Le Forum Social Africain (FSA) s’est tenu à Dakar du 15 au 19 octobre, sur le thème des « crises, guerres et interventions militaires extérieures pour le contrôle des ressources ». Plusieurs militant-e-s de Survie y ont assisté. Si la thématique affichée n’a finalement que peu été traitée par les différentes activités du forum, les échanges que nous y avons eu démontrent un vif intérêt des personnes présentes pour les questions de domination française en Afrique sur les plans militaire, économique ou culturel.
Cette édition du FSA n’a pas échappé
aux critiques désormais habituelles
faites aux forums sociaux : une
organisation chaotique, une surreprésentation
de grosses ONG du Nord,
une place centrale de certaines
« personnalités » de l’altermondialisme.
Un participant que nous avons interrogé a
déploré un « décalage entre les thèmes du
forum et les préoccupations populaires ».
Les ateliers inscrits au programme
portaient, pour la plupart, sur les accaparements
de terre ou d’eau, les Accords de
partenariat économique (APE) [1] ou les migrations. Trois ateliers se sont tenus autour de différents aspects de l’héritage du
burkinabè Thomas Sankara. Mais si le
contrôle de certaines ressources a effectivement
été abordé dans les ateliers, rien ou
presque [2] ne concernait les interventions
militaires étrangères sur le continent.
Plusieurs intellectuels sénégalais, dont
Demba Moussa Dembélé, ont cependant
dénoncé la domination post-coloniale
de la France via la monnaie lors d’une table ronde sur l’avenir de la Zone franc. Pour
les intervenants de cet atelier, les pays africains concernés ne sont pas indépendants
tant que le franc CFA confisque
la souveraineté monétaire des États.
Selon eux, le problème de la Zone franc se
repose actuellement de manière aiguë.
D’une part, en effet, plusieurs déclarations
récentes (du président ivoirien Alassane
Ouattara notamment) appellent à une
nouvelle dévaluation de la monnaie,
laquelle profiterait probablement à
certains exportateurs de la zone, leurs
marchandises étant plus compétitives,
mais pas aux peuples, dont le pouvoir
d’achat diminuerait encore vis à vis des
nombreux produits importés.
D’autre part,
au 1er janvier 2015 doit être mis en place le
Tarif extérieur commun dans la
Communauté économique des États
d’Afrique de l’Ouest (TECCEDEAO).
Cette uniformisation des barrières
douanières, déjà effective pour les pays
d’Afrique de l’Ouest qui utilisent le franc
CFA, va probablement les défavoriser. En
effet, leur monnaie étant arrimée à l’euro,
fort, le coût de production des marchandises
y est plus élevé que dans les autres
pays de la région. Avec le TECCEDEAO,
les États de la Zone franc CFA ne pourront
désormais plus protéger leurs pays par des
barrières douanières distinctes de pays
voisins où les coûts de production, non liés
à l’euro, sont moins élevés.
Les participants à l’atelier ont donc
réaffirmé la nécessité de sortir leurs pays
de cette monnaie coloniale et appelé à une
mobilisation sur ce thème lors du contre-sommet
de la Francophonie, en novembre.
Les échanges que nous avons pu avoir
dans les couloirs du forum ou dans les
rues de Dakar montrent un agacement
partagé des Sénégalaises
contre les
pratiques des entreprises françaises. En
septembre dernier, c’est l’entente entre
Eiffage, Total et Orange autour de
l’autoroute à péage qui provoquait la
colère. Sans appel d’offres, Eiffage a
confié à Total le monopole des stations-service
sur l’autoroute de Dakar et conclu
avec Orange un accord permettant aux
automobilistes de recourir aux services de
paiement par téléphone aux péages. Plus
globalement, sur l’ensemble du territoire
sénégalais, Orange offre à ses clients une
recharge de 10% du montant des
transactions effectuées dans les stations
Total via sa solution de paiement Orange
Money. Les autres enseignes pétrolières
sénégalaises s’insurgent contre cette
entente car dans un contexte où le prix du
carburant est fixé par l’État, elle crée un
avantage compétitif là où il ne devrait pas
y en avoir. Ainsi, les entreprises
françaises au Sénégal collaborent pour
renforcer leur emprise sur des marchés
qu’elles dominent déjà grandement.
Par ailleurs, nous avons appris dans nos
discussions que le Sénégal interdit parfois
les importations de sucre lorsque les
besoins sont couverts par la production
du deuxième employeur du pays, la
Compagnie sucrière sénégalaise. Cette
protection profite, certes, à l’emploi dans
le pays, mais aussi au propriétaire
français (vivant en Suisse) Jean-Claude
Mimran. Des ouvriers de cette
compagnie, que nous avons rencontrés à
Dakar, déplorent les conditions de travail
dans l’entreprise, qui a largement recours
aux contrats journaliers.
Un jeune participant marocain au forum
dénonce, lui aussi, « la domination
française sur une grande partie de
l’économie » de son pays. Il est engagé dans
la campagne « Stop TGV », qui dénonce le
projet ferroviaire au Maroc, pour le profit
des constructeurs français, mais où les
sommes englouties n’iront pas au
développement de structures d’éducation
ou de santé qui manquent cruellement.
Les entretiens que nous avons menés
montrent aussi un vif intérêt pour la
question des interventions militaires
françaises en Afrique, thème affiché mais
délaissé du forum social. Seul M. Diouf,
représentant les jeunes dans l’organisation
du forum, épuisé par le travail mené
avant le début de l’événement, a
mentionné au micro de la plénière
d’ouverture les anciens colonisateurs, qui
ont « assez commis de barbarie envers
l’Afrique », et qui « à chaque époque,
essayent de réadapter les choses pour
pouvoir exploiter » les peuples africains.
À de très rares exceptions, l’ensemble des
personnes que nous avons rencontrées
considèrent que, si certaines interventions
militaires étrangères ont pu parfois
contribuer à l’apaisement, elles ne sont
jamais désintéressées. Un jeune étudiant,
déplorant l’incapacité de l’Union africaine
à résoudre les crises, dénonce « les
puissances, qui profitent de cette
situation pour jouer le rôle de pompier »,
et ajoute : « mais nous savons tous les arrières-pensées
de ces interventions :
asseoir leur hégémonie et continuer à
exploiter nos ressources ! »
Si beaucoup rappellent que la
« coopération des peuples » est la
bienvenue, la présence militaire française
en Afrique est l’objet d’une certaine
hostilité. Pour un jeune journaliste
sénégalais, « il n’y a pas encore
d’indépendance tant que nous ne
contrôlons pas nos territoires » et que les
bases et militaires français sont
omniprésents « de Djibouti au Sénégal »,
« c’est probablement un positionnement
stratégique pour continuer à faire partie
de ceux qui décident de la politique
mondiale ». Déçus par le président
Macky Sall, nombreux considèrent même
comme un résistant à la présence militaire
française son prédécesseur Abdoulaye
Wade, qui affirmait avoir obtenu la
réduction du dispositif au Sénégal.
A
Dakar, où l’habitat est dense, l’occupation
d’hectares par l’armée française passe
mal. Un jeune journaliste sénégalais
rappelle par exemple que la Cité Claudel,
promise aux étudiants et enseignants de
l’Université Cheikh Anta Diop, est
toujours occupée par les militaires
français. « Aujourd’hui, les avions
militaires français survolent Dakar, il y a
quelques années, avec Wade, ça avait
cessé » (effectivement, avec l’opération
Serval au Mali, l’activité militaire
française s’est intensifiée au Sénégal). Un
jeune Sénégalais du réseau Activista
d’Actionaid s’emporte franchement sur les
soldats français au Sénégal : « ils doivent
partir, nous n’avons pas besoin de leur
présence ici ! », « ils nous utilisent (…)
puis ils volent nos ressources », « nous
demandons plus de respect ! ».
Un des participants, plus âgé, invoque la
mémoire du combat de Lat Dior, pour
expliquer son rejet de la présence
militaire française. Car dans le pays de
Senghor, souvent présenté comme acquis
à la culture française, les figures de la
résistance à la colonisation sont pourtant
omniprésentes.
Ainsi, Lat Dior, représenté via son cheval
sur tous les taxis collectifs, est un héro national. Il
est connu pour avoir tenu tête
militairement au capitaine français
Faidherbe, alors chargé de la « conquête
et pacification » du Sénégal. On trouve
aussi des peintures de Cheikh Amadou
Bamba, ou les slogans « Bamba partout,
Bamba merci ! » sur tous les murs de
Dakar. Ce fondateur de la confrérie
mouride, que les colonisateurs
considéraient comme une menace à leur
autorité fut déporté par la France au
Gabon d’abord, pendant plus de 7 ans,
puis en Mauritanie. C’est en son hommage
que sa ville, Touba, a donné son nom au
café qu’on boit partout au Sénégal.
La question de l’émancipation
linguistique est aussi revenue dans de
nombreux échanges. Le français, au-delà
de l’empreinte coloniale, est un point de
cristallisation des inégalités dans le pays.
En effet, la totalité des enseignements
scolaires se fait en français, qui est
toujours la langue de l’administration. Le
français représente un obstacle
considérable à l’ascension sociale dans un
pays où tout le monde ne maîtrise pas
cette langue. Certains militent pour que le
wolof, bien plus répandu, devienne la
langue officielle.
Grand absent du FSA, le mouvement de
jeunesse Y’en a marre a été à la pointe de
la contestation contre le président
Abdoulaye Wade, qui a tenté de se
maintenir pour un troisième mandat en
2012.
Grâce à une forte mobilisation
populaire et à la coalition de l’ensemble
de l’opposition, c’est finalement Macky
Sall qui s’est installé à la présidence. Le
mouvement Y’en a marre avait alors pu
être critiqué pour s’être limité à cette
revendication du départ de Wade, pour
avoir reçu le président Obama ou le chef
de la diplomatie française Laurent
Fabius : certains voyaient déjà le
mouvement s’institutionnaliser et
craignaient qu’il prenne goût à fréquenter
les puissants.
Mais comme le relève Ndongo Samba
Sylla, de la Fondation Rosa Luxembourg,
qui a coordonné le livre Les mouvements
sociaux en Afrique de l’Ouest, Y’en a
marre semble renouer avec les
préoccupations populaires et une certaine
radicalité. Le dernier tube du groupe
KeurGui,
membres éminents de Y’en a
marre, s’intitule Diogoufi (« rien n’a
changé » en wolof) et dénonce les
promesses non réalisées de Macky Sall.
Le titre a été mis en avant par le groupe
pour la promotion de son dernier album
et semble avoir fortement déplu aux
sponsors de leurs différents concerts, dont
plusieurs ont été annulés ces derniers
mois. Signe que la parole des rappeurs de
Y’en a marre dérange à nouveau le
pouvoir au Sénégal.
Le mouvement a d’ailleurs rejoint le
collectif « Non aux APE », regroupant de
nombreuses franges de la société civile,
et ses figures portent désormais haut et
fort la revendication du rejet de ces
accords par Macky Sall. Les APE sont
fortement contestés au Sénégal, dénoncés
lors du forum comme la « dernière
adaptation des occidentaux » pour
dominer le continent. C’est d’ailleurs sur
cette revendication que le FSA a
finalement pu rejoindre les mobilisations
en cours au Sénégal, puisqu’il s’est
clôturé sur un rassemblement contre les
APE dans les rues de Dakar.
[1] Cf. Billets n°233,mars 2014 etl’appel « Il faut refuser les accords APE » relayé sur survie.org
[2] Al’exception notable du film présenté parAziz
Fall, AFRICOM Go Home, Bases Étrangères
Hors d’Afrique, particulièrement confus et aux
relents complotistes.