Le 27 juin 1994, dans les
montagnes de Bisesero
à l’ouest du Rwanda, une
patrouille française découvre
une centaine de survivants
tutsi toujours pourchassés
par les génocidaires. Ils
disent être deux mille environ,
dispersés sur les hauteurs.
Ces Tutsi en danger de
mort ne sont ni évacués, ni
protégés. Ce n’est que trois
jours plus tard, le 30 juin,
qu’un autre détachement
des forces de Turquoise leur
porte secours. Entre temps,
plus d’un millier d’entre eux
ont été massacrés.
Eric Nzabihimana a perdu sa sœur et
sa fiancée durant ces trois jours. Il
est à l’époque instituteur et maîtrise
le français. C’est lui, le 27 juin, qui arrête
les quatre véhicules où ont pris place une
douzaine de commandos de l’air, ainsi que
trois journalistes. Bernard Kayumba, lui, sort
du trou où il se terre, épuisé, pour parler aux
soldats français.
Avant le génocide, il était
étudiant en philosophie. Eric et Bernard ne se
connaissent pas encore le 27 juin 1994. Mais
ils sont venus ensemble en France à la fin du
mois d’avril 2013 pour être entendus par le
juge Claude Choquet, responsable du pôle
« génocides et crimes contre l’humanité »
du tribunal de Paris. En 2005, tous deux
ont en effet porté plainte contre X, X étant
des militaires français, pour complicité
de génocide [1]. Porté plainte pour avoir été
abandonnés aux assassins par les soldats de
Turquoise.
Quand le lieutenant-colonel Jean-Rémy
Duval et ses hommes montent vers Bise
sero, ce 27 juin 1994, ils veulent vérifier
un renseignement obtenu la veille, à
Kibuye : des Tutsi rescapés des tueries
seraient encore en vie sur les hauteurs.
Quelques milliers peut-être, sur les 50 000
environ qui y avaient trouvé refuge au
mois d’avril, fuyant le génocide depuis
les régions voisines.
Fin juin, il ne reste que de petits groupes,
pourchassés quotidiennement par les
miliciens et la population hutu, sous la
supervision de militaires des Forces armées
rwandaises et des autorités civiles.
C’est sur le petit transistor dont les piles
lui sont fournies par un ami hutu qu’Eric
Nzabihimana a entendu que les soldats
français de Turquoise étaient arrivés
au Rwanda. Il a vu leurs hélicoptères
atterrir à Gishyita, à quelques kilomètres
à vol d’oiseau de Bisesero. Alors quand
il aperçoit le convoi du lieutenant-colonel
Duval, ce 27 juin 1994, il veut leur décrire
la situation désespérée des survivants tutsi :
« Ils se sont arrêtés. [...] Mes collègues,
voyant que je n’étais pas en danger, se sont
rapprochés de moi. Je leur ai demandé
d’apporter quelques cadavres qui étaient
éparpillés partout à côté de la route. Ils
ont emmené des morts qui étaient encore
chauds et qui saignaient. Les militaires
français ont fini par constater que ce que
je disais était vrai. »
« Ils ont dit : « Nous sommes venus pour
vous sauver, mais nous ne sommes pas
prêts aujourd’hui. » J’ai dit : « Si vous nous
laissez comme ça alors que les tueurs sont
là sur les collines, à votre départ ou demain,
ils vont revenir. N’y a-t-il pas moyen de
rester pour nous sauver, nous protéger ? Ou
bien nous partons avec vous ? » Ils ont dit :
« Ce n’est pas possible. Nous ne sommes
pas sûrs de cette région. Restez dans vos
cachettes. Nous serons de retour dans trois
jours. » [2]
Montrant au chef des Français les miliciens
Interahamwe sur les hauteurs voisines,
Bernard Kayumba lui dit que les miliciens
vont les tuer s’il part avec ses hommes.
Mais cela ne modifie pas la décision du
lieutenant-colonel Duval : « Nous devons
partir. Mais nous reviendrons, je vous le
promets ! » [3]
Duval rend compte de sa découverte le
jour même. La hiérarchie militaire prétend
aujourd’hui le contraire, accusant ainsi
cet officier d’être seul responsable de
la mort d’un millier de Tutsi. Pourtant,
le soir du 27 juin, le commandant de la
force Turquoise, le général Jean-Claude
Lafourcade, envoie un fax à Paris où il écrit
pencher pour l’hypothèse que se trouvent à
Bisesero des « Tutsi ayant fui les massacres
d’avril et cherchant à se défendre sur place »
et non des « éléments FPR infiltrés » [4].
Pourtant, Christophe Boisbouvier, l’un des
journalistes qui était avec Duval, diffuse le
28 juin à midi sur RFI un reportage sur la
rencontre de la veille. Pourtant, Patrick de
Saint-Exupéry et Dominique Garraud, eux
aussi avec Duval, font paraître le 29 juin leurs
articles dans Le Figaro et Libération...
N’écoutant pas la radio, ne lisant pas la presse,
prétendant n’avoir reçu aucun compte-rendu
interne, l’état-major n’est pas au courant.
C’est donc « par hasard » que le capitaine de
frégate Marin Gillier « découvre » le 30 juin,
pour la seconde fois, les Tutsi survivants
de Bisesero. Gillier, stationné à Gishyita,
entend et observe depuis trois jours les
chasses à l’homme qui ont lieu à quelques
kilomètres à vol d’oiseau. Il voit monter
les tueurs vers Bisesero. Pense-t-il qu’ils
vont combattre le FPR alors que la plupart
sont munis d’armes blanches ? Ce 30 juin
1994, il traverse Bisesero sans rien voir et
va jusqu’à un village plus éloigné.
Mais
des journalistes, Michel Peyrard et Benoît
Gysembergh, de Paris-Match, et Sam Kiley,
du Times, tombent sur un groupe de Tutsi.
Un détachement de militaires français, dont
fait partie Thierry Prungnaud, enfreint les
ordres et retourne sur place. Prévenu, Gillier
arrive à son tour et alerte les secours.
Le capitaine de frégate Marin Gillier n’avait
pas l’ordre de sauver les Tutsi de Bisesero
le 30 juin. C’est contraint et forcé que l’état-
major les a secourus, trois jours trop tard
pour beaucoup d’entre eux.
« Briefant » ses subordonnés, dont Duval et
Gillier, à leur arrivée au Rwanda le 23 juin,
le colonel Jacques Rosier, chef du COS
Turquoise, avait transformé les victimes
en bourreaux et résumé la situation en
expliquant que « des rebelles tutsi venant
d’Ouganda envahissent le pays par le nord
et zigouillent tous les autres » [5]...
[1] Une troisième plainte concernant Bisesero a
été déposée par Innocent Gisanura.
[2] Conférence d’Eric Nzabihimana à Strasbourg
le 21 novembre 2011.
[3] « Rwanda : les assassins racontent leurs
massacres », Patrick de Saint-Exupéry, Le
Figaro, 29 juin 1994.
[4] Laure de Vulpian et Thierry Prungnaud,
Silence Turquoise, éditions Don Quichotte, 2012,
[5] Silence Turquoise, p. 103. Sur Bisesero, on
lira aussi avec profit Jacques Morel : La France
au cœur du génocide des Tutsi, Izuba éditions
– L’Esprit frappeur, 2010, « Chapitre 31. Durant
quatre jours, les militaires français se rendent
complices de l’extermination des survivants tutsi
de Bisesero » (l’ouvrage est téléchargeable :
jacques.morel67.pagesperso-orange.fr/ ).