Survie

Une déclassification sans réelle portée

rédigé le 1er mai 2015 (mis en ligne le 18 mars 2016) - François Graner

Le 7 avril 2015, l’Élysée a annoncé la déclassification d’archives de la présidence de la République concernant le Rwanda pour la période 1990 à 1995 : 83 documents, la majorité déjà connus. Une goutte d’eau, alors que des centaines de documents de l’Elysée ont déjà été publiés sans autorisation officielle et que d’autres archives cruciales restent secrètes.

Rappel préalable
Depuis vingt et un ans, de nombreuses voix (dont celle de Survie) réclament que toute la lumière soit faite sur le soutien apporté par les autorités françaises aux extrémistes hutu qui ont préparé et mis en oeuvre le génocide des Tutsi du Rwanda en 1994. Ce soutien offert avant, pendant et après le génocide par des responsables français a été multiforme : soutien militaire, politique, diplomatique, et médiatique, entre autres. Un des moyens d’établir enfin la vérité sur ce soutien réside dans les archives de l’époque, civiles ou militaires, qui sont très peu accessibles aux chercheurs. La revendication sur la levée du secret défense sur l’ensemble des archives concernant le rôle de la France au Rwanda de 1990 à 1995 a ainsi été au coeur de la campagne menée par Survie en 2014, dont une pétition à ce sujet avait recueilli 7000 signatures.

Versées aux Archives nationales, les archives de l’Elysée concernant le Rwanda sous la présidence de François Mitterrand comportent 23 dossiers ou extraits de dossiers : essentiellement les archives d’Hubert Védrine, secrétaire général de l’Elysée, Bruno Delaye, conseiller pour les affaires africaines et Dominique Pin, adjoint du précédent, qui adressaient à Mitterrand des notes au jour le jour. Elles ne seront pas ouvertes avant plusieurs dizaines d’années, selon qu’elles sont ou non classifiées « confidentiel défense », « secret défense » ou « très secret défense ». Leur consultation dépend du bon-vouloir de la mandataire de l’ancien président, Dominique Bertinotti.

Des archives connues très accusatrices

Un matériel déjà important en termes d’archives et de témoignages est déjà connu [1] : ceux rassemblés par la Mission d’Information Parlementaire de 1998, d’autres provenant de fuites de services secrets ou d’enquêtes judiciaires. Un lot de plusieurs centaines de ces documents a circulé il y a une dizaine d’années (voir encadré). Récemment, la rencontre de La Haye des 13 juin 2014 a divulgué des centaines de textes [2].
Ces documents révèlent l’ampleur de l’engagement français aux côtés des auteurs du génocide (voir encadré). Ils soulignent le rôle qu’a joué Mitterrand, entouré de ses conseillers, en particulier son chef d’état-major particulier : l’amiral Jacques Lanxade jusqu’en 1991, puis, une fois celui-ci promu chef d’état-major des armées, le général Christian Quesnot.
On y lit que, depuis 1990, le Tutsi est l’ennemi de la France. Que, sans l’intervention militaire française contre le Front patriotique rwandais (FPR), celuici aurait renversé le régime d’Habyarimana dont certains responsables de premier plan préparaient le génocide des Tutsi, ce que Paris savait. Que des responsables français ont soutenu le gouvernement des tueurs et son armée durant le génocide, puis ne les ont ni désarmés ni arrêtés durant l’opération Turquoise.

Une déclassification pour (presque) rien

Le 7 avril, l’Élysée a annoncé la déclassification de 83 documents ; la majorité sont déjà connus. La déclassification de documents déjà connus a pour seul intérêt de les authentifier. Quant aux archives inédites, elles paraissent de valeur inégale, entre une note sur une messe en mémoire du président Habyarimana tué le 6 avril 1994 et quelques documents dont le titre suggère qu’ils pourraient apporter des éléments nouveaux.
La sélection retenue ne contient que des sources civiles. Les conseillers militaires (Lanxade puis Quesnot) n’ont apparemment rien déposé aux Archives Nationales, à l’exception de deux documents qui ont été ajoutés récemment [3]. Certes, le chef d’état-major particulier et le chef d’état-major des armées n’ont normalement aucun rôle politique. Cependant, ils ont en réalité joué un rôle essentiel, faisant le lien entre les présidents français et rwandais, et jouissant (grâce au soutien de Mitterrand) d’un rapport de forces étonnamment favorable face aux ministres de la Défense successifs. L’absence de leurs archives est un manque criant.
En résumé, la déclassification annoncée par l’Elysée le 7 avril 2015 concerne une petite liste de documents d’intérêt limité, qui est une partie mineure de son dépôt aux Archives Nationales. Dépôt qui lui-même souffre de l’absence des archives des conseillers militaires qui ont eu la haute main sur le dossier rwandais...

Le « fonds Carle »
Deux dossiers intitulés « Archives de Françoise Carle, chargée de mission officieuse au cabinet de septembre 1988 à mai 1995 » ont été remis à l’Institut François Mitterrand, puis déposés en 1999 aux Archives nationales sous la référence AG/5(4)/FC/100.
Ce lot diffère des autres dossiers, car Françoise Carle n’était pas une conseillère archivant ses propres notes. Son rôle était de faire une sélection de documents sur certains sujets traités par l’Elysée. Elle a donc rassemblé des copies de documents de différents conseillers et des compte-rendus de « conseils restreints » où se prennent les décisions importantes touchant la diplomatie et la défense. Elle y a ajouté des coupures de presse et des entretiens qu’elle a menés elle-même. Cette sélection a l’avantage de regrouper des centaines de documents importants, et l’inconvénient de procéder d’un tri qui a pu en écarter d’autres...
Ce lot a fuité, a été versé dans un dossier judiciaire concernant des plaintes contre l’armée française lors de l’opération Turquoise, et étudié par plusieurs auteurs (Voir en particulier Rafaëlle Maison, Que disent les « Archives de l’Élysée », éd. Esprit, mai 2010), avant que l’essentiel en soit finalement publié par Bruno Boudiguet (Rwanda, Les archives secrètes de Mitterrand (1982-1995), éd. Aviso, 2012).

Et les autres archives françaises ?

En outre, si l’Elysée est le principal acteur, il est loin d’être le seul. En 1994, Mitterrand cohabite avec le Premier ministre Edouard Balladur. Celui-ci intervient dans le dossier rwandais, de même que plusieurs de ses ministres : Michel Roussin à la Coopération, François Léotard à la Défense, Alain Juppé aux Affaires étrangères. Balladur, Juppé et Léotard se sont déclarés favorables à l’ouverture des archives. L’Elysée annonce la déclassification d’autres documents, ceux de l’Assemblée nationale et des ministères des Affaires étrangères et de la Défense. Aura-t-on les télégrammes diplomatiques entre Paris et Kigali du 6 au 15 avril 1994 ? Ils concernent notamment l’attentat du 6 avril 1994 contre l’avion du président Habyarimana, le coup d’État et la formation du gouvernement intérimaire à laquelle l’ambassadeur de France au Rwanda, Jean-Michel Marlaud, a participé de façon déterminante. Enfin, rien n’est annoncé concernant le ministère de la Coopération, qui a pourtant joué un rôle clé dans les livraisons d’armes et de munitions avant et pendant le génocide. Rien non plus sur les ministères, comme celui du Budget dont le titulaire était Nicolas Sarkozy, qui ont pu contrôler l’aide financière de la France au Rwanda, y compris la garantie pour les achats d’armes.
Les déclassifications à venir de documents militaires concerneront-elles les archives du Centre opérationnel des armées (COIA), celles du Commandement des opérations spéciales (COS) ou celles des services secrets : Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE), Direction du renseignement militaire (DRM), Direction de la protection de la sécurité de la Défense (DPSD) ? A ce jour, certains documents militaires essentiels demandés par les juges du pôle « crimes contre l’humanité et génocides » pour enquêter sur des plaintes de rescapés tutsi de Bisesero et de Murambi contre des soldats de l’opération Turquoise n’ont toujours pas été communiqués. Quant à l’instruction sur l’attentat du 6 avril 1994, le juge Trévidic a demandé la déclassification des documents de la DGSE et de la DRM. Les obtiendra-t-il  ? Sans parler de deux enquêtes de l’armée française qui été la seule à pouvoir se rendre immédiatement (et prélever des pièces) sur les lieux de l’attentat du 6 avril 1994, puis qui a mené des investigations sur les accusations de viol de rescapées par des soldats de l’opération Turquoise.
La route est donc encore longue pour connaître la vérité sur l’implication de l’Etat français dans le génocide des Tutsi.

Qu’ont révélé les archives déjà connues ?
A partir des archives déjà connues, officiellement déclassifiées ou qui ont fuité, on sait que :

  • Les responsables français sont explicitement informés, dès 1990, des exactions commises contre les Tutsi, du rôle que jouent les autorités rwandaises dans l’organisation et l’impunité des massacres, et de menaces par des extrémistes hutu de déclencher un génocide des Tutsi.
  • Une note de l’amiral Lanxade de 1990 mentionne « les forces tutsies ». Par cette assimilation entre Tutsi et Front patriotique rwandais (FPR), tout Tutsi est considéré comme l’ennemi de la France.
  • Le colonel Galinié se félicite de l’engagement des paysans hutu qui massacrent des Tutsi et regrette qu’ils ne soient armés que d’arcs et de lances.
  • En février-mars 1993, l’Elysée et l’état-major lancent une triple action militaire, médiatique et politique contre le FPR : action secrète des forces spéciales qui permet d’empêcher l’effondrement du régime Habyarimana, opération de propagande, et soutien aux extrémistes hutu.
  • Le général Quesnot est opposé aux accords de paix d’Arusha, en 1993, qui selon lui donnent « des avantages exorbitants au FPR » et qui sont « inacceptables et injustes pour la majorité hutu ».
  • Dès les premiers jours du génocide des Tutsi, les 7 et 8 avril 1994, les responsables français en sont informés, connaissent le rôle qu’y jouent les extrémistes hutu, ont les moyens politiques et militaires de les arrêter, et décident de ne pas le faire.
  • Début mai 1994, le FPR avance en arrêtant le génocide dans les régions qu’il contrôle. Le général Quesnot propose d’intervenir contre le FPR via une « stratégie indirecte ».
  • En juin 1994, la France intervient directement : c’est l’opération Turquoise. L’amiral Lanxade veut la déclencher sans attendre l’accord de l’ONU. Pour faire barrage au FPR, des responsables français envisagent une action militaire, et finalement créent une zone dite « humanitaire ». Ils n’arrêtent ni les tueurs, ni les autorités génocidaires, ni les radios qui poussent au meurtre.

[1J. Morel, La France au coeur du génocide des Tutsi, Izuba / L’Esprit Frappeur, 2010. En ligne ICI

[3Il s’agit d’une lettre déjà connue de Pierre Joxe, alors ministre de la Défense, et du compte-rendu de conseil restreint du 24 février 1993, qui n’est pas encore connu

#GénocideDesTutsis 30 ans déjà
Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 246 - mai 2015
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