Survie

Le sabre et la machette

Officiers français et génocide tutsi

rédigé le 3 mars 2014 (mis en ligne le 6 mai 2014) - François Graner

Editions Tribord, sortie le 20 mars 2014.

Quel rôle ont joué les officiers français dans le génocide
tutsi, il y a tout juste vingt ans ? Une démarche originale
pour se faire son opinion : recouper leurs propres
déclarations publiques. Cette recherche fait émerger des
informations inédites, et sa conclusion est d’une
étonnante actualité pour le public français. Questions à
l’auteur, François Graner.

Billets d’Afrique : pouvez­-vous nous expliquer votre démarche ?

Depuis vingt ans, sur la base de
nombreux témoignages, de hauts officiers
français se font reprocher d’avoir été
complices des extrémistes hutus qui ont
perpétré le génocide des Tutsis. Ces
officiers démentent tous les témoignages
accusateurs. Mon but a été de les écouter,
de rassembler tous les arguments qu’ils
fournissent pour leur défense, et de les
recouper pour déterminer s’ils constituent
un tableau cohérent.

Du fait justement des reproches qui leur
sont adressés, ces officiers ont écrit des
livres pour se défendre, donné des
conférences, accordé des entretiens,
ouvert des blogs ou des sites internets. En
outre, il y a eu une Mission d’Information
Parlementaire, et des enquêtes judiciaires,
qui ont déclassifié des documents secret­
défense. Donc
contrairement aux
opérations militaires habituelles, dans le
cas du Rwanda n’importe quel Français a
accès à une grande masse de documents
d’origine militaire qui sont publics.
J’ai donc fait ce que peut faire tout
Français qui veut comprendre quel a été
le rôle des officiers de son pays. J’ai
consulté les textes originaux qu’ils ont
écrit eux­-mêmes, et plus généralement les
sources militaires, que ces officiers ne
démentent pas. J’ai relevé plus d’un
millier de citations, en les situant dans
leur contexte, et je les ai assemblées pour
répondre à une trentaine de questions sur
les actions et les motivations de ces
officiers.

Billets : Qu’est-­ce que ton livre apporte par rapport aux autres ?

De nombreux journalistes, rescapés,
chercheurs, ou militants ont fourni depuis
vingt ans des témoignages et des
documents qui accusent des officiers
français. L’association Survie a dénoncé
l’aide française aux extrémistes hutus dès
le début, et même un an avant le
génocide. Je me suis basé sur ces travaux
existants, et en particulier sur l’énorme
travail de référence de Jacques Morel [1].

J’en ai extrait spécifiquement les textes
militaires, que j’ai complétés par d’autres
sources que j’ai trouvées. Ce qui est
nouveau, c’est surtout que ce que je cite
est ce qui est étayé par les officiers eux­
mêmes. Cela fait un livre court, qui
permet aux non­-spécialistes de se faire
leur propre opinion.

Ce qui en ressort c’est que les textes des
officiers, paradoxalement, confortent et
précisent plusieurs reproches qui leurs
sont adressés, par exemple sur leur
inaction face aux massacres. On peut
analyser comment ils ont laissé émettre
les radios qui appelaient à la haine, et
comment ils ont provoqué la fuite de
membres du gouvernement génocidaire
au lieu de les arrêter. Sur les accusations
d’avoir livré des Tutsis rescapés aux
tueurs, dans les collines de Bisesero, j’ai
pu constater que ces officiers présentent
de nombreuses justifications, dont
chacune,
prise
séparément,
serait
acceptable, mais qui mises ensemble sont
massivement contradictoires.

J’ai également trouvé des éléments qui
pour moi étaient entièrement inattendus :
sur la façon dont l’armée française
incorpore dans sa doctrine la possibilité
d’avoir recours à des mercenaires ; sur
l’influence de l’armée dans la politique
française, et en particulier le poids
personnel du chef d’État­Major des
armées, l’amiral Lanxade ; et enfin, sur
l’hypothèse de ce que l’armée française aurait pu jouer un rôle dans l’attentat du 6
avril 1994 contre l’avion du président
rwandais, hypothèse qui ne peut plus être
écartée
dédaigneusement
et
doit
maintenant être considérée au même titre
que les autres.

Billets : Cela te perme-t­-il de déterminer les responsabilités de ces officiers ?

Pour les déterminer, il faudrait une vraie
enquête, si possible avec les moyens dont
disposent les magistrats du "pôle
génocide
". Cependant, analyser les
déclarations d’officiers permet d’établir un
tableau cohérent et vraisemblable des
responsabilités individuelles de tel ou tel,
à commencer par l’amiral Lanxade. Celui­
ci était très proche du président François
Mitterrand, qu’on voit réaffimer à
plusieurs reprises l’engagement de la
France aux côtés du pouvoir rwandais.

Ces officiers décrivent leur action, et
celle de l’armée, comme efficace et
professionnelle, au service de la France.
Leurs explications révèlent qu’ils n’ont
guère modifié leur stratégie du fait du
génocide. Ils affirment avoir bien exécuté
les ordres, comme ils le font d’habitude.
Cependant, on constate qu’ils ont eux­
mêmes fortement influencé les politiciens
qui leur ont donné des ordres, y compris
en filtrant et biaisant l’information donnée
au gouvernement et aux médias.
On lit dans les déclarations des officiers
que certains se sont personnellement
impliqués aux côtés de l’armée rwandaise,
malgré son rôle moteur dans le génocide.

A l’inverse, plusieurs officiers prennent
leur distance ; avant le génocide, le
général Jean Varret a même essayé de
ramener l’intervention française dans des
limites acceptables, mais il a été limogé.

A
cela
s’ajoute
l’adjudant­-chef
Prungnaud, qui dit avoir désobéi aux
ordres : celui-­ci ne fait pas partie des
officiers supérieurs.

Billets : Est­-ce que cette étude est d’actualité ?

Tout à fait. Vingt ans après, on constate
encore en République Démocratique du
Congo les conséquences de ce que les
génocidaires hutus ont pu s’enfuir et
reconstituer leurs forces au Kivu.

L’actualité est aussi judiciaire : outre les
enquêtes suite aux plaintes contre l’armée
française, il y a également le premier
procès en France d’un Rwandais accusé
de génocide. Il est d’ailleurs frappant de
constater que, comme au Tribunal Pénal
International, quand des officiers français
témoignent, c’est parce que l’accusé fait
appel à eux comme témoins de la
défense. Des officiers continuent de
glorifier publiquement leur action en
1994 au Rwanda.

Surtout, l’analyse de l’intervention au
Rwanda met à jour les mécanismes de
décision et d’action des opérations
militaires extérieures françaises. Le poids
de l’armée dans les décisions, le rôle
spécifique joué par les forces spéciales
pour des actions clandestines sous le
contrôle personnel du chef d’État­-Major
des armées, le soutien à tout prix à des
clans alliés fidèles à la France : ces
mécanismes sont toujours en place
actuellement. Que se passera­-t-­il si, pour
défendre à tout prix sa zone d’influence,
la France soutient à nouveau un régime
génocidaire ?

Vous pouvez commander ce livre auprès
de
Survie
en
écrivant
à
logistique@survie.org

[1Jacques Morel, La France au cœur du
génocide des Tutsi
, Izuba ­ L’esprit frappeur,
2010, disponible en pdf sur internet.

#GénocideDesTutsis 30 ans déjà
Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 233 - mars 2014
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