La notion de compétitivité semble être devenue tellement sacrée dans le débat public, que les
parlementaires en oublient le pillage qui la sous-tend immanquablement.
Le gouvernement socialiste et ses
alliés, empêtrés dans leur politique
libérale et vaine de relance de la
croissance, n’ont jamais caché un vorace
appétit économique pour l’Afrique, dont
les ressources naturelles et les besoins
d’une population en pleine explosion
démographique sont perçus comme l’une
des solutions aux maux de l’économie
française. Hormis la « lutte contre le
terrorisme », la conquête et la
préservation de marchés sont la seule
boussole de toute l’action diplomatique
française sur le continent, étant entendu
qu’un État doit « défendre ses intérêts ».
Et tant pis si la compétition dans
l’économie mondiale passe immanquablement
par un recours massif à l’évasion
fiscale (c’est-à-dire
la spoliation légale
par les multinationales de centaines de
milliards de dollars pourtant indispensables
à la satisfaction des droits
sociaux : santé, éducation, alimentation,
logement…) et par d’incontournables
ravages sur le plan social et
environnemental (exploitation des
salariés, pollution de l’eau et des sols,
déforestation, etc.). Ainsi, dans tous les
discours des décideurs politiques, passés
et présents, d’Arnaud Montebourg à
Laurent Fabius, de Pascal Canfin à
Manuel Valls, un maître mot
: la
compétitivité ; celle des entreprises, et
celle de la France. Ce dogme verrouille la
pensée et l’action politiques, à l’international
comme dans le cadre législatif
français : les notions de justice sociale ou
de préservation de l’environnement,
poliment évoquées, ne doivent pas
enrayer la course à la compétitivité,
supposée être compatible… sauf lorsqu’il
s’agit de légiférer.
Début septembre, le Parlement français
s’engageait dans la transposition en droit
français de deux directives européennes,
les directives Comptable et Transparence,
selon lesquelles les Etats membres
doivent imposer aux entreprises
forestières et extractives de déclarer les
montants versés aux gouvernements des
pays dans lesquels elles exploitent du
bois, des hydrocarbures ou des minerais.
La transparence sur ces paiements, projet
par projet, se veut un moyen de lutter
contre le détournement d’argent public, en
permettant à la société civile de chaque
pays hôte de demander des comptes à
leurs gouvernants sur l’utilisation de cette
manne financière.
Depuis des mois, les associations et
syndicats de la plateforme Paradis
Fiscaux et Judiciaires et de la Coalition
française Publiez Ce Que Vous Payez
parlaient d’une seule voix pour inviter
l’exécutif à saisir l’occasion de cette
transposition pour aller plus loin et
imposer un « reporting pays » complet :
l’extension de cette obligation de
publication à l’ensemble des pays dans
lesquels les entreprises ont des filiales (et
non uniquement aux pays d’exploitation)
et à d’autres informations cruciales pour
détecter les pratiques d’évasion fiscale
(chiffre d’affaires, bénéfices, effectifs,
etc.). Rien de plus, somme toute, que ce
que les banques françaises sont obligées
de faire depuis la loi bancaire de 2013, qui
permet de mettre en lumière
l’enregistrement artificiel des profits dans
des paradis fiscaux : un rapport publié
début novembre par la Plateforme Paradis
Fiscaux et Judiciaires révèle ainsi qu’en
2013, un tiers des filiales étrangères des
cinq plus grandes banques françaises se
trouvaient dans des paradis fiscaux,
concentrant un quart de leur chiffre
d’affaires international.
Las, si quelques députés (pour la plupart
« frondeurs ») ont tenté de faire passer des
amendements en ce sens, la majorité a
soutenu le gouvernement et le rapporteur
du projet de loi, le socialiste Christophe
Caresche, sur leur position de
transposition a minima. C’était évidemment
le souhait des industriels, qui
voulaient un texte d’application « la plus
souple possible », comme l’expliquait un
mois et demi plus tôt la directrice
financière du groupe Rougier [1], champion
du pillage forestier dans le bassin du
Congo. Elle brandissait sans surprise
l’argument du carcan « anticoncurrentiel
» pour défendre le lobbying
agressif des entreprises vis-à-vis
du
gouvernement : « seuls les Européens et
en premier lieu les Français et les Anglais
sont actuellement concernés, ce qui
explique la mobilisation, des grands
groupes en France, tels que Total, GDF
Suez, Areva, Vinci, Eramet, etc. ». Un
discours attendu, pour des industriels…
mais repris en cœur par les parlementaires
et le gouvernement. La palme de la
sincérité revient au rapporteur de la loi au
Sénat, le socialiste Richard Yung, qui a
expliqué lors de l’examen du texte qu’ « il
s’agit bien de lutter contre la corruption et
non contre l’évasion fiscale. Parce que ces
amendements introduiraient une certaine
distorsion de concurrence en défaveur des
entreprises françaises, la commission [des
finances du Sénat] n’y est pas favorable.
(...). C’est bien joli de vouloir que la
France éclaire le monde, mais, en la
matière, on doit aussi s’occuper de
l’intérêt de nos entreprises ! ».
Compétitivité des États : à quel prix ?
Le dumping fiscal illustré par l’affaire du Luxleaks (lire ci contre)
ne se limite évidemment
pas au Luxembourg, qu’il ne faudrait pas seul blâmer en oubliant les autres pays (y compris au
sein de l’Union européenne, bien sûr), même si celui qui fut son Premier ministre pendant
19 années préside désormais aux destinées de la Commission Européenne. C’est la course vers
le bas dans laquelle nous entraîne l’idée idiote de compétitivité des pays, en transposant
encore une fois aux Etats un concept né dans le monde de l’entreprise : être fiscalement
compétitif, pour attirer des investisseurs, quitte à atteindre une « fiscalité négative » par le
biais de subventions et autres avantages offerts aux entreprises. Un « mythe » que démontent
Nicholas Shaxson et John Christensen (de l’ONG britannique Tax Justice Network) dans leur
rapport « The finance curse » de 2013, ainsi que l’excellent documentaire « Le prix à payer »
(93 minutes) de Harold Crooks, qui sort fin janvier dans les (bons) cinémas français.
Les paradis fiscaux, qui sont au cœur des
circuits de pillage de la Françafrique, ont
en commun avec cette dernière l’annonce
régulière de leur disparition. Fin octobre,
la presse a ainsi annoncé avec fracas la
fin du secret bancaire, suite à la réunion
annuelle du Forum mondial sur la
transparence et l’échange d’informations à
des fins fiscales. La raison : une avancée
sur le plan de l’échange automatique
d’informations entre administrations
fiscales des différents pays, une vieille
revendication de la société civile pour
permettre à chaque fisc de mieux traquer
d’éventuels fraudeurs. Sur les 93 pays
s’étant engagés à appliquer la norme
d’échange d’informations élaborée sous
l’égide de l’OCDE (l’organisation
regroupant la trentaine de pays les plus
riches), une cinquantaine d’Etats ont signé
un accord dit multilatéral pour la mettre
en œuvre. Mais, bien que prétendument
« multilatéral », cet accord implique que
les Etats parties choisissent les autres
Etats avec lesquels ils vont échanger de
l’information ; des zones d’ombre
demeureront donc immanquablement
dans ce maillage, certains pays ne
souhaitant pas ou ne pouvant pas, faute
d’un rapport de forces suffisant dans la
négociation, échanger automatiquement
ces informations avec tel ou tel autre. En
outre cette norme, qui doit être ainsi mise
en œuvre d’ici 2017, est suffisamment
complexe pour noyer les administrations
fiscales les moins bien armées, et pour
offrir des parades légales que ne
manqueront pas d’exploiter des avocats
fiscalistes et leurs clients.
Début novembre éclatait justement un
nouveau scandale d’évitement fiscal
parfaitement légal, dit du « Luxleaks » :
le Consortium international des journalistes
d’investigation, l’ICIJ, révélait les
accords secrètement passés entre 340
multinationales, puis 35 autres, et les
autorités du Luxembourg, pour y rapatrier
leurs bénéfices après avoir obtenu la
garantie qu’ils seraient largement
épargnés par le fisc local. Ces centaines
de tax rulings, négociés auprès de l’Etat
luxembourgeois par les grands cabinets
d’audit financier (les « Big four » :
PricewaterhouseCoopers, Deloitte, Ernst
& Young, KPMG), montrent une nouvelle
fois l’ampleur systémique de l’évasion
fiscale. Il est certes tentant d’indexer
quelques cas emblématiques (Ikéa, Pepsi,
Deutsche Bank, Disney, etc.), y compris
du côté français voire françafricain (Axa,
BNP Paribas, BPCE… mais aussi Socfin,
holding par laquelle le groupe Bolloré
engrange les bénéfices de « ses »
plantations de palmiers à huile en Afrique
et en Asie). Mais plutôt que de désigner
ce qui pourrait passer pour des brebis
galeuses, il faut retenir que c’est
l’immense majorité (sinon l’ensemble) des
multinationales qui ont recours à ce type
de montages leur permettant d’enregistrer
artificiellement leurs profits dans des
territoires où ils seront bien moins taxés :
autant d’argent volé, en toute légalité, aux
finances publiques des pays dans lesquels
l’activité économique est réalisée. Quitte
à tourner à la schizophrénie : le 9
décembre, des journalistes de France 2
ont montré qu’EDF, groupe public
contrôlé à plus de 80 % par l’État
français, avait également des filiales dans
des paradis fiscaux, lui permettant de
payer moins d’impôts à l’État français…
Soutenez Antoine Deltour, lanceur d’alerte
Demandez de traquer l’évasion fiscale
plutôt qu’un lanceur d’alerte qui a
permis de la dénoncer : signez la
pétition en ligne sur le site internet
https://support-antoine.org/
La justice est impuissante face à ce
pillage légal ; par contre, Antoine
Deltour, ancien salarié de l’une des « Big
four » à l’origine de la fuite dans la presse
d’une partie des documents du Luxleaks,
est poursuivi par la justice luxembourgeoise.
Et pour cause : il n’existe
toujours pas, en France, de dispositif
juridique pour protéger les lanceurs
d’alerte comme lui.
Les multinationales ne se contentent pas
d’organiser la défiscalisation de leurs
profits : pour accroître ces derniers, et
pour tenir face aux concurrents qui font
de même, elles développement leurs
activités de production là où les coûts
sont les plus bas. Au-delà
de la fiscalité,
cela se traduit par la faiblesse ou
l’ineffectivité de la protection des
travailleurs et de l’environnement, comme
nous le rappellent régulièrement des
catastrophes industrielles. Mais si une
multinationale est une entité sur le plan
économique, ce qui lui permet
d’enregistrer ses profits dans telle filiale
plutôt qu’une autre ou plutôt qu’au niveau
de la société mère, elle n’a pas de
consistance légale : chaque société est
juridiquement indépendante, au point
qu’il est jusqu’à présent impossible de
poursuivre Total France pour les
pollutions constatées au niveau des
installations pétrolières de Total Nigéria,
pour ne citer qu’un exemple. C’est donc
seulement vers la justice de leur pays,
quelques soient ses moyens et son niveau
de corruption, que peuvent se tourner les
victimes directes d’une entreprise. Et elles
sont légion : une étude publiée le
21 octobre par ECCJ (European Coalition
for Corporate Justice) et IPIS
(International Peace Information Service)
a montré que les deux tiers des
entreprises du CAC40 ont été
éclaboussées par des scandales
environnementaux et sociaux ces 10
dernières années (la moitié pour
l’équivalent britannique, et les trois quarts
pour l’équivalent allemand !).
Cette aberration juridique, dénoncée
depuis toujours par la société civile,
pourrait être partiellement corrigée par la
proposition de loi « relative au devoir de
vigilance des sociétés mères et des
entreprises donneuses d’ordre », déposée
en 2013 par les députés Noguès (PS),
Potier (PS) et Auroi (EELV) – donnant
les initiales « NPA », comme ne
manquent pas de le faire remarquer des
conseillers ministériels qui dénigrent
ainsi ce qu’ils considèrent comme une
attaque contre la capitalisme français. Ce
« devoir de vigilance » pourrait en effet
introduire dans le droit français une
« présomption de responsabilité » du
siège français des firmes qui bénéficient à
plein régime du saccage social et
environnemental mené par leurs filiales
dans d’autres pays. A partir de fin janvier,
ce texte désormais soutenu par 65 députés
devrait être soumis au Parlement : le
gouvernement et la majorité devront alors
choisir, une nouvelle fois, entre le spectre
de nouvelles « contraintes » venant
entacher la « compétitivité » de nos
fleurons industriels et la justice.
[1] Interview à l’Association Technique
Internationale des Bois Tropicaux (ATITB,
www.atibt.org), 31 juillet 2014