Le 7 avril 2014, au moment de la 20ème commémoration du génocide des Tutsi, a été diffusé sur France Culture le témoignage inédit de Guillaume Ancel, ancien officier de l’opération Turquoise. Ce témoignage ouvre une nouvelle brèche dans le mythe entretenu par les responsables militaires et politiques français de l’époque. Il n’a donc pas manqué
de susciter réactions et tentatives de discrédit.
Guillaume Ancel se dit « désolé si
[son] récit ne colle pas
complètement avec la version
officielle qui est encore servie 20 ans
après ce drame et qui est nettement plus
romancée que [son] livre ».
Effectivement, son témoignage dans les
médias français ou dans son livre, Vents
sombres sur le lac Kivu, démonte un
argument-clé
avancé par bien des hauts
gradés ou personnalités politiques :
l’opération Turquoise n’était pas au départ
une opération humanitaire, mais une
opération offensive ayant « pour objectif
initial de remettre au pouvoir [le]
gouvernement intérimaire rwandais
(GIR), en pleine déconfiture face à
l’intervention militaire du FPR de Paul
Kagamé ».
M. Ancel, capitaine alors
affecté à la Légion étrangère, est bien
placé pour le savoir puisqu’il était chargé
de préparer un raid sur Kigali. Ses ordres,
quelques jours après son arrivée sur le
terrain, indiquent même clairement qu’il
s’agissait de « stopper par la force
l’avancée des soldats du FPR ». On est
loin du mythe de l’opération
« humanitaire » Turquoise qui aurait été
mise en place pour « faire cesser les
massacres ».
Pour Guillaume Ancel,
« nous avons donné jusque fin juin des
signes manifestes de soutien à un
gouvernement que nous aurions dû fuir
ou mieux, neutraliser » [1].
Le témoignage de l’ancien capitaine
confirme aussi plusieurs faits, déjà
connus, tout en fournissant quelques
détails. Ainsi, ce sont bien les extrémistes
du GIR qui ont provoqué l’exode massif
de la population rwandaise vers le Zaïre.
Contrairement à ce que le général
Lafourcade affirme encore aujourd’hui, il
ne s’agissait donc pas d’une fuite
spontanée « devant l’avancée du FPR et
les exactions des deux camps »Interview du général Lafourcade dans
Armées d’aujourd’hui, mensuel du ministère
de la Défense, avril 2014..
Surtout, les soldats de Turquoise ont
confisqué des dizaines de milliers d’armes
aux génocidaires… avant de les leur
rendre une fois passée la frontière avec le
Zaïre. Guillaume Ancel décrit le transport
de ces milliers d’armes par camions,
« transformant de fait les camps de
réfugiés en bases arrières militaires ».
Pour lui, « on a clairement été à l’origine
d’une continuation des combats qui a duré
pendant des années, qui a fait de nouveau
des centaines de milliers de morts,
puisqu’on imaginera facilement que le
nouveau pouvoir de Kigali ne pouvait pas
accepter que s’installent juste de l’autre
côté du lac Kivu des bases arrières de son
ancien ennemi historique » [2].
Fait
troublant, l’ancien officier rapporte que
l’armée française aurait même payé en
liquide la solde des Forces armées
rwandaises (FAR) en déroute.
Ainsi, cet ancien militaire, qui tient à se
limiter aux seuls faits dont il a été témoin
direct, apporte de nouvelles confirmations
sur le soutien actif des autorités françaises
au régime qui a commis le génocide et à
son armée.
Sans surprise, ce témoignage a donc été
vivement attaqué. Le général Lafourcade,
qui commandait Turquoise, s’est ainsi
fendu d’un communiqué publié sur le site
de l’association France-Turquoise.
A
l’invitation de Jean Guisnel, lequel n’a pas
pris la peine de contacter Ancel, le
colonel Hogard a eu droit à une tribune
dans Le Point pour « [démolir] les
accusations du capitaine Guillaume
Ancel » [3].
Lafourcade et Hogard
démentent en bloc les propos de leur ex-subordonné
: il n’aurait pas eu les
fonctions qu’il prétend avoir occupées [4],
mais aurait été rattaché au détachement
humanitaire chargé de faire la liaison
avec les ONG, sous le commandement de
Hogard ; seule une poignée d’armes
auraient été remises aux FAR (ce qui est
déjà un soutien à cette armée
génocidaire) ; tout ce dont Ancel
témoigne ne serait que « fiction » ou
« affabulation ». Quant au paiement de la
solde des FAR, Lafourcade nie en bloc :
« la force Turquoise [suppression de la
virgule] n’a apporté aucun soutien aux
FAR ».
Mais M. Ancel, qui aurait accepté un
simple désaccord avec ses anciens
supérieurs, n’a pas apprécié cette tentative
de discrédit et ces mises en cause
personnelles. Il a publié le 12 avril, sur
son blog, un « contrepoint » destiné aux
« personnes qui présentent des
symptômes d’Alzheimer », dans lequel il
divulgue plusieurs documents prouvant la
validité de ses dires : dans son rapport de
mission, il est bien question d’un ordre
initial visant à « freiner le FPR », et un
message signé d’Hogard lui-même
prouve
qu’il a bien occupé la fonction (offensive)
que son ancien supérieur lui dénie.
Comme celui de Thierry Prungnaud, le
témoignage de Guillaume Ancel est
précieux. Solidement étayé, et fortement
crédible, il confirme que la version servie
par les hauts responsables français depuis
20 ans est fausse et illustre différents
aspects du soutien à l’armée et au
gouvernement génocidaires. Il réaffirme
enfin la responsabilité française dans la
déstabilisation du Kivu. Espérons que ce
nouvel exemple incitera d’autres anciens
militaires français à témoigner de leur
action depuis 1990 au Rwanda.
[1] « Témoigner sur Turquoise pour éclairer un
débat inachevé », 07/04/2014, Guillaume
Ancel, blog Ne pas subir, sur lemonde.fr
[3] Selon la formulation initiale dans
l’introduction de l’interview, qui a ensuite été
modifiée pour seulement « démentir »...
[4] « Officier contrôleur avancé, chargé des
frappes aériennes », une mission offensive.