Passée une vague passagère d’émotion collective, l’Union européenne a repris sa politique migratoire sans changer de cap : l’option sécuritaire lui semble être la seule voie.
Près de 29 000 morts ou disparus en Méditerranée depuis 2000, plus de 2000 migrants portés disparus en mer depuis janvier 2015, et 1100 sur le seul mois d’avril : les chiffres des drames de l’immigration vers l’Union européenne (UE) ont fait la une des journaux ces trois derniers mois, provoquant en avril une vague d’indignation et de protestations qui a touché jusqu’aux institutions européennes. Mais leurs atermoiements sur le ton du « plus jamais ça » ne peuvent faire oublier que cette tragédie est l’aboutissement de 20 années d’une politique migratoire européenne basée principalement sur la « lutte contre l’immigration illégale » à travers la fermeture des frontières, et sur une approche de plus en plus restrictive des voies dites « légales » d’immigration. Dans le même temps, la politique étrangère de l’UE et de ses membres, que ce soit l’interventionnisme militaire, le soutien à des régimes non démocratiques, le pillage des matières premières, la conclusion d’accords de libre-échange profondément inéquitables, a contribué à faire augmenter l’immigration d’Afrique ou du Moyen-orient vers l’Europe, les personnes fuyant alors les guerres, la violence politique, la pauvreté croissante [1].
Les premiers jalons de cette politique sont posés par le programme de Tampere en 1999, qui met alors l’accent sur la liberté et le respect des droits (pour les citoyens européens comme pour les étrangers) plutôt que sur les mesures de sécurité. Le tournant sécuritaire s’opère dans le courant des années 2000 à la suite des attentats de septembre 2001 puis de mars 2004 à Madrid. Le programme de La Haye adopté en 2004 établit pour la première fois un lien direct entre la sécurité de l’UE et l’immigration, et place l’immigration « illégale » en tête des problèmes transfrontaliers, aux côtés du terrorisme et de la criminalité. C’est à cette même date qu’est créée l’agence Frontex pour coordonner les États membres dans la gestion des frontières extérieures. Le Pacte européen sur l’immigration et l’asile de 2008 poursuit cette logique sécuritaire en distinguant une immigration « choisie » utile au marché du travail européen et une immigration indésirable à maintenir ou renvoyer hors des frontières, grâce à la politique de « retour » (un euphémisme pour désigner les expulsions) qui autorise la détention des migrants. La législation européenne adoptée par la suite vise à atteindre un « système intégré de gestion des frontières extérieures » et à poursuivre l’harmonisation des procédures d’asile dans les pays européens, un objectif louable mais qui profite uniquement aux migrants ayant réussi à entrer dans la forteresse européenne.
Les objectifs officiels de ce contrôle sont triples : lutter contre le terrorisme, contre l’immigration irrégulière et contre la criminalité transfrontalière, les trois étant considérés comme des « menaces ». Mais les outils progressivement mis en place pour surveiller et fermer les frontières ont prouvé que la priorité était bien l’immigration.
L’agence Frontex est au cœur de ce dispositif. Créée en 2004, elle a vu ses moyens augmenter de façon exponentielle (19 millions € en 2006 contre 114 en 2015). Elle a progressivement acquis des missions opérationnelles importantes, grâce à des moyens militaires mis à disposition par les États : notamment des opérations de surveillance des frontières maritimes et terrestres, l’organisation des vols d’expulsions conjoints, et depuis 2007 le déploiement d’équipes d’intervention rapide aux frontières (RABIT) en cas d’un « afflux massif d’immigrants clandestins » à la frontière d’un État. Frontex est aussi chargée de rassembler et analyser le renseignement sur la situation aux frontières. Son autonomie est grandissante et témoigne d’une militarisation du contrôle des frontières, sans contrôle parlementaire réel, sans transparence sur ses activités, et dans un flou juridique important qui semble équivaloir à une impunité pour l’agence en cas de violation des droits fondamentaux lors d’une opération [2].
En octobre 2013, la mise en place d’un système européen de surveillance des frontières (Eurosur) a permis d’aller plus loin encore dans le contrôle grâce à des satellites, drones, réseaux de communication spécifiques, capteurs sur les littoraux, et la coopération avec les pays de transit ou d’origine des migrants. Extrêmement coûteux, ce « système des systèmes » a été ardemment défendu par la Commission européenne sous prétexte qu’il allait permettre de sauver des vies en Méditerranée en détectant les bateaux. Or la législation ne réaffirme pas l’obligation de recherche et de sauvetage en mer en cas d’identification d’un bateau en perdition, et l’objectif de protéger la vie des migrants ne vient qu’en deuxième position dans la loi, après celui de « détecter, prévenir et combattre l’immigration illégale ».
Cet arsenal de type militaire déployé pour fermer et contrôler les frontières a eu pour effet de rendre les routes migratoires de plus en plus dangereuses, et donc meurtrières, mais aussi de contribuer à l’expansion des réseaux de passeurs, devenus incontournables pour les migrants qui cherchent à entrer en Europe.
Alors que les frontières physiques de l’Europe se ferment, les possibilités d’entrer de façon régulière dans l’UE (c’est-à-dire grâce à un visa, quel que soit son type) se sont progressivement restreintes. La législation européenne sur l’immigration « légale » adoptée ces dernières années s’est concentrée sur l’immigration de travail avec une approche essentiellement utilitariste (travailleurs très qualifiés ou travailleurs saisonniers). Aucune disposition n’a été prévue pour permettre une entrée en sécurité pour les personnes souhaitant demander l’asile politique (de type visa humanitaire temporaire), ni pour renforcer leur protection ainsi que celle des travailleurs migrants, des sans papiers, des étrangers malades, des familles. Au contraire, les règles ont été durcies (au niveau européen mais aussi national) et des atteintes sont régulièrement portées au droit d’asile, aux portes de l’Europe comme dans les États membres. Syriens, Érythréens, Somaliens, Soudanais, Afghans sont parmi les plus nombreux à arriver sur les côtes italiennes, grecques et maltaises. Nul doute que ces personnes fuient un conflit et devraient obtenir l’asile politique, pourtant rares sont ceux qui peuvent effectivement déposer une demande d’asile dans un pays européen. Certains sont refoulés à l’entrée en Europe, d’autres sommés de déposer leur demande d’asile dans un pays de transit (comme le Maroc ou la Turquie). Pour ceux qui parviennent à passer les frontières européennes, la procédure d’asile est souvent un parcours du combattant.
Face à ces morts toujours plus nombreuses en Méditerranée, certains ont espéré un sursaut des institutions européennes, qui ouvriraient enfin les yeux sur le caractère criminel de leur politique. Les réactions ont effectivement été rapides [3], mais plutôt que d’apporter des solutions réelles, elles ont confirmé l’autoroute sécuritaire empruntée par l’UE depuis vingt ans déjà. Il est proposé de donner encore plus de pouvoir et d’autonomie à l’agence Frontex, tant pour renforcer ses opérations maritimes (sans que le sauvetage en mer n’en devienne pour autant la priorité) que pour lui confier l’initiative des expulsions.
Une opération militaire navale pour détruire les réseaux de passeurs opérant en Libye (EUNAVFOR Med) a par ailleurs été lancée le 22 juin, en lien avec l’OTAN, avec le risque que les migrants soient pris en étau entre leurs passeurs et les militaires européens, et comme effet probable un simple déplacement des routes migratoires. Le Conseil et la Commission ont également proposé d’approfondir la coopération avec les pays d’origine ou de transit des migrants, pour empêcher l’immigration « à la source » et faciliter les expulsions.
La seule « nouveauté » dans les propositions européennes réside dans le mécanisme de relocalisation des demandeurs d’asile ayant réussi à entrer sur le territoire européen. De plus en plus nombreux en Italie, Grèce et Malte, ces pays n’ont pas les capacités pour traiter toutes les demandes d’asile. Or jusqu’à présent les demandeurs ont l’interdiction de se déplacer dans un autre pays que leur pays d’entrée dans l’UE, en vertu du règlement européen dit « Dublin II ». Plutôt que de modifier cette règle absurde qui bloque les migrants et surcharge les pays concernés, la Commission a proposé un mécanisme temporaire de répartition des demandeurs dans toute l’UE, qui a suscité l’ire de nombreux pays, au prétexte que les « quotas » étaient irrespectueux des droits fondamentaux, alors même que ces États procèdent à des expulsions violentes de migrants sur leur sol. En revanche, ce qui est critiquable dans la relocalisation a été tu par les médias et les politiques : les demandeurs d’asile auraient à passer un premier entretien pour déterminer s’ils ont un « clair besoin de protection ». Qu’en sera-t-il de ceux dont le besoin ne semble pas assez « clair » ? La Commission les renverra au paragraphe « politique de retour » de sa proposition, avant même que leur dossier complet ait été étudié ?
Que la Méditerranée soit devenue la frontière la plus meurtrière au monde n’est donc pas suffisamment grave pour que l’UE et ses membres acceptent d’accueillir dignement les dizaines de milliers d’exilés à ses frontières. L’UE préfère au contraire miser sur des mesures répressives toujours plus importantes et coûteuses, tout en versant des larmes de crocodile sur les vies qu’elle n’a pas voulu sauver.
L’industrie de la sécurité, grande gagnante
Un intérêt majeur de l’option sécuritaire ? Le soutien à l’industrie européenne de la sécurité. Dans son livre Xénophobie Business (La Découverte, 2012), Claire Rodier explique que la surveillance des frontières et l’enfermement des migrants sont devenus un business très profitable, que ce soit lorsque des missions de sécurité sont confiées à des entreprises privées ou lorsque celles-ci vendent des systèmes de surveillance.
Sur le site Internet « Affaires intérieures » de la Commission européenne, la page sur l’industrie de la sécurité explique qu’« afin d’assurer aux compagnies européennes une position de leader sur le marché pour les années à venir, la Commission a décidé de lancer une série d’actions qui permettront à l’industrie européenne de relever les défis du XXI e siècle » [4]. Par exemple... Eurosur ? Dont le budget, estimé à 244 millions € mais qui pourrait atteindre 1 milliard, ira aux grands groupes industriels européens (notamment Thales et Sagem en France).
[1] A noter que la grande majorité des flux migratoires se fait sur un même continent, entre pays voisins.
[3] Déclaration du Conseil européen lors de sa réunion extraordinaire du 23 avril 2015, Agenda européen sur la migration, proposé par la Commission européenne le 13 mai 2015, COM(2015)240 final
[4] http://ec.europa.eu/dgs/home-affairs/what-we-do/policies/industry-for-security/ (traduction par l’auteure)