Survie

Paul Desmarais : un fantôme hante l’Europe…

rédigé le 2 novembre 2013 (mis en ligne le 3 janvier 2014) - Alain Deneault

Peut-on dire mort celui qui a toujours eu des allures de fantôme ? L’ombre du financier
canadien Paul Desmarais, parrain de la carrière politique de Nicolas Sarkozy, a plané de
manière inquiétante sur l’appareil d’État du Canada d’abord, et sur le régime français
ensuite. Il a trépassé le 8 octobre dernier.

Comme financier, Desmarais a été
un repreneur. Le mythe veut que,
simple propriétaire d’une flotte
d’autocars au début des années 1950, ce
génie des affaires ait accumulé une
fortune considérable, au point de pouvoir
s’acheter la société énergétique Power
Corporation, le quotidien de droite La
Presse, des sociétés d’assurance... Il a
développé, enfin, un fonds
d’investissement colossal, lui permettant
de s’imposer, par exemple, dans le conseil
consultatif international de Barrick Gold [1]
ou dans les conseils d’administration de
Suez et de Total.

C’est d’abord dans l’establishment
financier anglophone qu’il a fait sa
fortune. Dans le livre qu’il lui a consacré,
Derrière l’État Desmarais : Power
(éditions Les Intouchables, 2011), Robin
Philpot explique pourquoi ce boutiquier
francophone issu de la province
majoritairement anglophone de l’Ontario
s’est trouvé massivement soutenu à
l’origine par la Banque Royale du Canada.
À cette époque, le discours
indépendantiste des Québécois
francophones martèle que le Canada rend
impossible l’accès aux affaires de la
communauté francophone. Desmarais est
alors épaulé par l’establishment ontarien
pour illustrer le contraire.

L’entrepreneur a fini par régner sur un
intimidant empire. La financière Power
Corporation gère aujourd’hui d’imposants
portefeuilles dans le domaine de
l’assurance, des fonds de retraite et autres
fonds communs de placement. La Pargesa
Holding, cofondée par Desmarais et
l’homme d’affaire belge Albert Frère et
enregistrée en Suisse, détient des parts
chez Total, GDF Suez, Lafarge, Pernod
Ricard, SGS ou la minière Imerys. Il
contrôle aussi plusieurs journaux, maisons
d’édition et firmes de communication au
Canada via sa filiale Gesca.

Desmarais a régné en maître sur la vie
politique canadienne. De 1967 à 2006, il a
allègrement commandité les carrières
politiques de tous les Premiers ministres
que le pays a vu défiler dans la capitale
d’Ottawa. Proche de Pierre-Elliott
Trudeau durant son règne de 1967 à 1984,
il fut également un homme d’influence
pour son successeur Brian Mulroney, au
pouvoir de 1984 à 1993. En ce sens,
Mulroney a candidement déclaré à la
presse, pour marquer le décès de
Desmarais : « Je l’appelais et je lui
demandais : “Que penses-tu
de telle
chose, de tel individu ?” Et sur un ton très
catégorique, il me disait : “Ne touche pas
à ça” ou alors : “J’ai connu ce groupe en
telle année, méfie-toi...”

 ».

Vint ensuite comme Premier ministre le
tour de Jean Chrétien. Il fut un proche de
Desmarais au point de marier entre eux
leurs enfants.

Paul Martin a ensuite pris la relève. Il a
d’abord travaillé au sein de l’empire
Desmarais, comme président de
l’entreprise de transport maritime Canada
Steamship Lines (CSL) que détenait alors
la Power Corporation, avant que
Desmarais ne la lui cède après treize
années de loyaux services. Cette CSL fut à
l’origine d’un scandale : alors qu’il était
ministre des Finances, il a fait modifier la
loi pour pouvoir implanter cette société
aux Bermudes et à la Barbade, se
soustrayant à l’impôt. Paradoxalement, il
a donc été celui qui a le plus contribué à
faire connaître le problème des paradis
fiscaux au Canada.

Partenaire financier de la famille Frère de
Belgique, Desmarais avait ses entrées en
Europe, et notamment en France. On
relate souvent que pour le satisfaire,
connaissant sa fascination pour Napoléon,
François Mitterrand aurait montré à Paul
Desmarais, qui accompagnait le Premier
ministre Mulroney lors d’une visite
diplomatique à l’Élysée (!), le document
d’abdication de Napoléon. S’agissait-il
d’une évocation de ce qui advient
aujourd’hui de la politique face à la haute
finance ? On le croirait en voyant la suite.
Desmarais a fait partie des rares invités de
la fameuse soirée du Fouquet’s, qui
marqua la victoire de Nicolas Sarkozy à la
présidentielle de 2007. Celui-ci
l’a décoré
de la plus haute distinction de l’État
français, la Grand croix de la Légion
d’honneur. Seulement 61 personnes ont eu
droit à cette décoration.

Se faisant plus
ubuesque qu’Ubu, Sarkozy, en 2011, a
poussé la logique au point d’élever
également l’épouse de Desmarais,
Jacqueline, au rang de la Légion
d’honneur. La raison de tous ces insignes
hommages ? Le président Sarkozy la
donnera, aussi candidement que le ferait
un homme politique canadien : « Si je suis
aujourd’hui président, je le dois en partie
aux conseils, à l’amitié et à la fidélité de
Paul Desmarais. Un homme m’a invité au
Québec dans sa famille. Nous marchions
de longues heures en forêt, et il me disait :
“il faut que tu t’accroches, tu vas y
arriver, il faut que nous bâtissions une
stratégie pour toi.”
 ». C’était au milieu
des années 1990, après l’élection
présidentielle de Jacques Chirac et la mise
au ban du camp Balladur, auquel Sarkozy
appartenait. De même, après son échec à
l’élection de 2012, Sarkozy s’empressera
d’aller «  prendre des vacances au
Canada
 ». Cette proximité pourrait
expliquer le retournement de Sarkozy sur
la fusion GDF-Suez,
à laquelle il était
initialement opposé, mais qui intéressait
fortement Frère et Desmarais [2].

Un peu plus d’un an avant sa mort, la
mouvance Anonymous a diffusé un
reportage complaisant financé par la
famille Desmarais
sur les cérémonies du
75e anniversaire de Jacqueline. Une fête
au coût de quinze millions de dollars, dans
le domaine décadent de Sagard — un
palais royal officieux sis dans la région de
Charlevoix au Québec — où convergent,
comme on le voit dans ce documentaire,
ceux qu’Edward Bernays [3] désignait
comme les « faiseurs d’opinions ».

[1Multinationale
canadienne numéro un
mondial de l’extraction d’or

[3« Edward L. Bernays est généralement
reconnu comme l’un des principaux créateurs
(sinon le principal) de l’industrie des relations
publiques et donc comme le père de ce que les
Américains nomment le spin, c’est-à-dire
la
manipulation
 », Normand Baillargeon, préface
à Edward Bernays, Propaganda, Comment
manipuler l’opinion en démocratie, Zones

#GénocideDesTutsis 30 ans déjà
Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 229 - novembre 2013
Les articles du mensuel sont mis en ligne avec du délai. Pour recevoir l'intégralité des articles publiés chaque mois, abonnez-vous
Pour aller plus loin
a lire aussi