Le 7 avril 2015, l’Élysée a annoncé la déclassification d’archives de la présidence de la République concernant le Rwanda pour la période 1990 à 1995 : 83 documents, la majorité déjà connus. Une goutte d’eau, alors que des centaines de documents de l’Elysée ont déjà été publiés sans autorisation officielle et que d’autres archives cruciales restent secrètes.
Rappel préalable
Depuis vingt et un ans, de nombreuses voix (dont celle de Survie) réclament que toute la lumière soit faite sur le soutien apporté par les autorités françaises aux extrémistes hutu qui ont préparé et mis en oeuvre le génocide des Tutsi du Rwanda en 1994. Ce soutien offert avant, pendant et après le génocide par des responsables français a été multiforme : soutien militaire, politique, diplomatique, et médiatique, entre autres. Un des moyens d’établir enfin la vérité sur ce soutien réside dans les archives de l’époque, civiles ou militaires, qui sont très peu accessibles aux chercheurs. La revendication sur la levée du secret défense sur l’ensemble des archives concernant le rôle de la France au Rwanda de 1990 à 1995 a ainsi été au coeur de la campagne menée par Survie en 2014, dont une pétition à ce sujet avait recueilli 7000 signatures.
Versées aux Archives nationales, les archives de l’Elysée concernant le Rwanda sous la présidence de François Mitterrand comportent 23 dossiers ou extraits de dossiers : essentiellement les archives d’Hubert Védrine, secrétaire général de l’Elysée, Bruno Delaye, conseiller pour les affaires africaines et Dominique Pin, adjoint du précédent, qui adressaient à Mitterrand des notes au jour le jour. Elles ne seront pas ouvertes avant plusieurs dizaines d’années, selon qu’elles sont ou non classifiées « confidentiel défense », « secret défense » ou « très secret défense ». Leur consultation dépend du bon-vouloir de la mandataire de l’ancien président, Dominique Bertinotti.
Un matériel déjà important en termes
d’archives et de témoignages est déjà
connu [1] : ceux rassemblés par la Mission
d’Information Parlementaire de 1998,
d’autres provenant de fuites de services
secrets ou d’enquêtes judiciaires. Un lot de
plusieurs centaines de ces documents a
circulé il y a une dizaine d’années (voir
encadré). Récemment, la rencontre de La
Haye des 13
juin 2014 a divulgué des
centaines de textes [2].
Ces documents révèlent l’ampleur de
l’engagement français aux côtés des
auteurs du génocide (voir encadré). Ils
soulignent le rôle qu’a joué Mitterrand,
entouré de ses conseillers, en particulier
son chef d’état-major
particulier : l’amiral
Jacques Lanxade jusqu’en 1991, puis, une
fois celui-ci
promu chef d’état-major
des
armées, le général Christian Quesnot.
On y lit que, depuis 1990, le Tutsi est
l’ennemi de la France. Que, sans
l’intervention militaire française contre le
Front patriotique rwandais (FPR), celuici
aurait renversé le régime d’Habyarimana
dont certains responsables de premier plan
préparaient le génocide des Tutsi, ce que
Paris savait. Que des responsables français
ont soutenu le gouvernement des tueurs et
son armée durant le génocide, puis ne les
ont ni désarmés ni arrêtés durant
l’opération Turquoise.
Le 7 avril, l’Élysée a annoncé la déclassification
de 83 documents ; la majorité sont
déjà connus. La déclassification de
documents déjà connus a pour seul intérêt
de les authentifier. Quant aux archives
inédites, elles paraissent de valeur inégale,
entre une note sur une messe en mémoire
du président Habyarimana tué le 6 avril
1994 et quelques documents dont le titre
suggère qu’ils pourraient apporter des
éléments nouveaux.
La sélection retenue ne contient que des
sources civiles. Les conseillers militaires
(Lanxade puis Quesnot) n’ont apparemment
rien déposé aux Archives
Nationales, à l’exception de deux
documents qui ont été ajoutés récemment [3].
Certes, le chef d’état-major
particulier et le chef d’état-major
des
armées n’ont normalement aucun rôle
politique. Cependant, ils ont en réalité
joué un rôle essentiel, faisant le lien entre
les présidents français et rwandais, et
jouissant (grâce au soutien de Mitterrand)
d’un rapport de forces étonnamment
favorable face aux ministres de la Défense
successifs. L’absence de leurs archives est
un manque criant.
En résumé, la déclassification annoncée
par l’Elysée le 7 avril 2015 concerne une
petite liste de documents d’intérêt limité,
qui est une partie mineure de son dépôt
aux Archives Nationales. Dépôt qui lui-même
souffre de l’absence des archives
des conseillers militaires qui ont eu la
haute main sur le dossier rwandais...
Le « fonds Carle »
Deux dossiers intitulés « Archives de Françoise Carle, chargée de mission officieuse au cabinet de septembre 1988 à mai 1995 » ont été remis à l’Institut François Mitterrand, puis déposés en 1999 aux Archives nationales sous la référence AG/5(4)/FC/100.
Ce lot diffère des autres dossiers, car Françoise Carle n’était pas une conseillère archivant ses propres notes. Son rôle était de faire une sélection de documents sur certains sujets traités par l’Elysée. Elle a donc rassemblé des copies de documents de différents conseillers et des compte-rendus de « conseils restreints » où se prennent les décisions importantes touchant la diplomatie et la défense. Elle y a ajouté des coupures de presse et des entretiens qu’elle a menés elle-même. Cette sélection a l’avantage de regrouper des centaines de documents importants, et l’inconvénient de procéder d’un tri qui a pu en écarter d’autres...
Ce lot a fuité, a été versé dans un dossier judiciaire concernant des plaintes contre l’armée française lors de l’opération Turquoise, et étudié par plusieurs auteurs (Voir en particulier Rafaëlle Maison, Que disent les « Archives de l’Élysée », éd. Esprit, mai 2010), avant que l’essentiel en soit finalement publié par Bruno Boudiguet (Rwanda, Les archives secrètes de Mitterrand (1982-1995), éd. Aviso, 2012).
En outre, si l’Elysée est le principal acteur,
il est loin d’être le seul. En 1994,
Mitterrand cohabite avec le Premier
ministre Edouard Balladur. Celui-ci
intervient dans le dossier rwandais, de
même que plusieurs de ses ministres :
Michel Roussin à la Coopération,
François Léotard à la Défense, Alain
Juppé aux Affaires étrangères. Balladur,
Juppé et Léotard se sont déclarés
favorables à l’ouverture des archives.
L’Elysée annonce la déclassification
d’autres documents, ceux de l’Assemblée
nationale et des ministères des Affaires
étrangères et de la Défense. Aura-t-on
les
télégrammes diplomatiques entre Paris et
Kigali du 6 au 15 avril 1994 ? Ils
concernent notamment l’attentat du 6 avril
1994 contre l’avion du président
Habyarimana, le coup d’État et la
formation du gouvernement intérimaire à
laquelle l’ambassadeur de France au
Rwanda, Jean-Michel
Marlaud, a participé
de façon déterminante. Enfin, rien
n’est annoncé concernant le ministère de
la Coopération, qui a pourtant joué un rôle
clé dans les livraisons d’armes et de
munitions avant et pendant le génocide.
Rien non plus sur les ministères, comme
celui du Budget dont le titulaire était
Nicolas Sarkozy, qui ont pu contrôler
l’aide financière de la France au Rwanda,
y compris la garantie pour les achats
d’armes.
Les déclassifications à venir de
documents militaires concerneront-elles
les archives du Centre opérationnel des
armées (COIA), celles du Commandement
des opérations spéciales (COS) ou
celles des services secrets : Direction
générale de la sécurité extérieure (DGSE),
Direction du renseignement militaire
(DRM), Direction de la protection de la
sécurité de la Défense (DPSD) ? A ce jour,
certains documents militaires essentiels
demandés par les juges du pôle « crimes
contre l’humanité et génocides » pour
enquêter sur des plaintes de rescapés tutsi
de Bisesero et de Murambi contre des
soldats de l’opération Turquoise n’ont
toujours pas été communiqués. Quant à
l’instruction sur l’attentat du 6 avril 1994,
le juge Trévidic a demandé la
déclassification des documents de la
DGSE et de la DRM. Les obtiendra-t-il
?
Sans parler de deux enquêtes de l’armée
française qui été la seule à pouvoir se
rendre immédiatement (et prélever des
pièces) sur les lieux de l’attentat du 6 avril
1994, puis qui a mené des investigations
sur les accusations de viol de rescapées
par des soldats de l’opération Turquoise.
La route est donc encore longue pour
connaître la vérité sur l’implication de
l’Etat français dans le génocide des Tutsi.
Qu’ont révélé les archives déjà connues ?
A partir des archives déjà connues, officiellement déclassifiées ou qui ont fuité, on sait que :
- Les responsables français sont explicitement informés, dès 1990, des exactions commises contre les Tutsi, du rôle que jouent les autorités rwandaises dans l’organisation et l’impunité des massacres, et de menaces par des extrémistes hutu de déclencher un génocide des Tutsi.
- Une note de l’amiral Lanxade de 1990 mentionne « les forces tutsies ». Par cette assimilation entre Tutsi et Front patriotique rwandais (FPR), tout Tutsi est considéré comme l’ennemi de la France.
- Le colonel Galinié se félicite de l’engagement des paysans hutu qui massacrent des Tutsi et regrette qu’ils ne soient armés que d’arcs et de lances.
- En février-mars 1993, l’Elysée et l’état-major lancent une triple action militaire, médiatique et politique contre le FPR : action secrète des forces spéciales qui permet d’empêcher l’effondrement du régime Habyarimana, opération de propagande, et soutien aux extrémistes hutu.
- Le général Quesnot est opposé aux accords de paix d’Arusha, en 1993, qui selon lui donnent « des avantages exorbitants au FPR » et qui sont « inacceptables et injustes pour la majorité hutu ».
- Dès les premiers jours du génocide des Tutsi, les 7 et 8 avril 1994, les responsables français en sont informés, connaissent le rôle qu’y jouent les extrémistes hutu, ont les moyens politiques et militaires de les arrêter, et décident de ne pas le faire.
- Début mai 1994, le FPR avance en arrêtant le génocide dans les régions qu’il contrôle. Le général Quesnot propose d’intervenir contre le FPR via une « stratégie indirecte ».
- En juin 1994, la France intervient directement : c’est l’opération Turquoise. L’amiral Lanxade veut la déclencher sans attendre l’accord de l’ONU. Pour faire barrage au FPR, des responsables français envisagent une action militaire, et finalement créent une zone dite « humanitaire ». Ils n’arrêtent ni les tueurs, ni les autorités génocidaires, ni les radios qui poussent au meurtre.
[1] J. Morel, La France au coeur du génocide des Tutsi, Izuba / L’Esprit Frappeur, 2010. En ligne ICI
[2] http://www.ushmm.org/confrontgenocide
http://www.ushmm.org/m/pdfs/20150325rwandabriefingone.pdf
http://www.ushmm.org/m/pdfs/20150325rwandabriefingtwo.pdf
[3] Il s’agit d’une lettre déjà connue de Pierre Joxe, alors ministre de la Défense, et du compte-rendu de conseil restreint du 24 février 1993, qui n’est pas encore connu