Survie

Au Nord comme au Sud, rien de nouveau

rédigé le 3 juin 2015 (mis en ligne le 27 septembre 2015) - Pauline Tétillon

La conférence mondiale sur le financement du développement et l’anniversaire de la
première loi française sur le développement sont l’occasion de faire le point sur l’aide au développement.

La conférence d’Addis Abeba sur le
financement du développement
aura lieu un an après l’adoption, en
France, de la première Loi d’orientation
et de programmation de la politique de
développement et de solidarité
internationale, sous l’égide de Pascal
Canfin, alors ministre délégué chargé du
Développement (voir encadré). Mais que
faut­il attendre de l’aide publique au
développement (APD) ?

Vous avez dit aide ?

En 2012, les dépenses comptabilisées en
APD française atteignaient 9,4 milliards
d’euros selon les chiffres du « Rapport
bisannuel sur la stratégie française
d’aide au développement au Parlement
 ».
La majorité (66%) était de l’aide
bilatérale (relevant d’un lien direct avec
chaque pays supposément bénéficiaire),
les 34% restant passant par des canaux
multilatéraux, c’est-à-dire par les
institutions internationales du
développement. Plus du tiers de l’aide
multilatérale est destinée au Fonds
Européen de Développement, à la
Banque Mondiale et au FMI, institutions
spécialisées dans les politiques
néolibérales dont on connaît les effets
désastreux sur les pays en
développement (PED).

Les pays du continent africain restent
officiellement les destinataires
prioritaires de l’APD bilatérale
française : 52,5% de son montant leur a
été attribué en 2012, 38,5% rien que pour
l’Afrique subsaharienne, considérée dans
le rapport annexé à la loi de 2014 comme
« la dernière région du monde où la
question du sous­-développement se pose
à l’échelle du continent
 ». Qu’en est-­il
réellement de cet « effort » financier ?

La majeure partie de l’APD bilatérale à
destination de l’Afrique subsaharienne
(43%) ne correspond à aucun flux
financier entrant en Afrique : ce sont des
« actions sur la dette ». L’Afrique
bénéficie ainsi de plus de 90% des
actions sur la dette réalisées par la
France, notamment via les C2D (Contrats
de désendettement et de développement).
Il s’agit du refinancement par dons
d’échéances remboursées : le
remboursement reste dû, mais les
montants sont ensuite réaffectés à des
projets dont les entreprises françaises
implantées dans les pays concernés ne
manquent pas de capter les marchés (Cf.
Billets n°203, juin 2011). Alors que cette
dette a souvent été contractée par des
gouvernements illégitimes et corrompus,
et que son remboursement ne devrait
donc pas être exigé, la France a inventé
ce mécanisme au moment où d’autres
pays bailleurs accordaient des remises de
dette. Elle se permet même de
comptabiliser en APD les montants de
cette pseudo-­annulation... pour les
recomptabiliser lors du refinancement par
dons. A tous les coups on gagne !

Dons et contre-dons

Le reste de l’APD bilatérale affectée à
l’Afrique subsaharienne est composée de
prêts plus ou moins bonifiés (20%),
autrement dit des aides au ré­endettement, et de dons à hauteur de
37%, part relativement faible pour le
continent le plus pauvre du monde. Mais
ces « dons » sont surtout un fourre-­tout
sans nom. Ils comprennent l’assistance
technique (9% de l’APD totale),
autrement dit les frais de fonctionnement
des services de coopération et les
impressionnants salaires qui nourrissent
l’épargne d’expatriés français, les frais
d’écolage c’est-à-dire liés aux études en
France d’étudiants originaires de pays en
développement (8%), les frais liés aux
réfugiés (1,5%, mais 5% pour l’APD
totale dédiée à l’Afrique subsaharienne),
mais aussi le financement
d’établissements scolaires français à
l’étranger (en grande partie fréquentés
par des expatriés), de la recherche
française sur le développement, ou
encore une partie des intérêts des
réserves de change des pays de la zone
franc CFA obligatoirement placés au
trésor français...

Ces chiffres nuancent considérablement
la générosité affichée par la France pour
« lutter contre la pauvreté » ! D’ailleurs,
seuls 16% de l’APD bilatérale sont
destinés aux « Pays les Moins Avancés »,
plus des deux tiers étant destinés aux
pays à revenus intermédiaires, en
premier lieu ceux de la tranche
supérieure (5 des 10 premiers pays
bénéficiaires en font partie : Brésil,
Chine, Tunisie, Afrique du Sud,
Mexique).

Revers d’une bien terne médaille

Au-delà des chiffres, les effets de l’aide
sur le terrain peuvent se révéler néfastes
aux pays « bénéficiaires ». Dans le
domaine économique, les finalités de
l’APD sont plus souvent d’ouvrir les
économies locales aux marchés
internationaux que de développer leurs
capacités à répondre aux besoins des
populations. En matière agricole, derrière
des objectifs louables de promotion
d’« une agriculture familiale, productrice
de richesses et d’emplois, soutenant la
production vivrière
 », le rapport annexé à
la loi sur le développement de 2014
prévoit que la France « accorde la
priorité à l’amélioration des capacités de
production et du fonctionnement des
marchés de matières premières
agricoles
 » et « s’efforce d’accroître la
capacité des pays partenaires à satisfaire
les normes sanitaires qui conditionnent
l’accès aux marchés européens et
internationaux
 ».

Sans compter les effets culturels et
sociaux pervers de l’APD désormais
largement documentés : alimentation de
la corruption, orientation du
développement selon les normes et les
critères des donateurs, focalisation des
administrations et de la société civile sur
les financements extérieurs, encadrement
des populations par une armée d’experts
internationaux, et au final, création et
entretien d’effets de dépendance.

Malgré l’implication d’acteurs
convaincus du bien fondé de leur action
sur le terrain, cette politique,
régulièrement l’objet de réformes
techniques mais sans remise en cause de
ses fondements, apparaît donc inefficace
voire contre-productive vis-à-vis de ses
objectifs officiels de lutte contre la
pauvreté. D’autant que face aux
nuisances et aux pertes financières dont
souffrent les pays dits « en
développement », l’APD ne représente
qu’une goutte d’eau (voir p. 6).

Aide... au retour sur investissement

Au-delà des bons sentiments affichés,
l’APD se révèle être un des outils de la
captation des ressources de l’Afrique au
profit des entreprises des pays donateurs.
Si l’aide liée en tant que telle n’est plus
d’actualité (bien qu’elle n’ait pas
complètement disparu, avec 273 millions
d’euros de « prêts liés » comptabilisés en
APD en 2013 [1]), les exigences de retours
sur investissement reviennent en force et
de manière décomplexée. La « diplomatie économique » chère à
Laurent Fabius doit aussi devenir un
« réflexe économique » en matière de
politique de développement : en 2014,
dans son rapport bisannuel sur la
stratégie française d’aide au
développement au Parlement,
le ministère des Affaires étrangères
expliquait qu’« il s’agit de rechercher
[...] les moyens de conjuguer le soutien à
des projets de développement et la
création d’un écosystème favorable aux
intérêts français
 ».

Le volet expertise de l’APD est un des
bras armés de cette promotion des
intérêts économiques français. Il permet,
selon le même rapport, «  le rayonnement
de notre modèle d’organisation de la
société et de nos valeurs
 » et, selon le
rapport annexé à la loi sur le
développement de 2014, de « favoriser
une convergence des normes
économiques, sociales et
environnementales
 » pour que le
développement des pays bénéficiaires
« ne se traduise pas par un dumping
social ou écologique
 ».
Noble motivation... qui ne doit pas faire oublier
que cette normalisation est aussi
défendue comme un « avantage
comparatif
 » pour les entreprises
françaises [2]. L’expertise représente aussi
(surtout ?) un marché juteux : le rapport
bisannuel sur la stratégie française d’aide
au développement au Parlement de 2014
précise que «  la demande internationale
d’expertise constitue un marché
concurrentiel s’élevant à plusieurs
dizaines de milliards d’euros chaque
année
 ».

« conjuguer le soutien à des projets de développement et la création d’un écosystème favorable aux intérêts français »

Ce sont d’ailleurs les pays émergents, au
taux de croissance élevé sur lequel
lorgnent les entreprises françaises, qui
sont les premières cibles de la stratégie
française d’expertise. Le Document cadre
de 2011 « Coopération au développement
 : une vision française » en dit long sur
les finalités de l’APD : « la coopération
avec les pays émergents mobilise
principalement des prêts peu ou pas
bonifiés [...]. Ces concours font office de
point d’entrée pour les coopérations
techniques et la promotion d’expertise, de
savoir-faire et de technologies [...]. Ces
coopérations se prolongent naturellement
par le dialogue stratégique international
[...] où les coopérations concrètes, le
partage d’expertise, la meilleure
connaissance mutuelle des acteurs et des
actions conjointes en pays tiers doivent
favoriser l’émergence de positions
partagées sur les grands enjeux
internationaux
 ». Amen.

Aide au rayonnement de la France

Selon le 1er article de la loi de 2014, la
politique française de développement
« concourt à la politique étrangère de la
France et à son rayonnement culturel,
diplomatique et économique
 ». Ce n’est
que la confirmation d’un fait établi.
L’APD a toujours été liée aux intérêts
des pays donateurs : de son apparition au
lendemain de la 2nde guerre Mondiale
avec le Plan Marshall, à sa mise en place
par la France lors de la décolonisation,
manière de maintenir sa tutelle sur les
pays nouvellement indépendants.
Aujourd’hui encore, selon l’OCDE, près
de la moitié de l’APD bilatérale française
est affectée à d’anciennes colonies, les
trois quarts pour le seul continent
africain.

La place que tient la culture – presque
1/5ème de l’APD bilatérale en 2012 –
dans la politique française de
développement est symptomatique. Il
s’agit de développer une vraie
« diplomatie d’influence », via la
promotion de la langue française,
l’audiovisuel et les médias, via la
recherche (« diplomatie scientifique ») ou
le réseau d’établissements culturels et
scolaires français à l’étranger... Derrière
la volonté de promouvoir la vision
française du monde, les intérêts
économiques rôdent toujours. Comme
l’assène Jacques Attali dans le rapport
« La francophonie et la francophilie,
moteurs de croissance durable
 » qu’il a
remis à François Hollande en août 2014,
« penser la francophilophonie
économique, c’est utiliser l’outil de la
langue française et de la culture dont elle
est porteuse en tant que levier de
croissance et d’influence
 », avant de
préciser que « les pays francophones et
francophiles produisent aujourd’hui 16%
du PIB mondial et possèdent 14% des
réserves mondiales de ressources
naturelles
 ».

Lors de l’examen de la loi sur le
développement en février 2014, Pascal
Canfin avait déclaré devant l’Assemblée
nationale que « l’objectif de l’aide, c’est
de permettre aux pays bénéficiaires de
pouvoir un jour s’en passer
 », plagiant le
Burkinabè Thomas Sankara qui, lui, avait
joint les actes à la parole. Mais la France
est­-elle capable de s’en passer ?

Loi sur le développement : un piège à com’

Le 7 juillet 2014 a été votée la Loi d’orientation et de programmation relative à la
politique de développement et de solidarité internationale (Cf. Billets n°237, juillet­
août 2014). Une première historique en France pour Pascal Canfin, ancien ministre
délégué chargé du Développement, pour qui cette loi scellait la naissance d’une
nouvelle ère, celle du contrôle démocratique de la politique française de
développement.

Un an après le vote et la mise en place de mesures cosmétiques telles que la création d’un Conseil National du Développement et de la Solidarité Internationale, sans aucun pouvoir mais bien pratique pour légitimer la politique de développement en se réclamant de la société civile, ou la mise en ligne d’un site internet dédié à un semblant de transparence sur l’aide, force est de constater qu’aucune refondation de l’APD n’apparaît à l’horizon, et que tout cela était surtout une histoire de com’ !

[1Politique française en faveur du
développement, Document de politique
transversale ­ Projet de loi de finances 2015,
MAE

Soutenez l'action en justice contre Total !
Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 247 - juin 2015
Les articles du mensuel sont mis en ligne avec du délai. Pour recevoir l'intégralité des articles publiés chaque mois, abonnez-vous
a lire aussi