Survie

Turquoise : L’armée française en accusation

rédigé le 30 mai 2014 (mis en ligne le 21 juin 2014) - Raphaël Doridant

Du 22 juin au 22 août 1994, l’armée française mène au Rwanda une opération « humanitaire » pour « mettre fin aux massacres ». Baptisée Turquoise, elle a permis de sauver plus de dix mille Tutsi. Mais il est reproché à certains soldats français d’avoir commis ou laissé faire des exactions sur des rescapé-e-s tutsi dans la zone qu’ils contrôlaient. Turquoise avait en réalité des objectifs militaires : stopper l’avancée du Front patriotique Rwandais (FPR) qui, en prenant le contrôle du pays, mettait fin au génocide.

Lorsque, le 18 juin 1994, le président de la République, François Mitterrand, annonce dans un discours à l’UNESCO que la France est prête à envoyer au Rwanda «  une force de projection humanitaire destinée à assurer la sécurité des populations civiles qui ont échappé à l’extermination  », le génocide des Tutsi est largement consommé, les grands massacres ayant eu lieu en avril ou mai.

C’est deux mois plus tôt, juste après son déclenchement le 6 avril, qu’il aurait été possible d’empêcher l’extermination des Tutsi. Les troupes françaises, belges, italiennes alors envoyées pour évacuer les ressortissants étrangers auraient pu, si elles en avaient reçu l’ordre, agir conjointement aux Casques bleus du général Dallaire, déjà présents au Rwanda, pour empêcher les tueries à Kigali et ainsi tuer dans l’œuf le génocide. Au contraire, le 21 avril, la France vote, comme tous les autres membres du Conseil de sécurité, la diminution drastique des effectifs de la Mission des Nations Unies d’assistance au Rwanda (MINUAR) : l’abandon du Rwanda aux génocidaires est alors scellé. Interrogé à la télévision à propos de « ces massacres terribles qui se sont déroulés récemment au Rwanda », Mitterrand déclare encore, le 10 mai 1994 : « Nous ne sommes pas destinés à faire la guerre partout, même lorsque c’est l’horreur qui nous prend au visage ».

Pourquoi ce soudain besoin d’agir, mi-juin  ? L’opinion publique commence à s’émouvoir. Le 16 mai au journal de TF1, un membre de Médecins Sans Frontières de retour du Rwanda, Jean-Hervé Bradol accuse : « Les gens qui massacrent aujourd’hui, qui mettent en œuvre cette politique planifiée et systématique d’extermination sont financés, entraînés et armés par la France ». Le 22 mai, le président rwandais par intérim écrit à Mitterrand pour l’appeler au secours car nos alliés du Gouvernement intérimaire rwandais (GIR), qui organisent le génocide, sont en passe d’être défaits militairement par le FPR. Le 10 juin, le GIR aux abois doit quitter Gitarama et se replier à Gisenyi. Le 13 juin, l’Afrique du Sud de Nelson Mandela, un pays « anglo-saxon  », évoque le Rwanda. Mitterrand s’inquiète et annonce au gouvernement d’Edouard Balladur sa volonté d’envoyer des troupes dans ce pays, une option soutenue depuis des semaines par certains officiers soucieux de prêter mainforte à leurs frères d’armes des Forces armées rwandaises (FAR).

Soupçonnée par le FPR comme par le général Dallaire de vouloir soutenir le GIR et les FAR, la France obtient malgré tout, le 22 juin, le mandat de l’ONU qu’elle réclamait (Résolution 929). L’opération est autorisée à recourir à la force. Plus de 2500 soldats français lourdement armés et un contingent sénégalais arrivent au Zaïre pour intervenir au Rwanda sous le commandement du général Jean-Claude Lafourcade. La mission officielle de Turquoise : « mettre fin aux massacres ».

Mais quels massacres ? La Résolution 929 ne désigne clairement ni les victimes ni les auteurs du génocide. L’ordre d’opération Turquoise du 22 juin 1994 est un chef d’œuvre de double langage. Il gomme le génocide des Tutsi, dont la réalité est travestie en « très graves affrontements interethniques ». Il donne pour mission à la force Turquoise d’inciter « les autorités locales rwandaises, civiles et militaires » à « rétablir leur autorité », après les avoir dédouanées de leurs responsabilités dans l’extermination en cours, attribuée à des « bandes formées de civils ou de militaires hutus incontrôlés […] exhortés à la défense populaire par les chefs de milices ». Il accuse enfin le FPR d’« actions « d’épuration » à l’encontre des Hutus ». Le génocide des Tutsi est dénaturé, et la thèse mensongère du « double génocide », inaugurée par le ministre des Affaires étrangères, Alain Juppé, le 16 juin dans Libération, est accréditée.

Cette ambiguïté de Turquoise a des conséquences directes sur le terrain où se côtoient des militaires français découvrant le Rwanda et d’autres qui y ont déjà servi aux côtés des FAR pendant l’opération Noroît (1990-1993) ou au titre de l’assistance militaire technique. Parmi eux, le colonel Jacques Rosier, patron du COS (Commandement des opérations spéciales) de Turquoise, qui réunit ses chefs de détachement le 23 juin 1994 à Bukavu (Zaïre) et leur explique alors, selon l’adjudant-chef Thierry Prungnaud, que « des rebelles tutsi venant d’Ouganda envahissent le pays par le nord et zigouillent tous les autres » [1]...

Bisesero, 27 juin 1994

Les choses sont loin d’être claires pour le lieutenant-colonel Duval qui se rend le 27 juin 1994 à Bisesero, à deux heures de piste de Kibuye, avec une douzaine de commandos de l’air et de gendarmes. Duval, débarquant au Rwanda, a aussi reçu l’ordre d’opération n°1 du général Lafourcade, daté du 25 juin, qui, lui, mentionne « un génocide commis par certaines unités militaires rwandaises et des milices Hutues à l’encontre de la minorité Tutsie ».

Duval veut vérifier un renseignement obtenu la veille : sur les 50 000 Tutsi qui ont trouvé refuge au mois d’avril dans les montagnes de Bisesero, quelques milliers seraient encore en vie. Trois journalistes accompagnent les soldats français. A Nyagurati, en montant vers Bisesero, Duval et ses hommes sont confrontés à la réalité du génocide : un policier communal et un instituteur leur déclarent avoir tué les Tutsi du village, enfants compris, et avoir été félicités par le préfet de Kibuye. Au moment de reprendre leur route, les Français voient se rassembler des dizaines de villageois armés de machettes...

Quelques heures plus tard, à Bisesero, ce sont les victimes que Duval rencontre. Le petit convoi français est en effet arrêté par Eric Nzabihimana. Une centaine de Tutsi dans un état de dénuement extrême se regroupent autour des Français, les suppliant de les emmener avec eux. Ils disent être deux mille, qui se cachent pour échapper aux tueurs. Des tueurs qui les observent depuis les crêtes avoisinantes. Pourtant, l’officier ne porte pas secours aux survivants tutsi : il ne provoque pas leur évacuation en appelant du renfort et ne leur fournit pas non plus de protection. Il se contente de leur dire de retourner dans leurs cachettes, en promettant que les soldats français reviendront, dans deux ou trois jours. Pourquoi cet abandon ?

De retour à Kibuye, Duval fait son rapport au colonel Rosier, par téléphone et par fax. Ses supérieurs, le colonel Rosier et le général Lafourcade, prétendent que Duval ne les a mis au courant de sa découverte que le 29 juin. Etrangement, le soir du 27 juin, Rosier parle aux journalistes de la présence de 1 000 à 2 000 hommes du FPR à Bisesero. Des combattants, ces Tutsi épuisés rencontrés par Duval ? Et comment Rosier et Lafourcade peuvent-ils soutenir n’avoir rien su de la situation des Tutsi de Bisesero alors que le 28 juin, le journaliste Christophe Boisbouvier, qui était avec Duval la veille, diffusait son reportage sur RFI à la mi-journée, puis le soir ? Alors que les articles de Patrick de Saint-Exupéry et Dominique Garraud, qui eux aussi accompagnaient Duval, paraissaient respectivement dans Le Figaro et Libération du 29 juin ?

Désobéir pour secourir les Tutsi

Le 29 juin, le ministre de la Défense, François Léotard, est à Gishyita, à quelques kilomètres de Bisesero. Il inspecte un avant-poste français tenu par les commandos de marine du capitaine de frégate Marin Gillier, des soldats du 13e régiment de dragons parachutistes et quelques gendarmes du GIGN. Les militaires français peuvent observer les chasses à l’homme à Bisesero depuis leur cantonnement. Mais Léotard ne donne pas l’ordre d’aller à Bisesero, pas plus que Lafourcade ou Rosier.

Le 30 juin 1994, Gillier et ses hommes traversent Bisesero sans s’y arrêter pour se rendre dans un village sur l’autre versant de la montagne. Mais des journalistes de Paris-Match, Michel Peyrard et Benoît Gysembergh tombent à Bisesero sur un groupe de Tutsi. Un détachement de militaires français, dont font partie l’adjudant-chef Thierry Prungnaud, du GIGN, et des hommes du 13è régiment de dragons parachutistes (13è RDP), enfreint les ordres de Gillier et retourne sur place. Cette désobéissance force Gillier et le commandement de Turquoise à porter secours aux 800 Tutsi encore en vie, parfois grièvement blessés. Pendant les trois jours qui se sont écoulés depuis le 27 juin, les attaques se sont intensifiées et plus d’un millier d’entre eux ont été massacrés.

Murambi

A Bisesero, la hiérarchie militaire a abandonné les Tutsi à leurs tueurs. A Murambi, des soldats français sont accusés d’avoir eux-mêmes tué. Dans ce camp de réfugiés sous contrôle français, installé dans les bâtiments d’une école où, fin avril, 27 000 Tutsi ont péri, des soldats de Turquoise auraient commis le meurtre d’un Tutsi et des mauvais traitements. L’instruction en cours au pôle « génocides et crimes contre l’humanité » du tribunal de Paris concerne aussi des allégations d’enlèvement de Tutsi en hélicoptère, ces personnes n’ayant plus été revues vivantes. Leur largage depuis les hélicoptères est évoqué. Des Rwandais auraient montré à des légionnaires des corps qui s’étaient visiblement écrasés de très haut. Cela rappelle les « crevettes Bigeard », ces Algériens précipités depuis les hélicoptères, pendant la guerre d’Algérie. La question des viols commis par des militaires français est aussi posée par des rescapées tutsi du camp de Nyarushishi qui ont elles aussi porté plainte devant la justice française.

Si les hommes de Turquoise ont sauvé des milliers de Tutsi, en allant les chercher dans leurs cachettes et en protégeant les camps de réfugiés, force est de constater que de nombreux autres ont aussi été les victimes de soldats français. La confusion entretenue par le commandement sur les auteurs et les victimes du génocide et la présence au sein de la force Turquoise d’unités ayant déjà servi au Rwanda contre le FPR, selon une doctrine faisant des Rwandais tutsi des complices de ce mouvement, ont sans aucun doute contribué à ces crimes.

Des objectifs militaires

Sous couvert d’humanitaire, l’opération Turquoise poursuivait des buts militaires qui ont évolué en fonction des événements. Dans une première phase (22 juin – début juillet), l’objectif était de stabiliser le front. Un des objectifs mentionnés par l’ordre d’opération du 22 juin est d’« être prêt à contrôler l’étendue du pays hutu en direction de Kigali et au sud vers Nianzi [Nianza, plus probablement] et Butare », soit toute la moitié ouest du Rwanda. L’ordre de foncer sur Kigali a été annulé au dernier moment. Des accrochages avec le FPR ont lieu près de Butare début juillet.

Lorsque la prise de Kigali par le FPR paraît certaine, l’objectif change. Il s’agit alors de stopper l’avance du FPR et de préserver un réduit hutu à l’ouest du Rwanda : ce sera la « zone humanitaire sûre » (ZHS), créée unilatéralement par Paris le 2 juillet. Malgré son nom, elle reste livrée aux milices qui ne sont pas désarmées, ni ne voient leurs barrières démantelées. Kigali tombe le 4 juillet. Les milices et les Forces armées rwandaises en déroute se replient au Zaïre avec la bienveillance de la force Turquoise.

Le représentant du Quai d’Orsay, l’ambassadeur Yannick Gérard, suggère le 15 juillet que les membres du GIR soient arrêtés s’ils venaient dans la ZHS. Sa proposition, pourtant relayée par un communiqué de son ministère, a visiblement été contrecarrée lors d’une réunion à Matignon avec les conseillers de l’Elysée. Réfugié à Cyangugu, le GIR est évacué à Bukavu, au Zaïre, par les hommes du lieutenant-colonel Hogard.

Commence alors le soutien à la reconstitution des FAR pour organiser la reconquête du Rwanda. Le fait que nos alliés aient commis un génocide ne trouble guère les responsables français. Paris livre des armes jusqu’en août 1994 : les avions atterrissent à Goma, au Zaïre, où se trouve le PC du général Lafourcade. Ces livraisons se poursuivent après la fin de l’opération Turquoise, au moins jusqu’au printemps 1995. Des conseillers français entraînent les FAR et les milices repliées au Zaïre.

Une plaie toujours à vif

L’armée française a été déchirée par le Rwanda. Certains « anciens » assument, continuent de brillantes carrières, font toujours aussi peu de cas de la vie des Africains et se croient encore « au bon vieux temps des colonies » lorsqu’ils mettent le pied en Afrique, où leur solde est doublée ou triplée. Mais d’autres ont quitté l’armée après le Rwanda. Beaucoup vivent avec des images de cauchemar dont ils ne peuvent se défaire, non seulement à cause des scènes horribles qu’ils y ont vues, mais aussi à cause de la tromperie dont une partie d’entre eux a été victime de la part de l’état-major, qui leur a présenté les Tutsi comme l’ennemi, voire comme les auteurs des massacres. Cette plaie-là est toujours à vif, et ce ne sont pas les récents propos lénifiants du ministre de la Défense qui l’apaiseront.

Les plaintes déposées en 2005 pour complicité de génocide et crimes contre l’humanité visent des soldats français de Turquoise. Il faut souhaiter que l’instruction permette de définir précisément les responsabilités et de renvoyer devant les tribunaux ceux qui se sont rendus complices des génocidaires.

[1L. de Vulpian et T. Prungnaud, Silence Turquoise, éditions Don Quichotte, 2012, p. 103

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