La confirmation des charges pesant sur Gbagbo a attiré à nouveau l’attention médiatique sur l’ancien président ivoirien, mais pas sur l’impunité qui continue de prévaloir dans le pays, tandis que la Force Licorne se transforme en « Forces Françaises en Côte d’Ivoire » (FFCI), une des deux bases opérationnelles avancées de Paris en Afrique.
Trois ans après sa mise à l’écart du pouvoir, son arrestation, puis son transfert à la Cour pénale internationale (CPI), Laurent Gbagbo vient de se voir confirmer les charges qui pèsent contre lui. À moins d’une décision contraire après l’appel que devrait probablement déposer la défense, le procès contre l’ancien président ivoirien, accusé d’être le « coauteur indirect » de crimes contre l’humanité (meurtres et tentatives de meurtres, viols, persécutions) perpétrés à Abidjan pendant la crise post-électorale de 2010-2011, s’ouvrira d’ici quelques mois à La Haye.
Les circonstances de cette confirmation des charges montrent pourtant le manque de solidité du dossier. Il y a un an, les juges avaient différé leur décision pour que l’accusation étaye son dossier, reposant essentiellement sur des rapports d’organisations de protection des droits humains, par une enquête véritable. Cette fois-ci, l’opinion dissidente d’une des trois juges pointe une autre faiblesse de l’accusation : le recours aux éléments de preuves indirectes provenant de sources anonymes. Pour cette juge, les charges contre Laurent Gbagbo doivent être abandonnées.
Accusée d’enquêter exclusivement sur les crimes du camp Gbagbo et de fermer les yeux sur ceux commis depuis 2002 par l’ex-rébellion pro-Ouattara, la CPI reste dépendante du bon vouloir des autorités ivoiriennes en matière d’arrestation et d’extradition. Ajoutons que les civils massacrés par l’armée française en novembre 2004 à Abidjan ne semblent pas intéresser la CPI. Certains veulent croire à l’existence de mandats d’arrêt à l’encontre d’anciens chefs de guerre de l’ancienne rébellion. Les crimes commis depuis 2002 sont suffisamment nombreux et documentés pour qu’une bonne demi-douzaine de cadres de l’ex-rébellion pro-Ouattara soient en lice : exécution d’une soixantaine de gendarmes à Bouaké en 2002, charnier de Korhogo en 2004, massacre de 800 civils du quartier Carrefour à Duékoué en 2011, attaque du camp de réfugiés de Nahibly en 2012.
Seuls ceux qui restent aveuglés par l’idéal d’une justice internationale respectée croient que ces mandats d’arrêt sont une promesse de procès. Transmis aux autorités ivoiriennes, sans être rendus publics, ni exécutés, ils sont un formidable moyen de pression dans les mains de ceux qui veulent contrôler les éléments les plus criminels de l’ex-rébellion. Pour le moment, récompensés par des promotions prestigieuses après l’accession au pouvoir de leur champion Alassane Ouattara, le temps qui passe leur permet d’affermir une emprise, faite de trafics et de violence, qui ne se limite plus à la moitié nord de la Côte d’Ivoire, mais s’étend sur l’ensemble du pays.
Citant les noms de Losseni Fofana (« Loss »), Issiaka Ouattara (Wattao) et de son frère Morou Ouattara (« Atchengué »), les experts chargés de surveiller l’embargo ivoirien expliquent dans leur dernier rapport S/2014/266 publié en avril, avoir découvert que « les anciens commandants de zone continuent de disposer de fonds et qu’officieusement ils exercent un pouvoir économique et militaire dans ces régions » et « que ces fonds sont soit détenus sous forme de vastes réserves d’espèces dans les maisons ou entrepôts d’anciens commandants de zone ou parfois passés en contrebande en grande quantité par des membres de l’UEMOA ». Devenus les véritables préfets du pouvoir ivoirien, ils ont tout à gagner à entretenir l’instabilité et l’insécurité.
Quant à Guillaume Soro, l’ancien secrétaire général de la rébellion, il est partagé entre une ambition débordante qui se trouve finalement bien à l’étroit dans ses habits successifs de Premier ministre, puis maintenant de président de l’Assemblée nationale, et la nécessité de trouver une porte de sortie autre que celle du box des accusés d’un tribunal. Mais il doit compter avec un rival de taille, l’actuel ministre de l’Intérieur, Hamed Bakayoko, en visite en France en ce début de mois de juillet pour préparer le prochain voyage de François Hollande à Abidjan.
Retardée depuis le mois de janvier à cause des problèmes de santé d’Alassane Ouattara, la visite du président français à son collègue ivoirien est finalement fixée au 17 juillet. L’annonce par l’Élysée d’une rencontre avec des représentants du FPI de Laurent Gbagbo, principal parti d’opposition, tient du détail, tant la priorité est donnée aux volets économique et militaire de la relation franco-ivoirienne.
La délégation française comprendra une quarantaine de patrons du secteur des infrastructures urbaines (La Lettre du Continent, 30 juin). L’existence d’un gigantesque « contrat de désendettement-développement » (C2D) entre Paris et Abidjan, conjuguée à la manie du pouvoir ivoirien de passer des contrats de gré à gré, devrait faire l’affaire des entreprises françaises.
Côté militaire, après les déclarations françaises hypocrites sur le statut de la base militaire française de Port-Bouët, promise à la disparition du temps de Gbagbo, l’ère Ouattara signe le grand retour de « la Coloniale ». Début mai, le ministre de la Défense Le Drian est allé rencontrer Ouattara et officialiser sous les tropiques la transformation, à partir de l’an prochain, de la force Licorne en « Forces Françaises en Côte d’Ivoire » (FFCI). La France comptera ainsi, selon le nouveau jargon, deux « bases opérationnelles avancées » en Afrique, l’une à Port-Bouët, dans la banlieue d’Abidjan, et l’autre à Djibouti. La proximité de l’aéroport international d’Abidjan est déterminante, tant pour l’évacuation de ressortissants que pour les rotations des nouveaux avions de transport militaire A400M.
Avec des amis comme Ouattara, qui ne demande qu’à accueillir nos troupes et signer un « partenariat de défense », forme actuelle du serment d’allégeance au pouvoir français, l’impérialisme français le plus rustique a encore de beaux jours devant lui ! D’autant plus que la relève est déjà prête...
L’hyperlongévité politique d’Houphouët-Boigny n’était pas le fruit d’un engagement politique pour une Côte d’Ivoire forte et de son indépendance. Tout au contraire, c’est parce-que, malgré l’indépendance officielle, il s’est acharné à se comporter comme le ministre de la France, dont la volonté de puissance tenait lieu de politique africaine, qu’il a gardé le pouvoir pendant plus de trente ans.
Le tournant de sa carrière eut lieu dans les années 1950, lorsqu’après deux ans de répression sanglante des « communisants » ivoiriens par le bataillon autonome du lieutenant-colonel Lacheroy [1], le député Houphouët quitta les bancs communistes de l’Assemblée nationale et entra dans les gouvernements de la 4e République.
S’il existe aussi un tournant dans le parcours d’Alassane Ouattara, c’est certainement sa rencontre avec Dominique Nouvian-Folloroux, une Française qui deviendra sa seconde épouse. Celle que, selon un diplomate du Quai d’Orsay (cf. câble diplomatique américain du 21/04/2005, révélé par Wikileaks), Jacques Chirac considérait comme « ’la femme’ d’Houphouët-Boigny », gérait en partie le patrimoine de l’ancien président ivoirien et bénéficie depuis d’une « influence et de contacts politiques étendus » en France. Plus explicite, François Loncle (député PS et membre de longue date de la Commission des Affaires étrangères de l’Assemblée nationale) expliquait fin 2012 qu’ « au sein du parti socialiste, le couple Ouattara a mené un lobbying absolument considérable. Mme Ouattara, qui est d’origine française, et qui a beaucoup d’amis, à droite, à gauche, a fait un travail absolument énorme. Petit à petit, elle a convaincu un certain nombre de dirigeants socialistes – je pense à Dominique Strauss-Kahn, Laurent Fabius et d’autres – que Ouattara, c’était l’avenir et que Gbagbo devait partir. Donc le parti socialiste s’est divisé. […] C’est une question de moyens : Mme Ouattara a une fortune colossale, elle est intelligente, très active, très politique et elle a fait ce qu’il fallait. »
Hamed Bakayoko, le plus en vue des prétendants à la succession de Ouattara, bénéficie lui aussi depuis longtemps de la confiance de Mme Ouattara. Bien avant de devenir ministre de l’Intérieur, il fut journaliste, à la tête du Patriote, l’organe du parti RDR d’Alassane Ouattara, puis de Radio Nostalgie, contrôlée par la famille de Mme Ouattara.
Autre atout d’ « Hambak », son oncle Youssouf Bakayoko, diplomate et ancien ministre des Affaires Étrangères devenu président de la Commission électorale indépendante (CEI) début 2010. Sensibilisé aux intérêts de la France lorsqu’il est passé en 2006 sur les bancs de l’Institut des hautes études de Défense nationale (IHEDN), après la présidentielle de 2010, le président de la CEI avait abusé de sa fonction pour proclamer Alassane Ouattara vainqueur avant de s’envoler précipitamment vers Paris et de laisser la Côte d’Ivoire s’enfoncer dans la crise post-électorale...
En guise de prélude à la visite de François Hollande, le neveu « Hambak » est venu rencontrer Manuel Valls à Matignon ainsi que son homologue Bernard Cazeneuve. À l’automne 2013, Valls, à l’époque ministre de l’Intérieur, était allé rencontrer son homologue ivoirien. Dans le cadre de la lutte contre le grand banditisme, il lui apportait 500 pistolets automatiques. Dans un pays toujours sous embargo, débordant d’armes légères [2], Valls sait le cadeau qui fait plaisir !
Quand on connaît la rivalité qui oppose Hamed Bakayoko au leader de l’ex-rébellion Guillaume Soro, on devine quel grand bandit pouvait être visé. À moins que ce soit les opposants politiques. Tout en se félicitant du transfert à la CPI de l’ancien leader des « jeunes patriotes » pro-Gbagbo, Amnesty International a rappelé, le 20 mars, « les centaines de cas de personnes maintenues en détention pendant des mois sans pouvoir communiquer avec leurs proches ni leurs avocats, du fait de leur soutien réel ou supposé à l’ancien président Gbagbo. […] Ces actes ont été rendus possibles par l’utilisation de lieux de détention informels, où des personnes soupçonnées d’atteintes à la sécurité de l’État ont été détenues au secret, parfois pendant de longues périodes et dans des conditions inhumaines et dégradantes. Beaucoup ont été torturées et certaines ont été relâchées moyennant le paiement d’une rançon. » Parmi les lieux de tortures, Amnesty citait la Direction de la surveillance du territoire, qui dépend du ministère de l’Intérieur.
Invariablement, l’ambitieux démesuré, qu’il se prétende socialiste ou de droite, serre la main de l’oppresseur.
[1] Sur Lacheroy, lire la brochure « De l’armée coloniale à l’armée néocoloniale (1830 1990) », R. Granvaud, 2009
[2] Dans leur dernier rapport S/2014/266, les experts chargés de surveiller l’embargo ivoirien relèvent la disparition, pendant leur transit en Côte d’Ivoire, d’une vingtaine de tonnes de matériel militaire à destination de la Minusma (mission de l’ONU pour le Mali).