Du 22 juin au 22 août 1994, l’armée française mène au Rwanda une opération
« humanitaire » pour « mettre fin aux massacres ». Baptisée Turquoise, elle a permis de
sauver plus de dix mille Tutsi. Mais il est reproché à certains soldats français d’avoir
commis ou laissé faire des exactions sur des rescapé-e-s tutsi dans la zone qu’ils
contrôlaient. Turquoise avait en réalité des objectifs militaires : stopper l’avancée du Front
patriotique Rwandais (FPR) qui, en prenant le contrôle du pays, mettait fin au génocide.
Lorsque, le 18 juin 1994, le président
de la République, François
Mitterrand, annonce dans un discours
à l’UNESCO que la France est prête à
envoyer au Rwanda « une force de
projection humanitaire destinée à assurer la
sécurité des populations civiles qui ont
échappé à l’extermination », le génocide
des Tutsi est largement consommé, les
grands massacres ayant eu lieu en avril ou
mai.
C’est deux mois plus tôt, juste après son
déclenchement le 6 avril, qu’il aurait été
possible d’empêcher l’extermination des
Tutsi. Les troupes françaises, belges,
italiennes alors envoyées pour évacuer les
ressortissants étrangers auraient pu, si elles
en avaient reçu l’ordre, agir conjointement
aux Casques bleus du général Dallaire, déjà
présents au Rwanda, pour empêcher les
tueries à Kigali et ainsi tuer dans l’œuf le
génocide. Au contraire, le 21 avril, la France
vote, comme tous les autres membres du
Conseil de sécurité, la diminution drastique
des effectifs de la Mission des Nations
Unies d’assistance au Rwanda (MINUAR) :
l’abandon du Rwanda aux génocidaires est
alors scellé. Interrogé à la télévision à
propos de « ces massacres terribles qui se
sont déroulés récemment au Rwanda »,
Mitterrand déclare encore, le 10 mai 1994 :
« Nous ne sommes pas destinés à faire la
guerre partout, même lorsque c’est
l’horreur qui nous prend au visage ».
Pourquoi ce soudain besoin d’agir, mi-juin
?
L’opinion publique commence à
s’émouvoir. Le 16 mai au journal de TF1,
un membre de Médecins Sans Frontières de
retour du Rwanda, Jean-Hervé
Bradol
accuse : « Les gens qui massacrent
aujourd’hui, qui mettent en œuvre cette
politique planifiée et systématique
d’extermination sont financés, entraînés et
armés par la France ». Le 22 mai, le
président rwandais par intérim écrit à
Mitterrand pour l’appeler au secours car nos
alliés du Gouvernement intérimaire
rwandais (GIR), qui organisent le génocide,
sont en passe d’être défaits militairement
par le FPR. Le 10 juin, le GIR aux abois doit
quitter Gitarama et se replier à Gisenyi. Le
13 juin, l’Afrique du Sud de Nelson
Mandela, un pays « anglo-saxon
», évoque
le Rwanda. Mitterrand s’inquiète et annonce
au gouvernement d’Edouard Balladur sa
volonté d’envoyer des troupes dans ce pays,
une option soutenue depuis des semaines
par certains officiers soucieux de prêter
mainforte
à leurs frères d’armes des Forces
armées rwandaises (FAR).
Soupçonnée par le FPR comme par le
général Dallaire de vouloir soutenir le GIR
et les FAR, la France obtient malgré tout, le
22 juin, le mandat de l’ONU qu’elle
réclamait (Résolution 929). L’opération est
autorisée à recourir à la force. Plus de
2500 soldats français lourdement armés et
un contingent sénégalais arrivent au Zaïre
pour intervenir au Rwanda sous le
commandement du général Jean-Claude
Lafourcade. La mission officielle de
Turquoise : « mettre fin aux massacres ».
Mais quels massacres ? La Résolution 929
ne désigne clairement ni les victimes ni les
auteurs du génocide. L’ordre d’opération
Turquoise du 22 juin 1994 est un chef
d’œuvre de double langage. Il gomme le
génocide des Tutsi, dont la réalité est
travestie en « très graves affrontements
interethniques ». Il donne pour mission à la
force Turquoise d’inciter « les autorités
locales rwandaises, civiles et militaires » à
« rétablir leur autorité », après les avoir
dédouanées de leurs responsabilités dans
l’extermination en cours, attribuée à des
« bandes formées de civils ou de militaires
hutus incontrôlés […] exhortés à la défense
populaire par les chefs de milices ». Il
accuse enfin le FPR d’« actions
« d’épuration » à l’encontre des Hutus ». Le
génocide des Tutsi est dénaturé, et la thèse
mensongère du « double génocide »,
inaugurée par le ministre des Affaires
étrangères, Alain Juppé, le 16 juin dans
Libération, est accréditée.
Cette ambiguïté de Turquoise a des
conséquences directes sur le terrain où se
côtoient des militaires français découvrant
le Rwanda et d’autres qui y ont déjà servi
aux côtés des FAR pendant l’opération
Noroît (1990-1993)
ou au titre de
l’assistance militaire technique. Parmi eux,
le colonel Jacques Rosier, patron du COS
(Commandement des opérations spéciales)
de Turquoise, qui réunit ses chefs de
détachement le 23 juin 1994 à Bukavu
(Zaïre) et leur explique alors, selon
l’adjudant-chef
Thierry Prungnaud, que
« des rebelles tutsi venant d’Ouganda
envahissent le pays par le nord et
zigouillent tous les autres » [1]...
Les choses sont loin d’être claires pour le
lieutenant-colonel
Duval qui se rend le
27 juin 1994 à Bisesero, à deux heures de
piste de Kibuye, avec une douzaine de
commandos de l’air et de gendarmes.
Duval, débarquant au Rwanda, a aussi
reçu l’ordre d’opération n°1 du général
Lafourcade, daté du 25 juin, qui, lui,
mentionne « un génocide commis par
certaines unités militaires rwandaises et
des milices Hutues à l’encontre de la
minorité Tutsie ».
Duval veut vérifier un renseignement
obtenu la veille : sur les 50 000 Tutsi qui
ont trouvé refuge au mois d’avril dans les
montagnes de Bisesero, quelques milliers
seraient encore en vie. Trois journalistes
accompagnent les soldats français. A
Nyagurati, en montant vers Bisesero,
Duval et ses hommes sont confrontés à la
réalité du génocide : un policier
communal et un instituteur leur déclarent
avoir tué les Tutsi du village, enfants
compris, et avoir été félicités par le préfet
de Kibuye. Au moment de reprendre leur
route, les Français voient se rassembler
des dizaines de villageois armés de
machettes...
Quelques heures plus tard, à Bisesero, ce
sont les victimes que Duval rencontre. Le
petit convoi français est en effet arrêté par
Eric Nzabihimana. Une centaine de Tutsi
dans un état de dénuement extrême se
regroupent autour des Français, les
suppliant de les emmener avec eux. Ils
disent être deux mille, qui se cachent pour
échapper aux tueurs. Des tueurs qui les
observent depuis les crêtes avoisinantes.
Pourtant, l’officier ne porte pas secours aux survivants tutsi : il ne provoque pas
leur évacuation en appelant du renfort et
ne leur fournit pas non plus de protection.
Il se contente de leur dire de retourner
dans leurs cachettes, en promettant que
les soldats français reviendront, dans deux
ou trois jours. Pourquoi cet abandon ?
De retour à Kibuye, Duval fait son rapport
au colonel Rosier, par téléphone et par
fax. Ses supérieurs, le colonel Rosier et le
général Lafourcade, prétendent que Duval
ne les a mis au courant de sa découverte
que le 29 juin. Etrangement, le soir du
27 juin, Rosier parle aux journalistes de la
présence de 1 000 à 2 000 hommes du
FPR à Bisesero. Des combattants, ces
Tutsi épuisés rencontrés par Duval ? Et
comment Rosier et Lafourcade peuvent-ils
soutenir n’avoir rien su de la situation
des Tutsi de Bisesero alors que le 28 juin,
le journaliste Christophe Boisbouvier, qui
était avec Duval la veille, diffusait son
reportage sur RFI à la mi-journée,
puis le
soir ? Alors que les articles de Patrick de
Saint-Exupéry
et Dominique Garraud, qui
eux aussi accompagnaient Duval,
paraissaient respectivement dans Le
Figaro et Libération du 29 juin ?
Le 29 juin, le ministre de la Défense,
François Léotard, est à Gishyita, à
quelques kilomètres de Bisesero. Il
inspecte un avant-poste
français tenu par
les commandos de marine du capitaine
de frégate Marin Gillier, des soldats du
13e régiment de dragons parachutistes et
quelques gendarmes du GIGN. Les
militaires français peuvent observer les
chasses à l’homme à Bisesero depuis leur
cantonnement. Mais Léotard ne donne
pas l’ordre d’aller à Bisesero, pas plus
que Lafourcade ou Rosier.
Le 30 juin 1994, Gillier et ses hommes
traversent Bisesero sans s’y arrêter pour se
rendre dans un village sur l’autre versant de
la montagne. Mais des journalistes de
Paris-Match,
Michel Peyrard et Benoît
Gysembergh tombent à Bisesero sur un
groupe de Tutsi. Un détachement de
militaires français, dont font partie
l’adjudant-chef
Thierry Prungnaud, du
GIGN, et des hommes du 13è régiment de
dragons parachutistes (13è RDP), enfreint
les ordres de Gillier et retourne sur place.
Cette désobéissance force Gillier et le
commandement de Turquoise à porter
secours aux 800 Tutsi encore en vie,
parfois grièvement blessés. Pendant les
trois jours qui se sont écoulés depuis le
27 juin, les attaques se sont intensifiées et
plus d’un millier d’entre eux ont été
massacrés.
A Bisesero, la hiérarchie militaire a
abandonné les Tutsi à leurs tueurs. A
Murambi, des soldats français sont
accusés d’avoir eux-mêmes
tué. Dans ce
camp de réfugiés sous contrôle français,
installé dans les bâtiments d’une école où,
fin avril, 27 000 Tutsi ont péri, des soldats
de Turquoise auraient commis le meurtre
d’un Tutsi et des mauvais traitements.
L’instruction en cours au pôle « génocides
et crimes contre l’humanité » du tribunal
de Paris concerne aussi des allégations
d’enlèvement de Tutsi en hélicoptère, ces
personnes n’ayant plus été revues
vivantes. Leur largage depuis les
hélicoptères est évoqué. Des Rwandais
auraient montré à des légionnaires des
corps qui s’étaient visiblement écrasés de
très haut. Cela rappelle les « crevettes
Bigeard », ces Algériens précipités depuis
les hélicoptères, pendant la guerre
d’Algérie. La question des viols commis
par des militaires français est aussi posée
par des rescapées tutsi du camp de
Nyarushishi qui ont elles aussi porté
plainte devant la justice française.
Si les hommes de Turquoise ont sauvé des
milliers de Tutsi, en allant les chercher
dans leurs cachettes et en protégeant les
camps de réfugiés, force est de constater
que de nombreux autres ont aussi été les
victimes de soldats français. La confusion
entretenue par le commandement sur les
auteurs et les victimes du génocide et la
présence au sein de la force Turquoise
d’unités ayant déjà servi au Rwanda
contre le FPR, selon une doctrine faisant
des Rwandais tutsi des complices de ce
mouvement, ont sans aucun doute
contribué à ces crimes.
Sous couvert d’humanitaire, l’opération
Turquoise poursuivait des buts militaires
qui ont évolué en fonction des
événements. Dans une première phase
(22 juin – début juillet), l’objectif était de
stabiliser le front. Un des objectifs
mentionnés par l’ordre d’opération du
22 juin est d’« être prêt à contrôler
l’étendue du pays hutu en direction de
Kigali et au sud vers Nianzi [Nianza, plus
probablement] et Butare », soit toute la
moitié ouest du Rwanda. L’ordre de
foncer sur Kigali a été annulé au dernier
moment. Des accrochages avec le FPR
ont lieu près de Butare début juillet.
Lorsque la prise de Kigali par le FPR
paraît certaine, l’objectif change. Il s’agit
alors de stopper l’avance du FPR et de
préserver un réduit hutu à l’ouest du
Rwanda : ce sera la « zone humanitaire
sûre » (ZHS), créée unilatéralement par
Paris le 2 juillet. Malgré son nom, elle
reste livrée aux milices qui ne sont pas
désarmées, ni ne voient leurs barrières
démantelées. Kigali tombe le 4 juillet. Les
milices et les Forces armées rwandaises
en déroute se replient au Zaïre avec la
bienveillance de la force Turquoise.
Le représentant du Quai d’Orsay,
l’ambassadeur Yannick Gérard, suggère le
15 juillet que les membres du GIR soient
arrêtés s’ils venaient dans la ZHS. Sa
proposition, pourtant relayée par un
communiqué de son ministère, a
visiblement été contrecarrée lors d’une
réunion à Matignon avec les conseillers
de l’Elysée. Réfugié à Cyangugu, le GIR
est évacué à Bukavu, au Zaïre, par les
hommes du lieutenant-colonel
Hogard.
Commence alors le soutien à la
reconstitution des FAR pour organiser la
reconquête du Rwanda. Le fait que nos
alliés aient commis un génocide ne
trouble guère les responsables français.
Paris livre des armes jusqu’en août 1994 :
les avions atterrissent à Goma, au Zaïre,
où se trouve le PC du général Lafourcade.
Ces livraisons se poursuivent après la fin
de l’opération Turquoise, au moins
jusqu’au printemps 1995. Des conseillers
français entraînent les FAR et les milices
repliées au Zaïre.
L’armée française a été déchirée par le
Rwanda. Certains « anciens » assument,
continuent de brillantes carrières, font
toujours aussi peu de cas de la vie des
Africains et se croient encore « au bon
vieux temps des colonies » lorsqu’ils
mettent le pied en Afrique, où leur solde
est doublée ou triplée. Mais d’autres ont
quitté l’armée après le Rwanda. Beaucoup
vivent avec des images de cauchemar
dont ils ne peuvent se défaire, non
seulement à cause des scènes horribles
qu’ils y ont vues, mais aussi à cause de la
tromperie dont une partie d’entre eux a été
victime de la part de l’état-major,
qui leur
a présenté les Tutsi comme l’ennemi,
voire comme les auteurs des massacres.
Cette plaie-là
est toujours à vif, et ce ne
sont pas les récents propos lénifiants du
ministre de la Défense qui l’apaiseront.
Les plaintes déposées en 2005 pour
complicité de génocide et crimes contre
l’humanité visent des soldats français de
Turquoise. Il faut souhaiter que
l’instruction permette de définir
précisément les responsabilités et de
renvoyer devant les tribunaux ceux qui se
sont rendus complices des génocidaires.
[1] L. de Vulpian et T. Prungnaud, Silence
Turquoise, éditions Don Quichotte, 2012, p. 103