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Développement : qui finance qui ?

rédigé le 3 juin 2015 (mis en ligne le 11 juillet 2015) - Billets d’Afrique et d’ailleurs...

À l’approche de la troisième Conférence internationale sur le financement du
développement, les négociations mènent tout droit vers une promotion des montages de financement « public-privé », au lieu d’accepter de s’attaquer au sein du cadre onusien au piège de la dette publique et à l’hémorragie fiscale qui frappent désormais tous les pays.

Après celles de Monterrey en 2002
et de Doha en 2008, en juillet aura
lieu la troisième Conférence
internationale sur le financement du
développement, à Addis Abeba. L’enjeu
est de s’entendre sur les modalités de
financement des futurs « Objectifs de
Développement Durable » (ODD), qui
seront définis en septembre pour succéder
aux célèbres « Objectifs du Millénaire
pour le Développement » (OMD).

Hémorragie

Dans « Les chiffres de la Dette ­ 2015 »,
le Comité pour l’Annulation de la Dette
du Tiers-monde (CADTM) rappelle que
le stock de dette extérieure de l’Afrique
subsaharienne était de 331 milliards de
dollars en 2012, dont 200 milliards de
dollars de dette publique en partie liée à
l’APD et souvent associée à la mise en
place de mesures néolibérales aux
conséquences désastreuses pour les
peuples. Cette année­-là, 15 milliards de
dollars ont quitté le continent au titre du
service de la dette extérieure publique, et
59 milliards de dollars par le rapatriement
« officiel » dans les pays occidentaux des
profits des multinationales, dont les
activités consistent généralement à piller
les ressources locales.

Ce dernier chiffre est toutefois
considérablement minoré par un
ensemble de mécanismes légaux ou
illégaux qui leur permettent de
contourner voire frauder l’impôt :
estimation après estimation, le chiffre
augmente, atteignant 1000 milliards de
dollars qui échappent chaque année au
fisc des pays en développement (dont 50
milliards pour l’Afrique), par le biais de la
corruption, du blanchiment d’argent, et
surtout des pratiques d’évitement de
l’impôt déployées par les multinationales.
C’est la raison pour laquelle une partie de
la société civile met plutôt l’accent sur la
réforme du système financier et du
commerce international ; mais côté pays
donateurs, dont la France, les orientations
sont sensiblement différentes. Certes, il y
a toute la litanie officielle sur
« l’importance d’une meilleure
mobilisation des ressources internes par
des réformes fiscales responsables et une
meilleure utilisation des rentes liées à
l’exploitation des ressources naturelles,
d’une plus grande transparence et
redevabilité de la part des pays
partenaires du développement, de la lutte
contre l’évasion fiscale et de la
suppression des paradis fiscaux
 » [1]. Et il est vrai que la France, avec les autres
pays du G20, a demandé à l’OCDE de
plancher sur une évolution des règles
internationales de fiscalité pour colmater
certaines brèches, et propose aux pays en
développement un appui technique
(comptabilisé en APD) pour le
renforcement des capacités de lutte contre
la fraude, l’évasion fiscale et la
corruption...

Mais en parallèle, elle s’oppose au cadre
juridique multilatéral sur les
restructurations de dette souveraine que
réclame l’Assemblée générale de l’ONU,
et à ce que cette dernière se dote d’une
instance légitime pour discuter les
questions de fiscalité (un espoir de la
société civile douché lors de la précédente
conférence, en 2008 à Doha, et qui reste
une revendication phare).
Le gouvernement rejette également de
nombreuses possibilités d’évolution
législative française à ce sujet au motif de
ne pas vouloir menacer la
« compétitivité » des entreprises
françaises (cf. Billets n°242, janvier
2015
). Paris est par ailleurs pointée du
doigt par le réseau Eurodad qui, dans un
rapport de novembre 2014 sur les
politiques des pays européens en matière
de lutte contre les flux illicites de
capitaux, relève que la France détient le
record européen du nombre de
conventions fiscales signées avec des
pays en développement (72). Etablies au
motif d’éviter la double imposition pour
les entreprises françaises implantées dans
chaque pays signataire, ces conventions
contiennent des dispositions qui, selon
Eurodad, ont pour effet de « [réduire] le
taux de la retenue à la source de 3,2
points de pourcentage en moyenne
 » et
donc de priver ces pays d’autant de
ressources fiscales. Et au niveau
européen, les APE (Accords de
Partenariat Economique) en cours de
signature entre l’Europe et les Etats
d’Afrique de l’Ouest ne risquent pas non
plus d’améliorer les choses : en plus de
livrer les entreprises africaines à la
concurrence européenne, ils entraîneront
une baisse des recettes fiscales estimée à
1,8 milliard de dollars pour les 5
prochaines années (Cf. Billets n°235, mai
2014
).

Le privé en embuscade

En réalité, la France, comme d’autres
bailleurs, cherche surtout à modifier la
mesure de l’aide au développement.
Pardon : à promouvoir « une vision
holistique du financement du
développement, prenant en compte
l’ensemble des flux concourant au
développement des PED afin de favoriser
leur complémentarité et d’augmenter leur
impact sur le développement local dans
une perspective durable
 ». Austérité
oblige, les pays occidentaux cherchent à
contourner l’exigence des fameux 0,7%
(voir encadré) pour ne pas avoir à
augmenter les enveloppes, en mettant en
place, à côté de l’APD, d’autres
indicateurs complémentaires prenant en
compte les flux financiers en direction
des pays en développement. Et les
chiffres sont alléchants : en 2015, l’APD
mondiale était de l’ordre de 125 milliards
de dollars selon l’OCDE, alors que selon
la Banque Mondiale, le flux
d’investissements directs étrangers entrant
dans les pays en développement
représentait 600 milliards de dollars et les
transferts de migrants 400 milliards de
dollars.

Une des pratiques avancées par les pays
occidentaux est celle du « blending »,
c’est-à-dire « la mobilisation de
financements privés par le biais de
subventions et de garanties publiques,
notamment à travers le mixage de l’APD
avec d’autres financements
 », explique
un document de positionnement de 137
organisations de la société civile
internationale publié fin 2014, juste avant
le début des négociations à l’ONU sur le
financement du développement.
Inquiètes, ces organisations relèvent que
ces financements mixtes, loin
d’augmenter le financement total grâce au
prétendu « effet levier » des fonds publics
pour mobiliser des capitaux privés, ont
tendance à remplacer des investissements
privés qui se seraient faits de toute façon.
De plus, les pays destinataires n’ont
aucune maîtrise sur leur affectation alors
que les intérêts des apporteurs de fonds
privés peuvent être en décalage avec leurs
priorités et, sans surprise, ils sont peu
transparents et transitent généralement
par des paradis fiscaux.

Migrants noyés par la finance

Autre pratique en vogue depuis quelques
années, tenter d’amplifier et d’orienter les
transferts des migrants. Via des
mécanismes de mixage avec des fonds
publics également (comme dans le fonds
migration et développement de la Banque
Africaine de Développement créé fin
2009), mais pas seulement. Il s’agit, si
l’on en croit le rapport d’orientation de la
politique française de 2013 en matière de
mobilité, migration et développement,
d’« accroître la transparence du marché
des transferts de fonds
 », de « [renforcer]
la concurrence sur le marché des
transferts de fonds
 », de «  [promouvoir]
de nouvelles formes de transferts de
fonds
 », de « [promouvoir] des produits
financiers et boursiers comme instruments
de mobilisation de l’épargne
 », de « soutenir les initiatives
d’investissement productif et
d’entrepreneuriat des migrants
 » en
« [promouvant leur accès] aux services
financiers existants et [en appuyant] la
création de services et produits financiers
dédiés
 ». Pour les banques, un petit
pactole supplémentaire : le potentiel des
émissions de transferts des migrants
depuis la France était estimé à 9 milliards
d’euros en 2013 [2]... ­

Pauline T.

[1Agenda du développement post­2015,
MAE 2013

[2Rapport bisannuel sur la stratégie française
d’aide au développement au Parlement

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Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 247 - juin 2015
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