Survie

1993 : que savait-on un an avant le génocide des Tutsi au Rwanda ?

rédigé le 4 mai 2013 (mis en ligne le 29 mai 2013) - Mathieu Lopes

La France a fourni un appui
au régime qui a commis
le génocide des Tutsi de
1994. Les autorités de
notre pays l’ont-elles fait
en connaissance de ce
que leurs alliés rwandais
préparaient alors ? Vingt
ans après, selon les
pièces découvertes par
les différents travaux
judiciaires, parlementaires ou
journalistiques, le doute n’est
pas permis.

Quand, en janvier 1993, Jean
Carbonare, de retour d’une mis­sion internationale d’enquête
au Rwanda alerte l’opinion française de
l’imminence du génocide [1], il n’est pas en
possession d’informations exclusives :
il ne fait que confirmer des informations
qui circulent déjà parmi la communauté
internationale et notamment dans les services
français, qui font état de massacres de Tutsi
entre 1990 et 1993 et du risque de massacres
de plus grande ampleur.

Le mot « génocide » envisagé dès 1992

Le mot de génocide
est même envisagé en 1992 dans un rapport
de la Ligue belge de défense des Droits
de l’homme pour décrire le massacre des
Tutsi Bagogwe [2]. Le rapport belge ne laisse
planer aucun doute sur la responsabilité
des autorités rwandaises de l’époque :
« La situation s’est caractérisée par une
intervention de l’armée et des autorités
civiles pour attiser la tension et, ensuite,
soit encadrer des groupes de paysans qui
s’en allaient accomplir la sale besogne, soit
assurer des groupes autonomes de paysans
de l’impunité complète, ou encore perpétrer
eux-mêmes des exactions
 ». L’ambassadeur
belge, dans un rapport à sa hiérarchie en
mars 1992, est explicite : « Nous venons de
recevoir [...] une liste des membres de l’état-
major secret chargé de l’extermination des
Tutsi du Rwanda et d’écraser l’opposition
hutue intérieure
. »

De même, en 1993, Bacre Waly Ndiaye,
rapporteur spécial de l’ONU sur les
exécutions extrajudiciaires, sommaires ou
arbitraires, alerté par la mission à laquelle
Jean Carbonare a participé, se rend au
Rwanda et rédige un rapport qui confirme
les conclusions de la mission. Même les
autorités rwandaises y « reconnaissent
la substance des allégations contenues
dans le rapport. En particulier, l’existence
de massacres de populations civiles y
est admise et regrettée, de même qu’une
certaine responsabilité de quelques auto­rités rwandaises
 », arguant néanmoins
que la faute en reviendrait au FPR [3]
en attaquant le pays aurait provoqué un
« amalgame » et la « désignation collective
de tous les Tutsi
 » comme ennemi intérieur.
Bacre Waly Ndiaye précise que « si pour la
majorité de la population la cohabitation
pacifique entre les deux ethnies principales
est possible, il existe cependant une certaine
élite qui, pour s’accrocher au pouvoir,
continue à alimenter la haine ethnique
 ».

En décembre 1993, des officiers des Forces
armées rwandaises (FAR) [4], se désolidarisant
de leur hiérarchie, adressent une lettre à
Roméo Dallaire, le commandant de la force
de l’ONU au Rwanda – mais aussi à de
nombreux diplomates. Ils y dénoncent un
groupe de militaires proches des premiers
cercles du pouvoir, qui, refusant les
accords de paix, mènent « des manœuvres
diaboliques tendant à semer le désordre et la
désolation au sein de la population
 ».

Pour
les auteurs de cette lettre : « Les événements
qui viennent de se produire à Kirambo,
Mutura, et Ngenda sont suffisamment élo­
quents. D’autres massacres du genre sont
en train de se préparer et devront s’étendre
sur toutes les régions du pays à commencer
par les régions dites à forte concentration
de l’ethnie tutsi notamment le Bugesera,
Kibuye, Kibungo, etc. Cette stratégie vise
à faire croire à l’opinion qu’il s’agit de
troubles à caractère ethnique et à inciter le
FPR, comme ce fut le cas en février 1993,
à violer le cessez-le-feu, ce qui servirait de
prétexte pour la reprise des hostilités
 ».

Déjà en 1990...

Quand, en 1990, attaqué par le FPR, le
régime d’Habyarimana fait appel à ses
alliés, la Belgique et la France répondent
présents et fournissent des troupes.
Mais très vite, les Belges constatent les
exactions, « les arrestations arbitraires
et les massacres de Tutsi organisés par
les FAR
 » [5].

Cela occasionnera un vif débat au
parlement belge où un député s’exclamera
« soit on reconnaît qu’il s’agit d’une opération militaire de soutien à un
régime scandaleux, et on reste ; soit on
rassemble les Belges qui le souhaitent
et on part
 » [6]. Et les Belges partent
effectivement, trois semaines après ce
débat. Mais les Français restent.

Ce qu’en savait la France

Les militaires et la diplomatie française,
très implantés au Rwanda et proche des
extrémistes ne sont évidemment que
trop bien informés de ce qui se passe et
conscients des risques à venir. Ainsi, dès le
13 octobre 1990, le colonel Galinié, attaché
de Défense à l’ambassade de France indique
dans un télégramme que « les paysans hutus
organisés par le MRND [7] ont intensifié
la recherche des Tutsis suspects dans les
collines, des massacres sont signalés dans la
région de Kibilira à 20 kilomètres nord-ouest
de Gitarama. Le risque de généralisation,
déjà signalé, de cette confrontation, paraît
ainsi se concrétiser
 ».

Le même mois, l’ambassadeur français
Martres remonte à Paris que « les Tutsi sont
convaincus que si la victoire du pouvoir
actuel était totale [face au FPR], le départ
des troupes françaises et belges aurait pour
résultat d’aggraver la répression et les
persécutions et conduirait à l’élimination
totale des Tutsi
 » (même si la suite des
événements éclaire cette intuition d’un jour
très différent sur le supposé rôle protecteur
des troupes françaises).

A l’inverse, le colonel Galinié considère
fin octobre 1990 que c’est le rétablissement
d’un « royaume tutsi » qui entraînerait
« selon toute vraisemblance l’élimination
physique à l’intérieur du pays des Tutsis,
500 000 à 700 000 personnes, par les
Hutus, 7 000 000 d’individus.
 » [8] Quelles que
soient les divergences dans ces analyses,
elles démontrent dès 1990, que la France
intervient auprès du régime rwandais en
toute conscience du risque génocidaire.

Les autorités françaises continuent aussi à
fournir des armes au régime rwandais alors
qu’elles savent pertinemment qu’il arme la
population. Ainsi le colonel Cussac, attaché
de défense à Kigali écrit dans un télégramme
du 22 janvier 1992 : « Le ministère de
l’Intérieur rwandais a décidé [...] d’armer
la population de la zone frontalière.
300 armes [...] seront distribuées dans
le secteur de Ruhengeri et Byumba et 76
dans le Mutara
 ». Il indique que les armes
sont données à des « personnes constituées
en milice d’auto-défense
 » et s’interroge :
« Les armes ne seront-elles utilisées que contre le FPR ? Ne
risquent-elles pas de
servir à l’exécution
de vengeances person­
nelles, ethniques ou
politiques ?
 »

Les
réponses à ces questions
semblent pour le moins
évidentes dans les
contexte des massacres
qui se déroulent de
1990 à 1993.

L’ambassadeur
français rend même
compte du numéro de
décembre 1990 de la
revue Kangura comme
accentuant « la nervosité
de la population au sein
de laquelle l’idéologie
de l’extrémisme hutu
gagne du terrain chez
les uns, tandis qu’elle
terrorise les autres
 » [9].

Il faut préciser que
dans ce numéro de
Kangura figure les
« 10 commandements du Hutu », qui assènent ouvertement l’idéologie
raciste désignant les tutsi comme l’ennemi, de même que tout hutu qui s’opposera à cette idéologie.

Le fac-similé de la quatrième de couverture du numéro de décembre 1990 de la revue extrémiste Kangura avec le portrait de François Mitterand sous-titrée « un véritable ami du Rwanda ».

Un rapport éloquent

La mission de Jean Carbonare s’adresse aussi à l’ambassadeur Martres avant de revenir en France. Le 19 janvier 1993, celui-ci relate les informations dont Carbonare lui fait part dans un télégramme :

« Le rapport que la mission déposera à la fin du mois de janvier en Belgique ne fera qu’ajouter l’horreur à l’horreur déjà connue. En revanche, M. Carbonare affirme que la mission a obtenu les aveux d’un membre « repenti » des « escadrons de la mort », Janvier Africa, [...]. Ces aveux démentent la thèse officiellement adoptée selon laquelle ces violences ethniques ont été provoquées par les réactions de la population aux attaques du FPR. Selon Janvier Africa, les massacres auraient été déclenchés par le président Habyarimana lui-même au cours d’une réunion de ses proches collaborateurs. M. Carbonare m’en a présenté la liste (les deux beaux-frères du président, Casimir Bizimungu, les colonels Bagosora, Nsen­giyumva, Serubuga, etc.).

Au cours de cette réunion, l’opération aurait été programmée, avec l’ordre de procéder à un génocide systématique, en utilisant, si nécessaire, le concours de l’armée et en impliquant la population locale dans les assassinats, sans doute pour rendre celle-ci plus solidaire dans la lutte contre l’ethnie ennemie ».

Ce télégramme diplomatique, qui confir­me que les autorités françaises étaient pleinement informées de la planification du génocide par leurs alliés rwandais, présente l’intérêt supplémentaire d’accuser nominativement certains extré­mistes politiques et militaires. Il y est d’ailleurs question du colonel Serubuga, qui malgré ces accusations très anciennes, coulera des jours paisibles en France pendant des années, à Strasbourg notamment, malgré une plainte portée par Survie, la FIDH et le CPCR entre autres.

Au vu de ces quelques documents – il en existe d’autres - il n’est pas possible aux autorités françaises, vingt ans après, d’invoquer l’ignorance pour justifier leur engagement de 1990 à 1993 aux côtés du futur régime génocidaire.

[1Journal télévisé de 20 h sur Antenne 2 le 24 janvier 1993. Jean Carbonare, décédé en 2009 a été président de Survie de 1988 à 1994. Voir Il y a 20 ans... le génocide des Tutsi au Rwanda était en préparation et la France savait, Survie, 24 janvier 2013

[2D’après la fondation Ntarama, la population des Bagogwe passera de 100 000 à 50 000 personnes de 1990 à 1992 et sera entièrement éliminée en 1994. Voir Le massacre des Bagogwe, un prélude au génocide des Tutsi, Rwanda 1990-1993, Diogène Bideri, l’Harmattan.
Cet ouvrage indique d’ailleurs que des militaires français étaient parfaitement au courant de ces massacres et que leur rôle auprès des tueurs, via la formation notamment, doit être établi.

[3Le Front patriotique rwandais est une coalition de , qui Rwandais en exil qui ont fui le régime au pouvoir et les massacres de Tutsi dans les décennies précédentes et qui combattent le régime depuis 1990.

[4L’armée du régime d’Habyarimana puis du régime génocidaire

[5Noirs et Blancs menteurs, Philippe Brewaeys, Racine RTBF, mars 2013

[6Député écologiste Xavier Winkel, 11 octobre 1990, cité dans Noirs et blancs menteurs.

[7Mouvement révolutionnaire national pour le développement, parti unique, jusqu’en 1991, du président Habyarimana

[8Télégramme du colonel Galinié du 24 octobre 1990

[9Télégramme diplomatique du 19 décembre 1990

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Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 224 - mai 2013
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