L’attentat du 6 avril 1994 a été le signal du déclenchement du génocide des Tutsi.
Vingt ans après, ses auteurs sont toujours inconnus, mais les soupçons s’orientent
aujourd’hui clairement en direction des militaires extrémistes hutu. Pourtant, depuis 1994,
les autorités françaises ont longtemps fait preuve d’une volonté opiniâtre d’accuser à tout
prix le Front Patriotique Rwandais (FPR) et Paul Kagame. Quel sens revêt cette insistance ?
Le 6 avril 1994, peu avant 20 h 30, l’avion du président Juvénal Habyarimana est abattu par des tirs de missile alors qu’il s’apprête à atterrir sur la piste de l’aéroport de Kigali. Rendu public en janvier 2012, le rapport balistique remis aux juges Marc Trévidic et Nathalie Poux confirme ce que des experts britanniques avaient établi en
2009 pour la commission Mutsinzi (commission rwandaise chargée d’enquêter sur l’attentat) : les tirs sont partis du camp militaire de Kanombe, et non, comme l’affirmait le juge Bruguière, de Masaka, situé à quelques kilomètres et considéré comme plus accessible à un commando FPR. Le camp de Kanombe, lui, était en 1994 le cantonnement d’une unité d’élite des forces armées rwandaises (FAR) : le bataillon para-commando. Il jouxtait la résidence du chef de l’Etat, elle-même surveillée par un détachement de la garde présidentielle. Il est exclu qu’un commando du FPR ait pu s’introduire dans ce secteur, le mieux contrôlé du Rwanda.
L’expertise balistique fait donc clairement porter les soupçons sur les militaires hutu
extrémistes. Cette piste était depuis 1994 corroborée par de nombreux faits : la mort de Habyarimana est évoquée par les médias extrémistes, ouvertement ou en
termes voilés, à partir de décembre 1993 ; dès la nuit du 6 au 7 avril 1994 débute
l’assassinat des responsables politiques opposés au génocide de leurs compatriotes
tutsi, dont le Premier ministre Agathe Uwilingiyimana ; l’extermination des Tutsi commence rapidement après l’attentat dans certains secteurs de Kigali, avant de s’étendre à une bonne partie du pays dans la journée du 7 avril. Cette concomitance entre l’attentat, le coup d’Etat et le lancement du génocide est frappante. Elle est aussi très accusatrice à l’encontre des extrémistes hutu.
L’assassinat du président Habyarimana permettait à Bagosora et à ses comparses d’atteindre plusieurs objectifs d’un coup : se débarrasser du chef de l’Etat, qui, après
avoir longtemps soutenu le projet génocidaire, mollissait et s’apprêtait à annoncer que la Coalition pour la Défense de la République (CDR), un parti hutu extrémiste, serait exclue des nouvelles institutions prévues par les accords d’Arusha ; s’emparer du pouvoir par un coup d’Etat ; donner le signal du génocide des Tutsi en frappant les esprits par un acte terrible permettant de rallier au programme d’extermination la majorité de la population hutu.
Malgré la force des éléments venant étayer la responsabilité des extrémistes hutu dans l’attentat, certains responsables français de l’époque continuent de l’attribuer au FPR. Cette persistance à accuser le FPR d’avoir commis l’attentat a donné lieu, dès 1994, à des manipulations multiples de la part de l’Etat français.
Le 28 juin 1994, l’ex-capitaine Paul Barril
est invité au journal de France 2. L’ancien
gendarme de l’Elysée accuse le FPR d’une
agression généralisée contre le Rwanda
qui aurait débuté avec le meurtre des deux
chefs d’Etat rwandais et burundais. Il
affirme détenir de nombreuses pièces à
conviction et brandit ce qu’il prétend être
la boîte noire de l’avion présidentiel. Il est
démenti le soir même, dans un reportage
diffusé sur la même chaine : la boîte noire
qu’il a présentée est en fait un boîtier
d’antenne radiocompas.
En 1998, les députés de la mission
d’information
parlementaire
(MIP)
déjouent une tentative de manipulation
visant à faire porter la responsabilité de
l’attentat au FPR. Le ministère de la
Défense leur avait en effet transmis une
fiche en sa possession accusant ce
mouvement
de
l’assassinat
de
Habyarimana.
Plusieurs responsables
politiques (l’ancien ministre de la Défense
François Léotard, l’ancien ministre de la
Coopération Bernard Debré) et militaires
(le général Christian Quesnot, ancien chef
d’étatmajor particulier de Mitterrand) avaient renchéri. Les arguments avancés
étaient les suivants :
les troupes du FPR se seraient mises en
position de combat à Kigali avant même
que la nouvelle de l’attentat ne soit
diffusée et elles auraient attaqué sur
l’ensemble du front immédiatement après,
ce qui sousentend qu’elles étaient
informées du projet d’attentat et prêtes à
agir en conséquence ; un commando du FPR aurait abattu le
Falcon 50 du président Habyarimana en
utilisant des missiles SAM 16, dont les
lancemissiles auraient été retrouvés : des
photos de l’un d’entre eux sont transmises
à la MIP par le ministère de la Défense ;
un message radio aurait été intercepté
dans la nuit du 6 au 7 avril 1994, dans
lequel Paul Kagame, chef d’état-major de
l’APR [1] , criait victoire et se félicitait de la
réussite de la mission de l’ « escadron
renforcé ».
Après un examen minutieux, les députés
réfutent ou mettent en doute les
« preuves » présentées. Se fondant sur les
documents militaires français de l’époque
qui datent l’offensive du FPR du 10 avril
1994, la MIP écarte définitivement
l’argument selon lequel le FPR aurait
procédé dès le 6 avril au matin à des
mouvements de troupes pour être dans
Kigali dès le 6 au soir, « ce qui aurait pu donner à penser qu’il connaissait le projet d’attentat contre l’avion présidentiel » [2].
Analysant ensuite les photos de lance
missile qui lui ont été remises, la MIP est
cinglante : « la probabilité étant forte que
le missile photographié n’ait pas été tiré,
ce missile ne peut en aucune manière être
considéré de façon fiable comme l’arme
ayant abattu l’avion du Président Juvénal
Habyarimana ». Les députés constatent
que les numéros de missiles transmis par
le ministère de la Défense correspondent à
ceux que l’universitaire belge Filip
Reyntjens a reçus de Bagosora : ce sont
donc les FAR qui sont à l’origine des
« preuves » matérielles qu’on leur montre
comme désignant le FPR ! La MIP note « la concordance entre la thèse véhiculée par les FAR en exil [...] et celle issue des éléments communiqués à la Mission visant à désigner sommairement le FPR et l’Ouganda comme auteurs possibles de l’attentat ». Elle parle de « tentative de désinformation » de la part des FAR, à moins que sincères, celles-ci n’aient elles mêmes été manipulées [3]...
Les députés se montrent enfin dubitatifs quant à la véracité des interceptions de messages de victoire sur les fréquences du FPR. Ce n’est qu’en 2009 que la commission Mutsinzi démontrera qu’il s’agissait de faux messages fabriqués par les FAR, en retrouvant le transmetteur qui les a reçus du lieutenant-colonel Nsengiyumva et transcrits.
A l’issue des travaux de la MIP, rien n’étaye la thèse d’une responsabilité du FPR dans l’attentat. Pourtant, elle est martelée à l’opinion publique française jusqu’en 2012.
C’est ainsi que Gabriel Périès et David Servenay qualifient la campagne médiatique organisée autour de l’enquête du juge antiterroriste Jean-Louis Bruguière. Saisi en 1998, le magistrat conduit une instruction à charge contre le FPR. Pierre Péan est le premier à relayer le « travail » de Bruguière, dès 2000. L’offensive médiatique bat ensuite son plein, avec maints ouvrages et articles tendant à démontrer la culpabilité du FPR dans l’assassinat de Habyarimana, et donc dans le déclenchement du génocide (dans une logique fallacieuse voulant faire de l’attentat la cause de l’extermination des Tutsi et non le signal de déclenchement d’un bain de sang préparé de longue date).
A l’approche de la dixième commémoration du génocide, Péan est rejoint par d’autres journalistes comme Stephen Smith, dans Le Monde, et Charles Onana. Le livre publié par Péan en 2005 fait un tabac. Noires fureurs, blancs menteurs paraît peu après le témoignage d’un ancien membre de l’APR, Abdul Joshua Ruzibiza, (Rwanda. L’histoire secrète). Ruzibiza est le témoinclé du juge Bruguière. Il affirme dans son livre être témoin oculaire de l’attentat, commis selon lui par un commando du FPR appelé Network Commando.
Les informations distillées dans la presse et dans ces livres laissent croire que le juge Bruguière a abouti à une conclusion construite sur des preuves irréfutables. Mais dès que son ordonnance datée du 17 novembre 2006 est rendue publique, l’édifice commence à s’effriter. Le texte reprend en effet le scénario déjà étudié par la
MIP
en
1998,
et
qui
lui
avait
été obligeamment suggéré par le ministère de la Défense : les troupes du FPR ont fait mouvement le 6 avril 1994 avant ou immédiatement après l’attentat ; un commando s’est infiltré à Masaka et a abattu l’avion du président Habyarimana à l’aide de missiles SAM 16 dont les numéros
sont
ceux
communiqués
à
la
MIP ; un message de victoire a été intercepté par les FAR, se félicitant de la réussite de « l’escadron renforcé ». Le seul apport de l’instruction - les témoignages recueillis par Bruguière lui permettant de
reconstituer précisément les faits et gestes
du commando – ne tarde pas à s’effondrer
à son tour lorsque son témoin-clé,
Ruzibiza, modifie ses déclarations, peu
après la publication de l’ordonnance du
juge : il ne prétend plus être témoin direct
des tirs, mais seulement avoir croisé le
commando au moment de l’attentat.
Avant, en novembre 2008, de revenir
complètement sur son témoignage, qu’il
qualifie de « montage ».
Que vaut une instruction dans laquelle le
juge ne se contente pas seulement de
suivre le chemin tracé en 1998 par le
ministère de la Défense, mais va jusqu’à en reprendre les éléments de preuve déjà contredits par la mission d’information parlementaire, y compris une arme du crime qui n’a pas été utilisée ? Ajoutons qu’avant de lancer des mandats d’arrêt internationaux contre neuf responsables rwandais, Bruguière avait fait part de sa décision au président de la République Jacques Chirac, ainsi qu’au gouvernement de Dominique de Villepin, qui lui avait donné son feu vert [4]. L’ordonnance Bruguière doit être considérée pour ce qu’elle est : une instrumentalisation de la justice au service d’une politique d’hostilité au FPR, doublée d’une manipulation de l’opinion publique française visant à faire diversion face aux accusations insistantes et de mieux en mieux étayées de complicité de génocide.
Le 9 novembre 2008, Rose Kabuye, chef du protocole de la présidence rwandaise, est interpellée à Francfort et transférée en France. Son arrestation, fruit d’un arrangement entre le président Nicolas Sarkozy, son ministre des Affaires étrangères, Bernard Kouchner, et le président
Paul
Kagame
relance l’instruction [5].
Les successeurs de Bruguière, les juges Marc Trévidic et Philippe Coirre, ordonnent une expertise balistique. La publication, en janvier 2012, du rapport des experts qui désigne le camp militaire de Kanombe comme origine des tirs, met fin à une « action psychologique » sur les citoyens français décidée au cœur de l’Etat et relayée par des journalistes et des universitaires.
Ces manipulations opiniâtres de la part de l’Etat français pour faire croire que le FPR a abattu l’avion du président Habyarimana sont étonnantes car si quelqu’un est en mesure d’apporter des éléments pour aider à la recherche de la vérité, ce sont bien les autorités de notre pays.
Une demiheure à peine après le crash de
l’avion présidentiel, plusieurs militaires
français commandés par le commandant
Grégoire de Saint-Quentin se rendent sur
place accompagnés de soldats des FAR,
alors que les Casques bleus de l’ONU sont
refoulés. Il est vraisemblable que, même
s’il l’a nié devant la MIP, Saint-Quentin a
ramassé les boîtes noires, dont le général
Rannou a indiqué que l’avion était équipé,
ainsi que d’éventuels débris de missile
(permettant de déterminer s’il s’agit d’un
SAM 16 soviétique, ou d’un Mistral
français par exemple). Ces éléments
matériels n’ont jamais été rendus publics,
pas plus que le rapport que SaintQuentin
a envoyé à Paris le 6 avril 1994 à 21h30 [6].
La question qui se pose dès lors est celle
ci : pourquoi accuser le FPR sur la base de
fausses preuves quand on détient les
vraies ? Deux réponses sont possibles :
soit les autorités françaises étaient au
courant du projet d’attentat et elles
protègent ses auteurs ; soit elles n’étaient
pas au courant, mais elles multiplient les
diversions car les tireurs ont agi au service
de leurs alliés, les extrémistes hutu.
Savoir qui sont les tireurs est donc crucial.
Comme les FAR n’avaient pas les
compétences pour tirer des missiles sol
air, celles ont reçu une aide extérieure. La
piste de tireurs français a été évoquée : des
militaires ou des mercenaires. Aucun
élément probant ne permet aujourd’hui de
privilégier l’une ou l’autre de ces deux
hypothèses. La première est mentionnée
dès le 17 juin 1994 quand la journaliste
belge Colette Braeckman publie, dans Le
Soir, le témoignage posthume d’un chef de
milice accusant deux soldats français du
DAMI [7] , au service de la CDR, d’avoir
abattu l’avion. L’un d’entre eux, le sergent
chef Pascal Estevada, du 1er RPIMa, a été
entendu par la justice.
On peut aussi envisager que ce soit des
mercenaires français qui aient fait le coup.
Des mercenaires français aux ordres de
Paul Barril ? Les juges Trévidic et Poux
ont perquisitionné, en juin 2012, les
bureaux et le domicile de Barril, et récolté
de nombreux documents sur ses liens avec
le régime Habyarimana, puis avec le
gouvernement génocidaire. Pour autant, à
ce jour, ils ne l’ont pas mis en examen pour
avoir participé à l’attentat du 6 avril 1994.
S’il est un jour prouvé que l’attentat a été
exécuté par des Français, au su de Paris,
un seuil serait franchi dans le degré de
complicité de l’Etat français dans le
génocide. En effet, il est d’ores et déjà
solidement établi que les autorités de notre
pays ont soutenu ceux qui préparaient puis
commettaient le génocide, avant de leur
offrir la protection de la zone Turquoise et
de les évacuer au Zaïre.
Mais cette politique peut être mise sur le
compte de la persistance au-delà de toute
raison d’une logique de puissance
(l’influence française dans les Grands
Lacs) dévoyée par une lecture ethniste
(Hutu contre Tutsi) et l’obsession d’une
rivalité fantasmée avec les AngloSaxons.
Sans oublier un racisme d’airain qui a fait
passer le génocide des Tutsi pour un « dommage collatéral ».
Par contre, une participation française à
l’attentat (en clair : des militaires ou des
mercenaires français [8] auraient abattu
l’avion) changerait complètement la
donne. Si ces mercenaires ou militaires
avaient agi sur ordre, ou simplement en
connaissance, des responsables français,cela signifierait qu’ils ont eu leur aval pour leur projet, et donc que les autorités françaises sont complices de l’assassinat de Habyarimana et du coup d’Etat. Et comme ces autorités ne pouvaient ignorer les intentions des extrémistes hutu regroupés autour de Bagosora, elles seraient de facto complices de leur programme d’extermination des Tutsi en ayant aidé à les porter au pouvoir.
Même si ces mercenaires ou militaires avaient agi de leur propre chef, au service des extrémistes hutu, le fait que Paris, après coup, n’apporte pas son concours à l’établissement de la vérité, mais au contraire, fasse tout son possible pour détourner l’accusation sur le FPR prouve une caution a posteriori du crime commis. « Vous savez, un génocide, dans ces pays là, ce n’est pas trop important », selon les mots de François Mitterrand.
Ceux qui détiennent la clé de la vérité sur
l’attentat du 6 avril 1994 se trouvent dans
les cellules du Tribunal pénal international
pour le Rwanda, à Arusha, et dans les
bureaux de la rue Saint-Dominique, à Paris.
Ce simple constat fait froid dans le dos.
[1] Armée Patriotique Rwandaise (troupes du
FPR)
[2] MIP, Tome I, Rapport, p. 258.
[3] MIP, Tome I, Rapport, p. 233-234.
[4] Philippe Bernard, « Wikileaks : en France, l’enquête sur le Rwanda était suivie en haut lieu », Le Monde, 9 décembre 2010.
[5] Ibidem ; voir aussi « Entente diplomatico-judiciaire entre Paris et Kigali ? », RFI, 21 novembre 2008.
[6] Ajoutons qu’en 2004, Le Monde affirme, sous la plume de Stephen Smith, que la boîte noire est détenue par l’ONU, qui la tient secrète pour ne pas gêner Kagame. Enquête faite, l’ONU retrouve une boîte noire de... Concorde. Ce qui amène à une interrogation embarrassante pour les autorités françaises : qui a la capacité à la fois d’obtenir une boîte noire de Concorde et de la dissimuler dans les placards de l’ONU à NewYork ?
[7] Détachement d’assistance militaire et
d’instruction : les formateurs militaires français
présents au Rwanda pour entraîner les FAR. Il
en restait 24 à la date de l’attentat.
[8] Il est improbable que des mercenaires français aient agi sans l’aval de Paris, même si cette hypothèse reste à envisager : des mercenaires de Barril se mettant au service des extrémistes hutu à l’insu des autorités françaises. Encore plus improbable est l’hypothèse de militaires français abattant l’avion de leur propre initiative, comme le suggère pourtant la question qu’aurait posée au lieutenant-colonel Maurin le ministre de la Coopération, Michel Roussin, en octobre 1994, de savoir si lui et ses hommes y étaient pour quelque chose dans l’attentat. Maurin, qui rapporte le fait lors de son audition devant la MIP, dit avoir répondu par la négative.