La France a fourni un appui au régime qui a commis le génocide des Tutsi de 1994. Les autorités de notre pays l’ont-elles fait en connaissance de ce que leurs alliés rwandais préparaient alors ? Vingt ans après, selon les pièces découvertes par les différents travaux judiciaires, parlementaires ou journalistiques, le doute n’est pas permis.
Quand, en janvier 1993, Jean Carbonare, de retour d’une mission internationale d’enquête au Rwanda alerte l’opinion française de l’imminence du génocide [1], il n’est pas en possession d’informations exclusives : il ne fait que confirmer des informations qui circulent déjà parmi la communauté internationale et notamment dans les services français, qui font état de massacres de Tutsi entre 1990 et 1993 et du risque de massacres de plus grande ampleur.
Le mot de génocide est même envisagé en 1992 dans un rapport de la Ligue belge de défense des Droits de l’homme pour décrire le massacre des Tutsi Bagogwe [2]. Le rapport belge ne laisse planer aucun doute sur la responsabilité des autorités rwandaises de l’époque : « La situation s’est caractérisée par une intervention de l’armée et des autorités civiles pour attiser la tension et, ensuite, soit encadrer des groupes de paysans qui s’en allaient accomplir la sale besogne, soit assurer des groupes autonomes de paysans de l’impunité complète, ou encore perpétrer eux-mêmes des exactions ». L’ambassadeur belge, dans un rapport à sa hiérarchie en mars 1992, est explicite : « Nous venons de recevoir [...] une liste des membres de l’état- major secret chargé de l’extermination des Tutsi du Rwanda et d’écraser l’opposition hutue intérieure. »
De même, en 1993, Bacre Waly Ndiaye, rapporteur spécial de l’ONU sur les exécutions extrajudiciaires, sommaires ou arbitraires, alerté par la mission à laquelle Jean Carbonare a participé, se rend au Rwanda et rédige un rapport qui confirme les conclusions de la mission. Même les autorités rwandaises y « reconnaissent la substance des allégations contenues dans le rapport. En particulier, l’existence de massacres de populations civiles y est admise et regrettée, de même qu’une certaine responsabilité de quelques autorités rwandaises », arguant néanmoins que la faute en reviendrait au FPR [3] en attaquant le pays aurait provoqué un « amalgame » et la « désignation collective de tous les Tutsi » comme ennemi intérieur. Bacre Waly Ndiaye précise que « si pour la majorité de la population la cohabitation pacifique entre les deux ethnies principales est possible, il existe cependant une certaine élite qui, pour s’accrocher au pouvoir, continue à alimenter la haine ethnique ».
En décembre 1993, des officiers des Forces armées rwandaises (FAR) [4], se désolidarisant de leur hiérarchie, adressent une lettre à Roméo Dallaire, le commandant de la force de l’ONU au Rwanda – mais aussi à de nombreux diplomates. Ils y dénoncent un groupe de militaires proches des premiers cercles du pouvoir, qui, refusant les accords de paix, mènent « des manœuvres diaboliques tendant à semer le désordre et la désolation au sein de la population ».
Pour les auteurs de cette lettre : « Les événements qui viennent de se produire à Kirambo, Mutura, et Ngenda sont suffisamment élo quents. D’autres massacres du genre sont en train de se préparer et devront s’étendre sur toutes les régions du pays à commencer par les régions dites à forte concentration de l’ethnie tutsi notamment le Bugesera, Kibuye, Kibungo, etc. Cette stratégie vise à faire croire à l’opinion qu’il s’agit de troubles à caractère ethnique et à inciter le FPR, comme ce fut le cas en février 1993, à violer le cessez-le-feu, ce qui servirait de prétexte pour la reprise des hostilités ».
Quand, en 1990, attaqué par le FPR, le régime d’Habyarimana fait appel à ses alliés, la Belgique et la France répondent présents et fournissent des troupes. Mais très vite, les Belges constatent les exactions, « les arrestations arbitraires et les massacres de Tutsi organisés par les FAR » [5].
Cela occasionnera un vif débat au parlement belge où un député s’exclamera « soit on reconnaît qu’il s’agit d’une opération militaire de soutien à un régime scandaleux, et on reste ; soit on rassemble les Belges qui le souhaitent et on part » [6]. Et les Belges partent effectivement, trois semaines après ce débat. Mais les Français restent.
Les militaires et la diplomatie française, très implantés au Rwanda et proche des extrémistes ne sont évidemment que trop bien informés de ce qui se passe et conscients des risques à venir. Ainsi, dès le 13 octobre 1990, le colonel Galinié, attaché de Défense à l’ambassade de France indique dans un télégramme que « les paysans hutus organisés par le MRND [7] ont intensifié la recherche des Tutsis suspects dans les collines, des massacres sont signalés dans la région de Kibilira à 20 kilomètres nord-ouest de Gitarama. Le risque de généralisation, déjà signalé, de cette confrontation, paraît ainsi se concrétiser ».
Le même mois, l’ambassadeur français Martres remonte à Paris que « les Tutsi sont convaincus que si la victoire du pouvoir actuel était totale [face au FPR], le départ des troupes françaises et belges aurait pour résultat d’aggraver la répression et les persécutions et conduirait à l’élimination totale des Tutsi » (même si la suite des événements éclaire cette intuition d’un jour très différent sur le supposé rôle protecteur des troupes françaises).
A l’inverse, le colonel Galinié considère fin octobre 1990 que c’est le rétablissement d’un « royaume tutsi » qui entraînerait « selon toute vraisemblance l’élimination physique à l’intérieur du pays des Tutsis, 500 000 à 700 000 personnes, par les Hutus, 7 000 000 d’individus. » [8] Quelles que soient les divergences dans ces analyses, elles démontrent dès 1990, que la France intervient auprès du régime rwandais en toute conscience du risque génocidaire.
Les autorités françaises continuent aussi à fournir des armes au régime rwandais alors qu’elles savent pertinemment qu’il arme la population. Ainsi le colonel Cussac, attaché de défense à Kigali écrit dans un télégramme du 22 janvier 1992 : « Le ministère de l’Intérieur rwandais a décidé [...] d’armer la population de la zone frontalière. 300 armes [...] seront distribuées dans le secteur de Ruhengeri et Byumba et 76 dans le Mutara ». Il indique que les armes sont données à des « personnes constituées en milice d’auto-défense » et s’interroge : « Les armes ne seront-elles utilisées que contre le FPR ? Ne risquent-elles pas de servir à l’exécution de vengeances person nelles, ethniques ou politiques ? »
Les réponses à ces questions semblent pour le moins évidentes dans les contexte des massacres qui se déroulent de 1990 à 1993.
L’ambassadeur français rend même compte du numéro de décembre 1990 de la revue Kangura comme accentuant « la nervosité de la population au sein de laquelle l’idéologie de l’extrémisme hutu gagne du terrain chez les uns, tandis qu’elle terrorise les autres » [9].
Il faut préciser que dans ce numéro de Kangura figure les « 10 commandements du Hutu », qui assènent ouvertement l’idéologie raciste désignant les tutsi comme l’ennemi, de même que tout hutu qui s’opposera à cette idéologie.
La mission de Jean Carbonare s’adresse aussi à l’ambassadeur Martres avant de revenir en France. Le 19 janvier 1993, celui-ci relate les informations dont Carbonare lui fait part dans un télégramme :
« Le rapport que la mission déposera à la fin du mois de janvier en Belgique ne fera qu’ajouter l’horreur à l’horreur déjà connue. En revanche, M. Carbonare affirme que la mission a obtenu les aveux d’un membre « repenti » des « escadrons de la mort », Janvier Africa, [...]. Ces aveux démentent la thèse officiellement adoptée selon laquelle ces violences ethniques ont été provoquées par les réactions de la population aux attaques du FPR. Selon Janvier Africa, les massacres auraient été déclenchés par le président Habyarimana lui-même au cours d’une réunion de ses proches collaborateurs. M. Carbonare m’en a présenté la liste (les deux beaux-frères du président, Casimir Bizimungu, les colonels Bagosora, Nsengiyumva, Serubuga, etc.).
Au cours de cette réunion, l’opération aurait été programmée, avec l’ordre de procéder à un génocide systématique, en utilisant, si nécessaire, le concours de l’armée et en impliquant la population locale dans les assassinats, sans doute pour rendre celle-ci plus solidaire dans la lutte contre l’ethnie ennemie ».
Ce télégramme diplomatique, qui confirme que les autorités françaises étaient pleinement informées de la planification du génocide par leurs alliés rwandais, présente l’intérêt supplémentaire d’accuser nominativement certains extrémistes politiques et militaires. Il y est d’ailleurs question du colonel Serubuga, qui malgré ces accusations très anciennes, coulera des jours paisibles en France pendant des années, à Strasbourg notamment, malgré une plainte portée par Survie, la FIDH et le CPCR entre autres.
Au vu de ces quelques documents – il en existe d’autres - il n’est pas possible aux autorités françaises, vingt ans après, d’invoquer l’ignorance pour justifier leur engagement de 1990 à 1993 aux côtés du futur régime génocidaire.
[1] Journal télévisé de 20 h sur Antenne 2 le 24 janvier 1993. Jean Carbonare, décédé en 2009 a été président de Survie de 1988 à 1994. Voir Il y a 20 ans... le génocide des Tutsi au Rwanda était en préparation et la France savait, Survie, 24 janvier 2013
[2] D’après la fondation Ntarama, la population des Bagogwe passera de 100 000 à 50 000 personnes de 1990 à 1992 et sera entièrement éliminée en 1994. Voir Le massacre des Bagogwe, un prélude au génocide des Tutsi, Rwanda 1990-1993, Diogène Bideri, l’Harmattan. Cet ouvrage indique d’ailleurs que des militaires français étaient parfaitement au courant de ces massacres et que leur rôle auprès des tueurs, via la formation notamment, doit être établi.
[3] Le Front patriotique rwandais est une coalition de , qui Rwandais en exil qui ont fui le régime au pouvoir et les massacres de Tutsi dans les décennies précédentes et qui combattent le régime depuis 1990.
[4] L’armée du régime d’Habyarimana puis du régime génocidaire
[5] Noirs et Blancs menteurs, Philippe Brewaeys, Racine RTBF, mars 2013
[6] Député écologiste Xavier Winkel, 11 octobre 1990, cité dans Noirs et blancs menteurs.
[7] Mouvement révolutionnaire national pour le développement, parti unique, jusqu’en 1991, du président Habyarimana
[8] Télégramme du colonel Galinié du 24 octobre 1990
[9] Télégramme diplomatique du 19 décembre 1990