Survie

Guillaume Ancel, témoin gênant de Turquoise

rédigé le 28 avril 2014 (mis en ligne le 1er juillet 2014) - Mathieu Lopes

Le 7 avril 2014, au moment de la 20ème commémoration du génocide des Tutsi, a été diffusé sur France Culture le témoignage inédit de Guillaume Ancel, ancien officier de l’opération Turquoise. Ce témoignage ouvre une nouvelle brèche dans le mythe entretenu par les responsables militaires et politiques français de l’époque. Il n’a donc pas manqué de susciter réactions et tentatives de discrédit.

Guillaume Ancel se dit «  désolé si [son] récit ne colle pas complètement avec la version officielle qui est encore servie 20 ans après ce drame et qui est nettement plus romancée que [son] livre ». Effectivement, son témoignage dans les médias français ou dans son livre, Vents sombres sur le lac Kivu, démonte un argument-clé avancé par bien des hauts gradés ou personnalités politiques : l’opération Turquoise n’était pas au départ une opération humanitaire, mais une opération offensive ayant « pour objectif initial de remettre au pouvoir [le] gouvernement intérimaire rwandais (GIR), en pleine déconfiture face à l’intervention militaire du FPR de Paul Kagamé ».

M. Ancel, capitaine alors affecté à la Légion étrangère, est bien placé pour le savoir puisqu’il était chargé de préparer un raid sur Kigali. Ses ordres, quelques jours après son arrivée sur le terrain, indiquent même clairement qu’il s’agissait de « stopper par la force l’avancée des soldats du FPR ». On est loin du mythe de l’opération « humanitaire » Turquoise qui aurait été mise en place pour « faire cesser les massacres ».

Pour Guillaume Ancel, « nous avons donné jusque fin juin des signes manifestes de soutien à un gouvernement que nous aurions dû fuir ou mieux, neutraliser » [1].

Le témoignage de l’ancien capitaine confirme aussi plusieurs faits, déjà connus, tout en fournissant quelques détails. Ainsi, ce sont bien les extrémistes du GIR qui ont provoqué l’exode massif de la population rwandaise vers le Zaïre. Contrairement à ce que le général Lafourcade affirme encore aujourd’hui, il ne s’agissait donc pas d’une fuite spontanée « devant l’avancée du FPR et les exactions des deux camps »Interview du général Lafourcade dans Armées d’aujourd’hui, mensuel du ministère de la Défense, avril 2014..

Une responsabilité dans la déstabilisation du Kivu

Surtout, les soldats de Turquoise ont confisqué des dizaines de milliers d’armes aux génocidaires… avant de les leur rendre une fois passée la frontière avec le Zaïre. Guillaume Ancel décrit le transport de ces milliers d’armes par camions, « transformant de fait les camps de réfugiés en bases arrières militaires ».

Pour lui, « on a clairement été à l’origine d’une continuation des combats qui a duré pendant des années, qui a fait de nouveau des centaines de milliers de morts, puisqu’on imaginera facilement que le nouveau pouvoir de Kigali ne pouvait pas accepter que s’installent juste de l’autre côté du lac Kivu des bases arrières de son ancien ennemi historique  » [2].

Fait troublant, l’ancien officier rapporte que l’armée française aurait même payé en liquide la solde des Forces armées rwandaises (FAR) en déroute.

Ainsi, cet ancien militaire, qui tient à se limiter aux seuls faits dont il a été témoin direct, apporte de nouvelles confirmations sur le soutien actif des autorités françaises au régime qui a commis le génocide et à son armée.

Tentative de « démolition »

Sans surprise, ce témoignage a donc été vivement attaqué. Le général Lafourcade, qui commandait Turquoise, s’est ainsi fendu d’un communiqué publié sur le site de l’association France-Turquoise.

A l’invitation de Jean Guisnel, lequel n’a pas pris la peine de contacter Ancel, le colonel Hogard a eu droit à une tribune dans Le Point pour « [démolir] les accusations du capitaine Guillaume Ancel » [3].

Lafourcade et Hogard démentent en bloc les propos de leur ex-subordonné  : il n’aurait pas eu les fonctions qu’il prétend avoir occupées [4], mais aurait été rattaché au détachement humanitaire chargé de faire la liaison avec les ONG, sous le commandement de Hogard ; seule une poignée d’armes auraient été remises aux FAR (ce qui est déjà un soutien à cette armée génocidaire) ; tout ce dont Ancel témoigne ne serait que « fiction » ou « affabulation ». Quant au paiement de la solde des FAR, Lafourcade nie en bloc : «  la force Turquoise [suppression de la virgule] n’a apporté aucun soutien aux FAR ».

Mais M. Ancel, qui aurait accepté un simple désaccord avec ses anciens supérieurs, n’a pas apprécié cette tentative de discrédit et ces mises en cause personnelles. Il a publié le 12 avril, sur son blog, un « contrepoint » destiné aux « personnes qui présentent des symptômes d’Alzheimer », dans lequel il divulgue plusieurs documents prouvant la validité de ses dires : dans son rapport de mission, il est bien question d’un ordre initial visant à « freiner le FPR », et un message signé d’Hogard lui-même prouve qu’il a bien occupé la fonction (offensive) que son ancien supérieur lui dénie.

Comme celui de Thierry Prungnaud, le témoignage de Guillaume Ancel est précieux. Solidement étayé, et fortement crédible, il confirme que la version servie par les hauts responsables français depuis 20 ans est fausse et illustre différents aspects du soutien à l’armée et au gouvernement génocidaires. Il réaffirme enfin la responsabilité française dans la déstabilisation du Kivu. Espérons que ce nouvel exemple incitera d’autres anciens militaires français à témoigner de leur action depuis 1990 au Rwanda.

[3Selon la formulation initiale dans l’introduction de l’interview, qui a ensuite été modifiée pour seulement « démentir »...

[4«  Officier contrôleur avancé, chargé des frappes aériennes  », une mission offensive.

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