Survie

Partager la croissance, mais pas les emmerdes

rédigé le 1er février 2015 (mis en ligne le 6 février 2015) - Thomas Noirot

L’exécutif, soucieux de relancer l’économie par la diplomatie économique, déroule le tapis
rouge à l’Afrique de la croissance, tandis qu’il s’oppose à la mise en place d’une
responsabilité juridique pour les multinationales françaises vis à vis de leurs filiales.

François Hollande, qui officiellement
n’organise plus de sommets
France-Afrique
mais démultiplie
désormais les occasions de réunir les chefs
d’Etats africains, a invité plusieurs d’entre
eux à Bercy, le 6 février, pour un raout
intitulé « Forum franco-africain
pour la
croissance
 », nouvel avatar des initiatives
de l’exécutif socialiste en termes de
« diplomatie économique » à destination
de l’Afrique. Il est d’ailleurs coorganisé
par le Medef International, tout comme
l’avait été le « Forum pour un nouveau
modèle économique de partenariat entre
l’Afrique et la France
 » organisé en
décembre 2013 à la veille du Sommet pour
la Paix et la Sécurité de l’Elysée, et au
cours duquel avait été discuté le « rapport
Védrine » qui appelait sans complexe à
reconquérir l’Afrique (cf. Billets n°231,
janvier 2014
). Sept mois plus tard, le
gouvernement officialisait la création de la
« Fondation franco-africaine
pour la
croissance
 ». Selon le communiqué
commun du ministère des Finances et de
celui de l’Economie (15/07/14), «  cette
Fondation, réseau social rassemblant les
acteurs français et africains, a pour
vocation d’intensifier les relations
économiques entre l’Afrique et la France
au service d’une croissance inclusive et
durable associant tous les acteurs, à
travers la formation académique et
professionnelle, la promotion active des
échanges et des investissements croisés et
un rôle de plaidoyer pour les échanges
entre l’Afrique et la France
 ». Et qui est
mieux placé pour ce « plaidoyer » qu’un
des coauteurs
du rapport Védrine ? L’un
d’eux, le banquier Lionel Zinsou, avait
donc en charge la « préfiguration » (sic) de
cette fondation, dont tout le monde semble
s’accorder pour dire que c’est une bonne
idée mais cherche encore à quoi elle sert.

Hôtes infréquentables

Selon la Lettre du Continent (30/01), la
dite fondation francoafricaine
pour la
croissance sera cette fois lancée
officiellement, à l’occasion de cette
journée à laquelle est invitée « une haute
personnalité issue de chaque zone du
continent en vue d’évoquer les moyens de
renforcer la relation économique avec
Paris, qui mise sur l’Afrique depuis
plusieurs mois pour doper sa
croissance
 ». Et ce média souvent
officiellement tuyauté d’annoncer « la
présence de plusieurs présidents
francophones, dont le Gabonais Ali
Bongo et le Sénégalais Macky Sall
 »
tandis qu’ Habib Essid, le nouveau chef
du gouvernement tunisien, se serait
décommandé et devrait être « remplacé
par Alassane Ouattara
 ». On reconnaît
les vrais amis, et le président ivoirien
Ouattara peut difficilement refuser les
honneurs de Paris. Bongo ne rate pour sa
part aucune occasion de venir parader
avec Hollande. Mais comme il ne faut pas
rester qu’entre francophones, lorsqu’on
parle de croissance (l’Afrique anglophone
conciliant étrangement une moindre
ingérence française et une situation
économique et politique globalement
meilleure), François Hollande devrait
aussi pouvoir compter sur la présence du
« président kenyan Uhuru Kenyatta et
[du] premier ministre mauricien, Anerood
Jugnauth
 ». Ce dernier gouverne un
paradis fiscal classé 19ème à l’indice
d’opacité financière publié en 2013 par
l’ONG britannique Tax Justice Network
(entre l’Autriche et les Îles Vierges
Britanniques) ; mais quand on parle
affaires... Quant au président Kenyatta, il
est poursuivi par la Cour Pénale
Internationale (CPI, dont la France est un
Etatpartie),
pour les violences post-électorales
de 2008 au Kénya. Certes, la
CPI commence à être décrédibilisée en
Afrique, à force de ne s’en prendre qu’à
des Africains (du moins lorsqu’ils ne sont
pas des alliés importants des
Occidentaux), mais le serait-elle
à
l’Elysée ? Mais quand on parle affaires…
Le hasard du calendrier fait que cette
invitation à partager les fruits de la
croissance africaine (avec les entreprises
françaises, mais pas avec les populations)
devrait coïncider avec les prochaines
batailles autour d’une tentative de
partager les conséquences du pillage. En
effet, la proposition parlementaire de loi
(PPL) sur le « devoir de vigilance des
sociétés mères et des entreprises
donneuses d’ordre
 », qui visait à imposer
aux firmes qui engrangent les profits de
leurs filiales à l’étranger d’être en mesure
de prouver qu’elles faisaient le nécessaire
pour empêcher de graves atteintes à
l’environnement et aux droits humains,
vient de subir un enterrement de première
classe
. Avec, dans le rôle du fossoyeur
zêlé, le Parti socialiste, dont le groupe
parlementaire avait pourtant déposé la
proposition de loi aux côtés des 3 autres
groupes dits de gauche à l’Assemblée.

« J’ai parlé de gens qui meurent. On m’a répondu CAC 40 »

Dès la discussion en Commission des Lois,
le 21 janvier, le ton était donné. C’est la
rapporteuse du texte, la députée EELV
Danielle Auroi, qui l’a le mieux expliqué
huit jours plus tard : « Les débats en
Commission m’ont désagréablement
surprise. J’ai parlé de gens qui meurent.
On m’a répondu CAC 40
 »
[1]. En plénière,
le 29 janvier, le groupe socialiste a
docilement suivi la consigne du
gouvernement : demander et voter le
renvoi en Commission, pour un « projet
alternatif » de loi ayant prétendument le
même objectif généreux – afin de ne pas
assumer publiquement de refuser de rendre
les multinationales françaises responsables
de leurs filiales. Il est vrai que, deux jours
avant, un sondage CSA commandé par les
ONG et syndicats regroupés au sein du
Forum Citoyen pour la Responsabilité
Sociale des Entreprises montrait que « 3
Français sur 4 (76%), toutes sensibilités
politiques confondues, pensent que les
multinationales françaises devraient être
tenues responsables devant la justice des
accidents graves provoqués par leurs
filiales et sous-traitants

 ». Mais l’exécutif,
qui invite les pays africains à partager leur
croissance, semble compréhensif lorsque
les firmes françaises refusent de partager
les problèmes de populations sur le dos
desquelles elles fondent leurs bénéfices.

[1] Propos tweetés par l’ONG Sherpa.

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Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 243 - février 2015
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