Survie

Quand la BNP se prêtait à des achats d’armes pour achever les Tutsi

rédigé le 4 avril 2014 (mis en ligne le 14 mai 2014) - Jacques Morel

En plein embargo sur les armes pour le Rwanda, pendant le génocide, les achats
ont continué via de grandes banques, en particulier françaises.

Le 18 mai 1994, le Conseil de
sécurité adopta un embargo sur les
livraisons d’armes à destination du
Rwanda en vertu du chapitre VII de la
charte des Nations Unies [1]. La France vota
pour alors que le général Quesnot, chef
d’état­-major particulier du Président de la
République, y était opposé. Il faisait
observer début mai à François Mitterrand
que « les forces gouvernementales rwandaises sont à court de munitions et d’équipements militaires. Mais, poursuivait-­il, le Quai d’Orsay, faisant état de l’opinion publique et de la nécessité de ne pas alimenter le conflit, estime nécessaire d’appuyer la proposition américaine d’embargo sur les armes et les munitions à destination du Rwanda. » [2]

Bagosora fait son marché aux Seychelles

Le 24 juin 1994, l’ambassade états­
unienne aux îles Seychelles informa
Washington de ses démarches auprès du
président René au sujet d’une livraison
d’armes au Zaïre destinée en réalité au
Rwanda. Celui­-ci admit qu’ils avaient pu
être abusés et l’a faite interrompre [3].

C’est un parti politique, l’« United Opposition », qui a accusé le gouvernement de jeter de l’huile sur le feu en vendant des armes au Rwanda alors que l’opinion était bouleversée par les atrocités qui s’y déroulaient. Il fit savoir dans la presse locale que le 4 juin, un Zaïrois et un Sud­-Africain avaient débarqué de Johannesbourg.

Le 16 juin, un Rwandais était arrivé à bord d’un avion zaïrois. Il repartit pour Goma avec une première cargaison d’armes. Le 18 juin, un avion zaïrois emportait une nouvelle cargaison. La présence d’un Rwandais ne laissait pas de doute sur la destination réelle de ces armes, poursuivait le communiqué, qui demandait au gouvernement de s’expliquer [4]. Le ministre
de la Défense des Seychelles, James
Michel, était mis en cause [5]. Ces armes
faisaient partie d’un stock que le
gouvernement seychellois avait confisqué
à bord d’un bateau appelé Le Malo,
arraisonné en mars 1993 [6]. Elles étaient
destinées à la Somalie, frappée alors
d’embargo international.

En 1995, l’enquête de Kathi Austin pour
Human Rights Watch a révélé que le
colonel Bagosora, organisateur du
génocide des Tutsi, se faisant passer pour
un officier zaïrois, avait négocié cet achat
d’armes par l’intermédiaire d’un Sud­
Africain nommé Petrus Willem Ehlers.

Deux avions d’Air Zaïre transportèrent 80
tonnes d’armes, dont 2 500 fusils d’assaut
Kalashnikov AK47, des centaines de
milliers de balles pour fusils et
mitrailleuses, des grenades, des obus de
mortiers, etc. Ces armes arrivèrent à Goma
dans les nuits des 16­-17 et 18­-19 juin
1994. Elles furent remises à l’armée
gouvernementale rwandaise à Gisenyi [7].
Au Tribunal pénal international pour le
Rwanda, Bagosora confirma qu’une
troisième rotation a été suspendue car il
risquait lui­-même de se faire arrêter
(10/11/2005).

Des armes financées par un compte à la BNP

La commission de l’ONU chargée
d’enquêter sur les violations de l’embargo
a révélé que le général Baoko-­Yoka, vice­
ministre zaïrois de la Défense, a délivré un
permis de transport et d’affrètement à
Ehlers en date du 13 juin 1994 [8]. Elle a
précisé qu’Ehlers a versé aux Seychelles
pour cet achat 180 000 $ le 15 juin, puis
150 000 $ le 17, soit 330 000 $ en tout.
Son compte en Suisse 82 113 CHEATA,
agence de Lugano, Union Bancaire Privée
(UBP), a été crédité le 14 juin 1994 de
592 784 $, puis le 16 juin de 734 099 $,
soit plus d’un million trois cent mille
dollars US. D’après le ministre suisse de la
justice, «  les ordres de virement au
compte de M. Ehlers des 14 et 16 juin
1994 avaient été donnés par la Banque
nationale du Rwanda à Kigali. Les fonds
émanaient de la Banque nationale de
Paris, SA, à Paris
 » [9]. Le gouvernement
français n’a pas répondu à la lettre du 13
août 1998 de la commission d’enquête de
l’ONU [10].

En 1998, Le Figaro publie un document
du 16 juin 1994 signé Bagosora certifiant
que l’avion QC9LV était affrété par
l’armée zaïroise pour transporter des
armes des Seychelles au Zaïre sous la
responsabilité du ministère de la Défense
zaïrois [11]. Petrus Willem Ehlers a été
secrétaire de Pieter Willem Botha, Premier
ministre d’Afrique du Sud. Ehlers connaît
bien la France : de 1970 à 1972, il a suivi
un entraînement militaire sur les sous­
marins à Toulon et Lorient, et il est en
contact avec Jean­Yves Ollivier, proche de
Michel Roussin, ministre de la
Coopération en 1994. Interrogée par Le
Figaro sur cette transaction, la BNP n’a
pas répondu.

Les victimes attendent réparation

Lors de la Commission d’enquête citoyenne
de 2004, François­Xavier Verschave
déclarait : « Rien n’empêcherait de porter
plainte contre M. Ehlers pour complicité
dans le génocide, puisque lui avoue avoir
été l’intermédiaire dans une livraison
d’armes au camp génocidaire. Cela n’a
pas été fait, mais ce serait sûrement
possible. » [12]

Lors de la même Commission,
le sénateur belge Pierre Galand a montré que
d’autres banques françaises, d’autres
officines de ventes de matériels militaires,
ont continué à travailler avec le
gouvernement génocidaire après la décision
d’embargo. Pourquoi n’auraient­-elles pas à
rendre des comptes et à verser des
réparations aux victimes ?

[1Conseil de sécurité ONU, Résolution 918,
17 mai 1994.

[5Pitiful Denial : Sale of Malo Arms, Regar
(Seychelles), July 8, 1994.

[6« Les Seychelles : Marchands de Mort », La
Lettre de l’Océan Indien, 2 juillet 1994.

[7Human Rights Watch, Rwanda/Zaire,
Rearming with Impunity
.

[11Caroline Dumay et Patrick de Saint
Exupéry, « Les armes du génocide », Le
Figaro, 3 avril 1998, p. 4.

[12F.­X. Verschave, L. Coret, L’horreur qui nous prend au visage, Karthala, 2005, p. 129.

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