Survie

Génocide des Tutsi du Rwanda : l’enracinement d’un mensonge d’État

rédigé le 28 avril 2014 (mis en ligne le 26 mai 2014) - Raphaël Doridant

Les accusations portées par le président rwandais Paul Kagame contre notre pays pour
son rôle dans le génocide des Tutsi ont suscité une réaction indignée de la part de la
« France officielle » comme des responsables de l’époque. Le discours de justification de
la politique menée au Rwanda entre 1990 et 1994 apparaît pourtant comme une
falsification, endossée aujourd’hui comme hier par les plus hautes autorités de l’État.

Dans un entretien à Jeune Afrique
paru le 6 avril dernier, Paul
Kagame a dénoncé « le rôle
direct de la Belgique et de la France dans
la préparation politique du génocide et la
participation de cette dernière à son
exécution même
 ». La Belgique est
vraisemblablement mise en cause pour
avoir racialisé la distinction Hutu/Tutsi
pendant la période coloniale. La France
est visée pour son soutien au régime
Habyarimana puis au Gouvernement
intérimaire rwandais (GIR) qui encadra le
génocide.

Le président rwandais désigne
les soldats français comme « complices,
certes
 », mais aussi « acteurs » du
génocide dans la zone contrôlée par
l’opération Turquoise (22 juin – 22 août
1994). L’accusation d’avoir participé à
l’exécution du génocide – et non pas
seulement de s’en être fait le complice –
est particulièrement grave.

Le gouvernement français s’enferme dans le déni

La sortie inattendue de Paul Kagame a
suscité une réaction officielle immédiate.
La participation de la Garde des Sceaux,
Christiane Taubira, à la commémoration
du génocide à Kigali a été annulée. Tirant
les conséquences de cette décision, les
autorités rwandaises ont refusé l’entrée à
l’ambassadeur de France. Aucun
représentant français n’a assisté à la
cérémonie organisée à l’UNESCO à Paris.
L’hommage rendu aux victimes tutsi du
génocide par les autorités de notre pays
s’est donc réduit à de laconiques
communiqués de presse et quelques mots
du ministre des Affaires étrangères,
Laurent Fabius, à l’Assemblée nationale,
le 15 avril...

Mais il y a pire. Tout juste nommé, le
gouvernement de Manuel Valls endosse
sans ambiguïté la politique conduite au
Rwanda entre 1990 et 1994. Le 8 avril,
lors de sa déclaration de politique
générale devant l’Assemblée nationale, le
nouveau Premier ministre réfute «  les
accusations injustes, indignes, qui
pourraient laisser penser que la France
ait pu être complice d’un génocide au
Rwanda alors que son honneur, c’est
toujours de séparer les belligérants
 ».
Trois jours plus tard, dans un message
aux armées à l’occasion du vingtième
anniversaire de l’opération Turquoise, le
ministre de la Défense, Jean-Yves
Le
Drian, se fonde sur les conclusions de la
Mission d’information parlementaire
(MIP) présidée par Paul Quilès en 1998
pour fustiger les « accusations
inacceptables qui ont été proférées à
l’encontre de l’armée française ces
derniers jours
 ». Et le 15 avril, Fabius
cite lui aussi le rapport de la MIP « qui a
établi la vérité des faits
 » pour juger
« inacceptables » les propos tenus par
Paul Kagame.

Un discours de justification qui flatte l’orgueil national

C’est aux responsables de l’époque, Alain
Juppé [1] et Hubert Védrine [2], ainsi qu’à Paul
Quilès [3], que revient la tâche d’exposer en
détail le caractère inacceptable des
« accusations aberrantes » de complicité
dans le génocide. Leur discours de
justification, forgé dès 1994 [4], s’articule
ainsi : consciente qu’il fallait tuer dans
l’œuf une guerre civile potentiellement
atroce entre Hutu et Tutsi, la France a, à
partir de 1990, aidé militairement le
Rwanda à résister à l’offensive menée par
le FPR depuis l’Ouganda ; dans le même
temps, elle « tordait le bras » (Védrine)
au régime Habyarimana pour l’amener à
partager le pouvoir avec son opposition
hutu et avec le FPR. C’est pourquoi elle a
exercé des pressions constantes pour faire
aboutir les négociations de paix d’Arusha.
Une fois les accords signés, en août 1993,
le France a retiré ses troupes et laissé la
place à l’ONU. Quand le génocide a
éclaté en avril 1994, la France a été le
seul pays à intervenir pour mettre fin aux
massacres avec l’opération Turquoise,
couverte par une résolution du Conseil de
sécurité des Nations Unies.

Quel citoyen français ne souscrirait pas à
un récit qui magnifie à ce point le rôle de
notre pays ? Car la force de ce discours
de justification n’est pas tant d’être
cohérent et vraisemblable, à première vue
du moins, que de flatter l’orgueil
national : il décrit la France telle que
nous voudrions tous qu’elle soit,
courageuse et généreuse. Toute autre a
malheureusement été la politique
réellement menée au Rwanda par un
noyau d’acteurs politiques et militaires
réunis autour de François Mitterrand.

Soutien ambigu à Arusha

Les autorités françaises auraient donc eu
la volonté, dès 1990, d’empêcher une
guerre civile entre les Hutu, majoritaires
à plus de 80 % comme aime à le rappeler
Hubert Védrine, très imprégné d’une
vision qu’il qualifie lui-même
« d’ethnotribale
 », et les Tutsi. Elles auraient forcé
le président Habyarimana à partager le
pouvoir, en échange d’un soutien militaire
contre l’offensive du FPR, présenté
comme une minorité au sein des Tutsi,
appuyée par l’Ouganda. Cette politique,
concrétisée par les accords d’Arusha
obtenus par la France, se serait heurtée
aux extrémistes des deux bords : les
extrémistes hutu et le FPR, la volonté de
conquête du pouvoir de ce dernier ayant
été sous-estimée.

Les faits démentent ce récit. Loin d’avoir
joué un rôle moteur dans les négociations
d’Arusha (juin 1992 août
1993), la
France n’y a jamais été représentée à un
haut niveau. Même si les instructions de
Paris étaient d’encourager les négociations
entre les autorités rwandaises et
le FPR, nombre d’officiers et de conseillers
de François Mitterrand estimaient
que les protocoles signés faisaient la part
trop belle au FPR. Un haut gradé a ainsi
déclaré : « Arusha, c’est Munich ! »

Quant à prétendre que la politique
française visait à résister aux extrémistes
des deux camps, un seul rappel permettra
de comprendre qu’il n’en a rien été : la
France soutenait encore, le 5 avril 1994,
au Conseil de sécurité des Nations Unies,
la participation aux institutions de
transition mises en place par les accords
d’Arusha de la Coalition pour la Défense de la République (CDR), parti le plus
radicalement antitutsi.
Or, c’est
vraisemblablement parce qu’il venait
d’accepter, lors d’un sommet régional à
Dar-es-Salam,
d’exclure ce parti du futur
parlement que le président Habyarimana
a été assassiné le lendemain, le 6 avril
1994, alors que son avion allait se poser
sur l’aéroport de Kigali.

Un soutien constant aux extrémistes hutu

Cet appui opiniâtre accordé à la CDR
n’est qu’un aspect d’une politique qui a
consisté non pas à soutenir les opposants
démocrates à Habyarimana, mais les
leaders extrémistes au sein des partis
rwandais. Le ministre Marcel Debarge
appelle même, en février 1993, à un front
uni des Hutu contre le FPR autour du
président Habyarimana. Lorsque le
président Habyarimana est tué et que
commencent les assassinats des
personnalités politiques favorables aux
accords d’Arusha, les autorités françaises
ne lèvent pas le petit doigt pour les
sauver, préférant au contraire accueillir à
l’ambassade de France à Kigali tout le
gratin des extrémistes. L’ambassadeur
Marlaud cautionne même la formation,
pour partie dans les locaux de l’ambassade,
du gouvernement intérimaire
rwandais (GIR), qui encadra le génocide.

Le Tutsi, ennemi de la France

C’est d’abord au détriment des Tutsi,
considérés comme l’ennemi, que s’est
faite la politique française. Profondément
imprégnés de la doctrine de la guerre
révolutionnaire, les militaires français
servant au Rwanda n’ont eu de cesse de
lutter contre ceux qu’ils prenaient pour
l’ennemi intérieur infiltré dans la
population, les Tutsi, assimilés au FPR
dans une vision ethniste des réalités
rwandaises. Des soldats français ont ainsi
formé des miliciens, avant le génocide
mais aussi pendant l’opération Turquoise.
Ils ont procédé, avec leurs collègues
rwandais, à des contrôles d’identité au
terme desquels les Tutsi étaient séparés
des Hutu et, dans un cas au moins, en
avril 1991 à la sortie de Ruhengeri,
massacrés par les miliciens à quelques
mètres d’eux. A qui donc la France
tordait-elle
le bras ce jour-là
 ?

Il n’est pas étonnant dans ces conditions que la France ait poursuivi ses livraisons
d’armes aux Forces armées rwandaises,
dont certaines unités perpétraient ou
encadraient pourtant le génocide, pendant
toute la durée de celui-ci
(voir Livraison d’armes : l’aveu d’Hubert Védrine).

Les buts réels de l’opération Turquoise

Présentée comme l’acte courageux du
seul pays qui voulait agir pour mettre fin
aux massacres, l’opération Turquoise
avait en réalité un tout autre but :
empêcher l’effondrement du
gouvernement génocidaire et de son
armée et préserver un « pays hutu » face
au «  Tutsiland » déjà conquis par le FPR.
Les récentes déclarations du capitaine
Guillaume Ancel (voir Guillaume Ancel, témoin gênant de Turquoise)
confirment ce que Patrick de Saint-Exupéry
avait déjà écrit en 1998 : dans un
premier temps, les ordres étaient de
foncer sur Kigali. Mais la situation
militaire était déjà trop critique sans
doute et les ordres ont été annulés au
dernier moment.

Alors, une fois la défaite des FAR
certaine, début juillet 1994, l’objectif
change : il s’agit de permettre la fuite au
Zaïre de nos alliés. Le gouvernement
intérimaire rwandais, dont les
responsabilités dans le génocide sont
pourtant explicitement affirmées par
l’ambassadeur Yannick Gérard le
15 juillet 1994, est évacué par nos troupes
vers le Zaïre le 17 juillet. Une réunion a
vraisemblablement eu lieu à Matignon
pour décider du sort des acteurs
politiques du génocide.

Les acteurs militaires, les forces armées
rwandaises, bénéficient eux de toute
l’attention de la force Turquoise qui leur
fournit 10 tonnes de nourriture. Il s’agit
de leur permettre de se reconstituer et de
préparer la reconquête du Rwanda. Des
armes leur sont livrées au moins jusqu’au
printemps 1995. Des conseillers français
les entraînent. Le fait que les FAR et les
milices soient les auteurs d’un génocide
ne trouble visiblement pas nos stratèges.

Relents négationnistes

Le discours de justification présenté par
les responsables de la politique menée au
Rwanda est faux du début à la fin. Il est
en outre agrémenté de délicates touches
négationnistes : le génocide provoqué par
le FPR, commis spontanément par la
population hutu, et qui pourrait bien avoir
été le moyen d’un plan de conquête du
pouvoir par le FPR.

Pour Védrine, « au fur et à mesure que la
guerre civile progresse en 90, 91, 92, 93,
il y a une sorte de réaction génocidaire
qui commence à s’organiser
 ». Ce
qu’Alain Juppé exprimait déjà le 18 mai
1994 devant l’Assemblée nationale :
« Face à l’offensive du Front patriotique
rwandais, les troupes gouvernementales
rwandaises se sont livrées à l’élimination
systématique de la population tutsie, ce
qui a entraîné la généralisation des
massacres
 ». Juppé se targue aujourd’hui
de cette déclaration, alors que ses propos
de l’époque appellent trois remarques :
c’est l’offensive du FPR qui est considérée
par lui comme étant à l’origine du
génocide, alors que celui-ci
était en
réalité prémédité depuis des mois ; la
mention de la « généralisation des
massacres
 » ouvre la voie à la thèse
mensongère du « double génocide », que
Juppé énonce explicitement un mois plus
tard en parlant des génocides au pluriel ;
si les troupes gouvernementales sont
désignées par lui comme étant les auteurs
du génocide, pourquoi n’en a-t-on
pas tiré
les conséquences en rompant tout contact
avec elles et avec le gouvernement
qu’elles servaient ?

Justifier le maintien des liens avec les
auteurs du génocide suppose non
seulement de faire de celui-ci
une
conséquence de l’offensive du FPR, mais
aussi de dédouaner le GIR et les FAR de
leurs responsabilités en mettant en doute
l’existence d’un « plan génocidaire ».
Védrine affirme ainsi que le Tribunal
pénal international pour le Rwanda
(TPIR) n’a pas pu l’établir. Pourtant,
plusieurs accusés, l’ancien Premier
ministre du GIR et deux de ses ministres,
ont été condamnés à Arusha pour
« entente en vue de commettre le
génocide
 ». Pourtant, dans le verdict
Simbikangwa, la cour d’assises de Paris a
reconnu l’existence d’un « plan concerté  »
nécessaire en droit français pour
condamner l’accusé pour génocide.

Le parcours négationniste ne saurait être
complet sans l’arrêt obligatoire à la
station « attentat ». Sans surprise, et
malgré le rapport d’expertise remis aux
juges Trévidic et Poux qui fait partir les
missiles du camp de Kanombe, tenu par
les FAR, Quilès, Juppé et Védrine
continuent à entretenir le doute. Car,
selon eux, si le FPR a commis l’attentat, il
est responsable du génocide qu’il a
sciemment considéré comme le prix à
payer de sa prise de pouvoir. Volant à
nouveau au secours de la vérité, Pierre
Péan divulgue un énième témoignage,
celui d’un ex-soldat
du FPR, Jean-Pierre
Micombero, qui prétend que l’attentat a
été commis par le FPR depuis Masaka,
alors que le général de Saint-Quentin,
aujourd’hui chef du Commandement des
opérations spéciales, a témoigné devant
le juge Bruguière que les missiles étaient
partis d’un endroit très proche de sa
résidence au camp de Kanombe.

Vers un négationnisme d’État ?

Quoique fallacieux de part en part, le
discours de justification de la politique
française au Rwanda se suffit à lui-même.
Pourquoi alors y agréger les figures
habituelles du négationnisme du génocide
des Tutsi, familières aux accusés du
Tribunal pénal international pour le
Rwanda ? Pourquoi les responsables
français de l’époque y reviennent-ils
sans
cesse depuis 1994, forgeant
inlassablement un récit falsifié du
génocide lui-même,
et ce malgré leur
réfutation par la justice de notre pays,
tant dans le verdict Simbikangwa que
dans l’instruction sur l’attentat ? Les
cadavres dans le placard sont-ils
si
nombreux ou si énormes qu’il faille
utiliser encore, dans le vain espoir de les
empêcher d’en sortir, les mêmes ficelles
de plus en plus usées ?

Derrière la défense de «  la France », qui
serait injustement salie par les propos du
président Kagame, les complices français
du génocide, au pouvoir entre 1990 et
1994, essaient d’associer la classe
politique actuelle à leur prise en otage de
la République, dont le seul but est de
dissimuler leurs responsabilités
individuelles. La question aujourd’hui est
de savoir si François Hollande et Manuel
Valls vont, dans l’assourdissant silence du
Parlement, confirmer leur appui à ce petit
cercle politico-militaire
très actif au sein
de nos institutions. Si c’était le cas, nous
passerions alors d’un négationnisme au
cœur de l’État à un pur et simple
négationnisme d’État. Il n’est pas encore
sûr que les choses se passent ainsi, tant
paraît grand le risque que ferait courir
aux dirigeants actuels de notre pays le
refus de prendre acte de la marche
inexorable de la vérité.

[1« L’honneur de la France », blog d’Alain
Juppé, 5 avril 2014.

[3« Pourquoi la tragédie rwandaise reste une
question brûlante
 », Marianne, 28 mars au 3
avril 2014
; « En finir avec les accusations
aberrantes
 », Le Monde, 9 avril 2014.

[4Communiqué de la Présidence de la
République, 18 juin 1994
, in Rwanda. Les
archives secrètes de Mitterrand, éditions
Aviso – L’esprit frappeur, p. 499-502.

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Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 235 - mai 2014
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