiples : ils
comprennent la lutte contre l’insécurité et la
criminalité organisée, la sécurité énergétique et
l’immigration illégale ».

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Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 220 - janvier 2013
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