Comme pour le Tunisien Ben Ali en 2011, ce n’est qu’à l’occasion de sa chute que quelques uns des crimes de Blaise Compaoré, jusqu’alors cité comme honorable « président », « médiateur » pour la paix dans la région, ont été évoqués par la presse française. Malgré ce relatif revirement, cette soudaine focalisation sur la situation politique burkinabè n’a pas échappé aux réflexes classiques du traitement médiatique d’une « crise africaine ».
Ah ! qu’il semble déjà loin, le temps
où « le président Compaoré » était
célébré pour son action en faveur de
la paix et de la stabilité. Si sa casquette de
« médiateur » continue d’être brandie
lorsqu’on évoque son bilan, plus personne
n’hésite à braver ce qui semblait jusqu’à
récemment un étrange tabou : parler de son
implication dans l’assassinat de son
prédécesseur et ami Thomas Sankara en
1987, de son soutien à Charles Taylor dans
les guerres sanguinaires de Sierra Leone et
du Libéria, de ses liens avec les ex-rebelles
ivoiriens et des groupes armés au Mali, et
bien sûr de l’exaspération de son peuple
après 27 ans de pouvoir. On en viendrait à
oublier toutes les couronnes de lauriers si
patiemment tressées.
Heureusement, Jean Guion, hagiographe du
beau Blaise (cf. Billets n°210, février
2012), avait créé dès 1987 le CISAB
(Conseil international de Solidarité avec le
Burkina-Faso). Comme il l’a expliqué
20 ans plus tard, son objectif était « à une
époque où les institutionnels
internationaux ne considéraient pas, pour
d’absurdes raisons, le Burkina Faso et ses
dirigeants comme "fréquentables" (...), de
"rectifier" l’image d’un pays et d’un
homme ». S’il ne fut pas le seul artisan de
cette « rectification », le CISAB a le mérite
de recenser le plus exhaustivement possible
les concours d’éloges sur le régime de
Compaoré. Au milieu de ministres comme
Laurent Fabius (vantant en 2012 des
« relations excellentes » entre la France et
le Burkina) ou Ségolène Royal (assurant en
2011 que le pays pouvait « compter sur
[elle] pour redorer son image »), on
retrouve des célébrités comme Jean-Michel
Ribes ou un Stéphane Hessel à l’indignation
bien sélective, et des alliés plus discrets
comme le Professeur Jacques Barrat, qui
enseignait jusqu’à l’année dernière la
géopolitique des médias à l’université
Panthéon-Assas (Paris 2).
Même si certains sont anecdotiques, ces
témoignages révèlent le formatage des
esprits en France sur le Burkina de Blaise
Compaoré. Le désintérêt habituel pour les
dictatures françafricaines et ce biais sont à
même d’expliquer le traitement partiel et
partial des événements récents par les
grandes rédactions.
Dire que les médias français se sont peu
intéressés aux manifestations massives qui
se sont déroulées au Burkina Faso depuis
l’année dernière serait un doux
euphémisme (cf. Billets n°227, septembre
2013). Alors que les mobilisations contre
la modification de la Constitution par
Blaise Compaoré se sont construites
pendant des mois, en s’appuyant sur les
luttes sociales des dernières années, les
manifestations de cette fin octobre ont été
présentées comme un événement spontané
et soudain, sans fournir un éclairage
suffisant sur son contexte historique et
social. Les médias français invitaient ainsi
à constater une brusque éruption de colère
populaire, dans une description niant de
facto l’incroyable travail de fond réalisé
depuis 2013 par des organisations de la
société civile et l’opposition politique pour
motiver les Burkinabè à défendre la
limitation du nombre de mandats
présidentiels.
« Les violences » est le terme qui a été
utilisé le plus largement par les journalistes
pour désigner l’insurrection burkinabè.
Déjà, l’énorme manifestation du 28 octobre
avait été évoquée sous cet angle, en
insistant sur l’idée qu’elle avait
« dégénéré » : les centaines de milliers de
manifestants pacifiques étaient ainsi
décrédibilisés pour s’être organisés en
groupes mobiles, suite à des charges
policières que les gros titres se gardaient
bien de condamner. Le 30 octobre,
qu’importe la répression à balles réelles :
alors que vient de débuter en France un
nouveau scandale sur la violence étatique
lors de la répression meurtrière d’une
manifestation, les émeutiers burkinabè qui
veulent empêcher le coup de force de
Compaoré sont présentés comme
responsables d’une situation qui, insiste-t-on
à nouveau, « dégénère ». Les médias
reprennent le vocabulaire volontairement
flou des autorités françaises, à l’instar de la
dépêche AFP du 30/10 qui cite le porte-parole du ministère des Affaires étrangères :
« Nous déplorons les violences qui ont eu
lieu dans et aux alentours de l’Assemblée
nationale. Nous appelons au retour au
calme et demandons à toutes les parties de
faire preuve de retenue ». Une autre
dépêche AFP du même jour, cite par
contre, avec distance « ce que le
gouvernement sénégalais a qualifié de
"soulèvement populaire" ». Comme pour
bien d’autres sujets, la couverture
médiatique française s’est limitée à un
relais fidèle de ces dépêches.
Malgré un bilan estimé aujourd’hui par les
autorités transitoires à 24 manifestants tués
et 625 blessés lors de la répression, ce sont
pourtant bien plus les dégâts matériels
commis par les émeutiers qui ont fait l’objet
de l’attention journalistique. Dans le journal
télévisé de France 2 du 30 octobre, qui
s’ouvre sur le « chaos » au Burkina où « les
violences sont en cours », les tirs à balle
réelle sur la foule sont rapidement évoqués
(trois morts sont cités), mais ce sont les
« saccages » des manifestants qui
retiennent le plus l’attention. L’envoyée
spéciale de France 24, pourtant interrogée
par téléphone sur « le président
Compaoré », n’a de mots que pour « les
pillages ». Son seul témoignage est de
s’indigner :« il y a quelques minutes, dans
la rue, je voyais des gens s’en prendre à
une banque. Ils volaient absolument tout
ce qu’il y avait, jusqu’aux dossiers. Les
rues, elles, sont jonchées de papiers, de
bois. Il y a encore beaucoup, beaucoup, de
barrages artisanaux ». Constatant
l’absence des forces de l’ordre des rues, elle
conclut : « c’est une certaine anarchie qui
règne […] à Ouagadougou. Personne ne
sait si quelqu’un dirige encore le pays ».
Le JT se poursuit sur l’habituel sujet des
ressortissants : « comment s’organisent les
3500 français présents dans le pays ? ».
Deux d’entre eux alors interrogés font état
de ce qu’ils savent de la situation et de la
répression en cours mais n’expriment
aucune crainte pour eux. Les témoignages
que nous avons reçus confirment qu’il n’y a
pas eu d’hostilité envers les Français sur
place. Certains se sont d’ailleurs joints au
mouvement, bravant les injonctions de la
diplomatie française de se tenir à l’écart des
manifestations, relayées sur tous les médias.
A de rares exceptions près [1], cette solidarité
avec le soulèvement n’a pas été montrée.
Dès le vendredi 31 octobre, des bruits ont
couru à Ouagadougou et sur Internet sur le
rôle ambigu de l’ambassadeur de France,
multipliant les rencontres avec certains
acteurs de la crise (armée, opposition), pour
aller « vers l’apaisement ». Ni ce jour-là, ni
depuis, les journalistes présents sur place
n’ont semblé s’étonner à ce sujet, rapportant
même sur un ton rassurant le fait que
Laurent Fabius avait « demandé à notre
ambassadeur sur place d’être un
facilitateur de cette solution
d’apaisement » (Liberation.fr, 31/10).
Quant à l’exfiltration de Blaise Compaoré
par les forces spéciales françaises, les
médias « spécialisés » (RFI, JeuneAfrique)
s’y sont intéressés, mais cette information
n’a pas produit le buzz médiatique qu’elle
méritait – aussi parce qu’aucune force
politique ne s’en est emparée, cela ne
semblant pas vraiment choquer au sein de la
classe politique française.
En revanche, la fameuse lettre que François
Hollande avait adressée à Compaoré le
7 octobre au sujet du Mali, et qui l’invitait
implicitement à renoncer à modifier la
Constitution en l’échange de la présidence
de l’organisation internationale de la
Francophonie, a été amplement commentée
comme un acte fort posé par le Président
français. En comparaison, le
positionnement de la diplomatie américaine
était pourtant bien plus ferme [2] (lire p. 5).
Le soutien historique de la France au
régime de Blaise Compaoré n’a pas été
traité par les médias français. Il offre
pourtant une perspective éclairante sur ces
quelques gestes.
Suite au départ de Compaoré, l’attention
médiatique s’est essentiellement tournée
sur l’intérim du pouvoir par l’armée. S’il
s’agit effectivement d’une préoccupation
des Burkinabè, qui craignent légitimement
une entente entre certains officiers
assurant l’impunité aux piliers du régime
renversé, cette focalisation française
apparaît bien hypocrite, après 27 années à
s’accommoder de la « présidence » du
militaire Blaise Compaoré. Si sa
participation à des coups tordus de la
Françafrique et ses probables « biens mal
acquis » sont évoqués, la nature
dictatoriale du régime continue
globalement d’être passée sous silence. Ce
qui n’est pas le cas de l’implication de
Compaoré au côté de Paris dans sa « lutte
contre le terrorisme », dont l’évocation
induit implicitement une certaine
sympathie. Quant à d’autres militaires-présidents
alliés de la France, comme le
général Idriss Déby, qui vient de recevoir
Manuel Valls au Tchad, leur treillis ne pose
toujours pas problème.
Reporters Sans Fausses notes ?
Le 30 octobre, en fin de matinée, une partie des manifestants
décide d’empêcher la Radio-Télévision Burkinabè (RTB),
contrôlée par le régime, de continuer à désinformer la
population sur l’ampleur des manifestations. D’autres radios dont
l’émetteur est situé à la RTB sont coupées, dont celui de RFI.
L’association Reporters Sans Frontières, appréciée au Burkina
pour son soutien à la lutte contre l’impunité des assassins du
journaliste Norbert Zongo, publie alors un étrange communiqué
demandant « que les locaux de la radio télévision soient évacués
le plus rapidement possible afin que celle-ci puisse
recommencer à émettre » ajoutant que « en cette période de
crise, la population burkinabè a le droit d’être informée ». Sauf
que c’est justement parce que la RTB est un organe de propagande
du pouvoir qu’elle est prise pour cible, un réflexe normal en pleine
insurrection populaire. Le communiqué parle même de « ces
violences », condamnant ainsi de plus belle cette action.Le lendemain, l’ONG doit rétro-pédaler par une actualisation de
son communiqué, qui constate que l’antenne locale de RFI a
recommencé à émettre vers 22h, tandis que la RTB reste muette, et
admet à mots couverts que cette dernière pouvait légitimement
avoir été neutralisée puisqu’elle avait « minimisé la mobilisation
populaire inédite » des « jours » précédents (parler d’années
aurait été plus approprié…). Elle reconnaît que les journalistes sur
place « couvrent pour l’instant sans grande difficulté les
événements ». Las, pas un mot, par la suite, sur la visite hostile de
sbires du régime vacillant dans les locaux de Radio Oméga, une
radio privée qui a couvert en direct l’insurrection (sur les ondes et
sur le web), permettant aux manifestants et aux journalistes
étrangers de connaître en direct les mouvements et les charges des
forces de l’ordre, les mots d’ordres des organisations de la société
civile et de l’opposition politique, puis le retournement d’une
partie de l’armée.