Au moment où les opérations
militaires laissent la place
à la réflexion sur l’avenir, le
jeu des intérêts se manifeste
clairement. L’opération
Serval est la partie visible
d’une politique régionale
solidement élaborée.
« Je considère qu’il faut faire
beaucoup plus au niveau
européen que ce qui est fait en
ce moment.... Il faut bien voir ce qui est
en jeu, ce qui est en jeu c’est l’avenir du
Mali, mais c’est l’avenir de l’Afrique toute
entière, et c’est l’avenir de l’Europe »(France Culture, 27 janvier).
Ce point de vue, largement partagé dans la classe politique française, est celui de l’ancien patron du PCF, aujourd’hui chef du MUP (Mouvement unitaire progressiste), Robert Hue par ailleurs sénateur et vice-président de la commission des Affaires étrangères, de la Défense et des Forces armées.
Dans leur livre de prospective Chindiafrique, Boillot et Dembiski analysent les grands
équilibres du monde en 2030, « la Chine, l’Inde et l’Afrique feront le monde de demain ». Quelle sera alors la place de l’Europe ? Et ils posent la question : « Les
Européens vont-ils relever le défi africain à l’heure des grandes migrations de leur
voisin immédiat ? »
Quant au monde des affaires, le sentiment d’urgence s’exprime au grand jour :
« Quelles qu’elles soient, elles [les entreprises] doivent se presser pendant
que les Chinois construisent des routes à péages, les Libanais installent des
supermarchés et les Qataris ou les Saoudiens bâtissent de grands hôtels. »
Pour la journaliste des Echos (17 janvier) il n’y a pas de temps à perdre ! Jusqu’à
présent, les voix chinoises se sont faites plutôt discrètes, mais il ne faudrait pas
s’imaginer que les enjeux de concurrence ne seraient pas perçu du côté chinois : le
18 janvier, He Wenping, directrice des Etudes africaines à l’académie chinoise
des Sciences sociales (CASS), a publié dans le quotidien chinois Global Times
un article intitulé « Il faut se méfier de la légitimation du nouvel interventionnisme,
en Afrique », dans lequel elle met en lumière des risques liés à l’intervention française, dont le principal porte sur la légitimation de l’ingérence extérieure.
Il apparaît donc bien clairement que
derrière la justification « anti-terroriste »
de l’intervention française c’est la mise
en œuvre d’un projet politique global.
D’une part, et contrairement à ce qui a
été affirmé par le président français, il
y a bien, dès maintenant, des intérêts
économiques au Mali [1], mais si l’on se
place dans une perspective prospective,
comme le dit Robert Hue, c’est l’intérêt
futur de l’Europe qui se joue, dans un pays - le Mali - aux très forts potentiels, et, que
la géographie a placé comme clé de voûte de tout l’ouest du Sahel. Pour garder sa
place dans le grand jeu de la concurrence
économique, la France, dont le tissu
industriel est mal en point, reprend,
pour le revivifier, sa forte tradition
interventionniste : mainmise, logique
de tutelle, encadrement, non seulement
ingérence, mais encadrement politique - par la force militaire si besoin .
Tout se passe comme si l’indépendance du
Mal – pourtant toute relative – avait volé
en éclat. Avec l’intervention française on
voit s’afficher sans vergogne la tutelle
directe. Militaires, politiques, experts,
journalistes tout le monde en France sait
ce qui est bon pour le Mali et ce qu’il
doit faire. Une tutelle de chaque instant,
encadrée de toutes parts. Et les Maliens
n’ont qu’à appliquer.
D’abord celle du général Lecointre,
commandant de la mission européenne de
formation de l’armée malienne (EUTM
Mali) :
« La guerre n’est pas finie. Il y a un
réel besoin sur le long terme. La mission
européenne a un objectif, en réalité, au
moins autant politique que militaire [2].Il est de reconstruire l’armée malienne
pour restaurer l’intégrité territoriale de
l’Etat malien, et de construire une armée
respectueuse de la démocratie et de
l’Etat de droit... Il faut donc considérer
les choses sur le temps long, au moins le
temps moyen, et non sur le court terme »
Le 16 janvier, l’ambassadeur de France à Bamako, Christian Rouyer, évoquant le
décret d’état d’urgence promulgué par le
président malien par intérim, Dioncounda
Traoré, explique de façon décomplexée
qu’il attend que l’ordre règne à Bamako
comme s’il était ministre de l’Intérieur :
« On ne pouvait pas se réveiller un jour
sans savoir quelles manifestations allaient
entraver la vie publique. L’activité
économique était au ralenti et des gens
brûlaient des pneus sur les routes. Il y
avait d’autres qui criaient des slogans
contre le Président ou le Premier ministre
(...) L’Etat d’urgence était nécessaire.L’heure n’est plus aux chicanes ni aux
discussions vaines. L’heure est à l’unité.
La nation est en danger, le pays doit s’unir contre un adversaire commun ».
Après les militaires et les diplomates,
une véritable armada de spécialistes
s’active pour infantiliser encore plus
les responsables maliens. Gilles Holder,
anthropologue, spécialiste du Mali brille
par sa franchise : « L’intervention nous
donne des responsabilités énormes
et coûteuses car le Mali n’a pas les
ressources pour se reconstruire. Il doit
être pensé par ceux qui y ont intérêt. C’est
triste mais c’est ainsi. Ce pays devra être
accompagné financièrement. Pourquoi
la France, qui n’y a guère d’intérêt
économique, ne serait-elle pas légitime
à le faire ? Au lieu d’invoquer l’histoire
commune passée, imaginons le futur ! »
(Le Monde, 28 janvier).
La France a
d’ailleurs appelé Bamako à « engager
sans plus attendre des discussions avec les
représentants légitimes des populations
du Nord (élus locaux, société civile)
et les groupes armés non terroristes
reconnaissant l’intégrité du Mali » (AFP,
30 janvier).
Pierre Boilley, historien spécialiste du
monde touareg, a beau développer des
analyses fines et critiques des faits et
des groupes, cela ne l’empêche pas de
quitter l’objectivité scientifique pour
jouer les conseillers politiques : « (...) Je
crois qu’il serait maintenant intéressant
et fondamentalement utile d’accorder
ce qui avait été a minima mis en place
dans le pacte [des années 90] c’est-à-
dire une forme d’autonomie interne qui
permette donc un développement plus
accéléré, une prise en main beaucoup
plus importante et approfondie des
populations du nord et une garantie
surtout que l’armée malienne ne viendra
pas comme une armée conquérante dans
la région avec son lot, hélas, qu’on a pu
voir, d’exactions et d’humiliations en 90.
(...) ». (France Culture, 31 janvier)
S’il est impératif de prévenir les actes
de vengeance, le refus fait à l’armée
malienne de pénétrer sur une partie du
territoire est une ingérence flagrante.
Et que s’est-il passé quand le président
Dioncounda Traoré a présenté sa feuille
de route au vote de l’Assemblée nationale
du Mali – elle-même prolongée au delà
de son mandat ? De fortes réserves ont
été émises : « Au sujet de la négociation
avec “les groupes armés qui ne remettent
pas en cause l’intégrité territoriale et la
constitution”, il y a eu un tollé général
des députés, selon lesquels il n’y a pas
de négociation possible avec le MNLA. »
(Koaci, 29 janvier). Les députés voient
bien la manœuvre plus que classique :
application du principe « diviser pour
régner ».
Pour finir, il a bien fallu voter - comment
faire autrement ? - et la feuille de route a
été adoptée à l’unanimité ! Réaction de
satisfaction à Paris : « Un porte-parole du
ministère des Affaires étrangères a salué
l’adoption par le Parlement malien mardi
d’une « feuille de route » politique pour
l’après-guerre. Ce document prévoit une
discussion avec certains groupes armés
dans le cadre de la « réconciliation
nationale » et le président Dioncounda
Traoré a déclaré espérer des élections
avant le 31 juillet »
Si pour les Maliens toute expression
de résistance à cette tutelle est encore délicate, elle se manifeste clairement
au Burkina Faso. Chrisogone Zougmoré
du Mouvement burkinabè des Droits
de l’homme et des peuples (MBDHP)
s’indignait :
« De l’intervention de
l’armée française, je voudrais d’abord
m’inquiéter de la manière dont elle
s’opère et surtout de ses conséquences
sur la situation au Burkina ainsi que
dans les autres pays voisins du Mali.
Chose curieuse en effet, c’est par la
voix du ministre français de la Défense,
sur RFI, que nous avons appris que,
dans le cadre de l’opération Serval,
la France disposerait d’unités et de
matériels militaires déployés au Burkina
Faso. Et il l’a annoncé sans sourciller
et de la manière la plus naturelle qui
soit. C’est inadmissible ! Qui a donc
donné l’autorisation à la France, à
l’insu des Burkinabè, de déployer ces
unités et ce matériel sur notre sol d’Etat
indépendant ? Est-il certain qu’elles
repartiront une fois l’opération Serval
terminée ou les maintiendra-t-on chez
nous pour autre chose ? Et lorsqu’on
parle d’attitude de type néocolonialiste,
certains osent encore s’offusquer »,(Lefaso.net, 28 janvier).
Faut-il rappeler qu’à l’origine de la crise
d’aujourd’hui se trouve l’affaiblissement
complet du Mali et de ses institutions,
pourtant déjà fortement encadré et aidé
par quantité d’organismes extérieurs.
Non seulement les grandes puissances, la
France en tête, vont maintenir cet état de
fait, mais elle profitera des opportunités
ouvertes par l’intervention armée.
L’expérience a montré que les autorités
françaises font rarement preuve de
philantropie sur le continent. Il est aussi
à craindre que, se servant de l’image de
libératrice gagnée à coups de canon, la
France pourrait aller encore plus loin
dans sa mainmise, lâchant quelques
miettes à ses bons alliés. Ne faudrait-il pas plutôt respecter la souveraineté
du Mali, desserrer l’étau militaire,
diplomatique, économique, intellectuel
qui a affaibli le pays ? Remettre à
plat les codes miniers et fonciers, les
modalités de toutes les aides, tirer un
trait sur les dettes illégitimes, restaurer
le bien public, pour ne pas reprendre
tous les outils qui ont conduit le Mali à
la déconfiture ?
Le vrai tournant historique serait là.
[1] Les références sont nombreuses, voici deux exemples : pour le sol, www.oaklandinstitute.org Pour le sous-sol : www.mining-mali.com
[2] souligné par nous