Survie

Politique migratoire européenne : une approche sécuritaire criminelle

rédigé le 7 juillet 2015 (mis en ligne le 27 juillet 2015) - Marie Bazin

Passée une vague passagère d’émotion collective, l’Union européenne a repris sa
politique migratoire sans changer de cap : l’option sécuritaire lui semble être la seule voie.

Près de 29 000 morts ou disparus en
Méditerranée depuis 2000, plus de
2000 migrants portés disparus en
mer depuis janvier 2015, et 1100 sur le
seul mois d’avril : les chiffres des drames
de
l’immigration
vers
l’Union
européenne (UE) ont fait la une des
journaux ces trois derniers mois,
provoquant en avril une vague
d’indignation et de protestations qui a
touché
jusqu’aux
institutions
européennes. Mais leurs atermoiements
sur le ton du « plus jamais ça » ne
peuvent faire oublier que cette tragédie
est l’aboutissement de 20 années d’une
politique migratoire européenne basée
principalement sur la « lutte contre
l’immigration illégale » à travers la
fermeture des frontières, et sur une
approche de plus en plus restrictive des
voies dites « légales » d’immigration.
Dans le même temps, la politique
étrangère de l’UE et de ses membres, que
ce soit l’interventionnisme militaire, le
soutien à des régimes non ­démocratiques,
le pillage des matières premières, la
conclusion d’accords de libre­-échange
profondément inéquitables, a contribué à
faire augmenter l’immigration d’Afrique
ou du Moyen­-orient vers l’Europe, les
personnes fuyant alors les guerres, la
violence
politique,
la
pauvreté
croissante [1].

Vers une politique migratoire sécuritaire

Les premiers jalons de cette politique
sont posés par le programme de Tampere
en 1999, qui met alors l’accent sur la
liberté et le respect des droits (pour les
citoyens européens comme pour les
étrangers) plutôt que sur les mesures de
sécurité. Le tournant sécuritaire s’opère
dans le courant des années 2000 à la suite
des attentats de septembre 2001 puis de
mars 2004 à Madrid. Le programme de
La Haye adopté en 2004 établit pour la
première fois un lien direct entre la
sécurité de l’UE et l’immigration, et
place l’immigration « illégale » en tête
des problèmes transfrontaliers, aux côtés
du terrorisme et de la criminalité. C’est à
cette même date qu’est créée l’agence Frontex pour coordonner les États
membres dans la gestion des frontières
extérieures. Le Pacte européen sur
l’immigration et l’asile de 2008 poursuit
cette logique sécuritaire en distinguant
une immigration « choisie » utile au
marché du travail européen et une
immigration indésirable à maintenir ou
renvoyer hors des frontières, grâce à
la politique de « retour » (un euphémisme
pour désigner les expulsions) qui autorise
la détention des migrants. La législation
européenne adoptée par la suite vise à
atteindre un «  système intégré de gestion
des frontières extérieures
 » et à
poursuivre
l’harmonisation
des
procédures d’asile dans les pays
européens, un objectif louable mais qui
profite uniquement aux migrants ayant
réussi à entrer dans la forteresse
européenne.

Fermeture des frontières, militarisation des contrôles

Les objectifs officiels de ce contrôle sont
triples : lutter contre le terrorisme, contre
l’immigration irrégulière et contre la
criminalité transfrontalière, les trois étant
considérés comme des « menaces ». Mais
les outils progressivement mis en place
pour surveiller et fermer les frontières ont
prouvé que la priorité était bien
l’immigration.

L’agence Frontex est au cœur de ce dispositif. Créée en 2004, elle a vu ses
moyens
augmenter
de
façon
exponentielle (19 millions € en 2006
contre 114 en 2015). Elle a
progressivement acquis des missions
opérationnelles importantes, grâce à des
moyens militaires mis à disposition par
les États : notamment des opérations de
surveillance des frontières maritimes et
terrestres,
l’organisation
des
vols
d’expulsions conjoints, et depuis 2007 le
déploiement d’équipes d’intervention
rapide aux frontières (RABIT) en cas
d’un «  afflux massif d’immigrants
clandestins
 » à la frontière d’un État.
Frontex est aussi chargée de rassembler et
analyser le renseignement sur la situation
aux frontières. Son autonomie est
grandissante
et
témoigne
d’une
militarisation du contrôle des frontières,
sans contrôle parlementaire réel, sans
transparence sur ses activités, et dans un
flou juridique important qui semble
équivaloir à une impunité pour l’agence
en cas de violation des droits
fondamentaux lors d’une opération [2].

En octobre 2013, la mise en place d’un
système européen de surveillance des
frontières (Eurosur) a permis d’aller plus
loin encore dans le contrôle grâce à des
satellites,
drones,
réseaux
de
communication spécifiques, capteurs sur
les littoraux, et la coopération avec les
pays de transit ou d’origine des migrants.
Extrêmement coûteux, ce « système des systèmes » a été ardemment défendu par la Commission européenne sous prétexte qu’il allait permettre de sauver des vies en Méditerranée en détectant les bateaux. Or la législation ne réaffirme pas
l’obligation de recherche et de sauvetage en mer en cas d’identification d’un bateau
en perdition, et l’objectif de protéger la vie des migrants ne vient qu’en deuxième
position dans la loi, après celui de « détecter, prévenir et combattre l’immigration illégale ».

Cet arsenal de type militaire déployé pour fermer et contrôler les frontières a eu
pour effet de rendre les routes migratoires de plus en plus dangereuses, et donc
meurtrières, mais aussi de contribuer à l’expansion des réseaux de passeurs,
devenus incontournables pour les mi­grants qui cherchent à entrer en Europe.

Entrer dans l’UE de façon sûre : mission impossible

Alors que les frontières physiques de
l’Europe se ferment, les possibilités
d’entrer de façon régulière dans l’UE
(c’est­-à­-dire grâce à un visa, quel que soit
son type) se sont progressivement
restreintes. La législation européenne sur
l’immigration « légale » adoptée ces
dernières années s’est concentrée sur
l’immigration de travail avec une
approche
essentiellement
utilitariste
(travailleurs très qualifiés ou travailleurs
saisonniers). Aucune disposition n’a été
prévue pour permettre une entrée en
sécurité pour les personnes souhaitant
demander l’asile politique (de type visa
humanitaire
temporaire),
ni
pour
renforcer leur protection ainsi que celle
des travailleurs migrants, des sans­
papiers, des étrangers malades, des
familles. Au contraire, les règles ont été
durcies (au niveau européen mais aussi
national)
et
des
atteintes
sont
régulièrement portées au droit d’asile,
aux portes de l’Europe comme dans les
États membres. Syriens, Érythréens,
Somaliens, Soudanais, Afghans sont
parmi les plus nombreux à arriver sur les
côtes italiennes, grecques et maltaises.
Nul doute que ces personnes fuient un
conflit et devraient obtenir l’asile
politique, pourtant rares sont ceux qui
peuvent effectivement déposer une
demande d’asile dans un pays européen.
Certains sont refoulés à l’entrée en
Europe, d’autres sommés de déposer leur
demande d’asile dans un pays de transit
(comme le Maroc ou la Turquie). Pour
ceux qui parviennent à passer les
frontières européennes, la procédure
d’asile est souvent un parcours du
combattant.

Les nouvelles propositions n’empêcheront pas de nouvelles tragédies

Face à ces morts toujours plus
nombreuses en Méditerranée, certains ont
espéré un sursaut des institutions euro­péennes, qui ouvriraient enfin les yeux
sur le caractère criminel de leur politique.
Les réactions ont effectivement été
rapides [3], mais plutôt que d’apporter des
solutions réelles, elles ont confirmé
l’autoroute sécuritaire empruntée par
l’UE depuis vingt ans déjà. Il est proposé
de donner encore plus de pouvoir et
d’autonomie à l’agence Frontex, tant pour
renforcer ses opérations maritimes (sans
que le sauvetage en mer n’en devienne
pour autant la priorité) que pour lui
confier l’initiative des expulsions.

Une
opération militaire navale pour détruire
les réseaux de passeurs opérant en Libye
(EUNAVFOR Med) a par ailleurs été
lancée le 22 juin, en lien avec l’OTAN,
avec le risque que les migrants soient pris
en étau entre leurs passeurs et les
militaires européens, et comme effet
probable un simple déplacement des
routes migratoires. Le Conseil et la
Commission ont également proposé
d’approfondir la coopération avec les
pays d’origine ou de transit des migrants,
pour empêcher l’immigration « à la
source
 » et faciliter les expulsions
.

Le maintien d’un règlement absurde

La seule « nouveauté » dans les
propositions européennes réside dans le
mécanisme
de
relocalisation
des
demandeurs d’asile ayant réussi à entrer
sur le territoire européen. De plus en plus
nombreux en Italie, Grèce et Malte, ces
pays n’ont pas les capacités pour traiter
toutes les demandes d’asile. Or jusqu’à
présent les demandeurs ont l’interdiction
de se déplacer dans un autre pays que leur
pays d’entrée dans l’UE, en vertu du
règlement européen dit « Dublin II ».
Plutôt que de modifier cette règle absurde
qui bloque les migrants et surcharge les
pays concernés, la Commission a proposé
un mécanisme temporaire de répartition
des demandeurs dans toute l’UE, qui a suscité l’ire de nombreux pays, au prétexte que les « quotas » étaient irrespectueux des droits fondamentaux, alors même que ces États procèdent à des expulsions violentes de migrants sur leur sol. En revanche, ce qui est critiquable dans la relocalisation a été tu par les médias et les politiques : les demandeurs d’asile auraient à passer un premier entretien pour déterminer s’ils
ont un « clair besoin de protection ».
Qu’en sera­-t-­il de ceux dont le besoin ne
semble pas assez « clair » ? La
Commission les renverra au paragraphe
« politique de retour » de sa proposition,
avant même que leur dossier complet ait
été étudié ?

Que la Méditerranée soit devenue la
frontière la plus meurtrière au monde
n’est donc pas suffisamment grave pour
que l’UE et ses membres acceptent
d’accueillir dignement les dizaines de
milliers d’exilés à ses frontières. L’UE
préfère au contraire miser sur des
mesures répressives toujours plus
importantes et coûteuses, tout en versant
des larmes de crocodile sur les vies
qu’elle n’a pas voulu sauver.

L’industrie de la sécurité, grande gagnante

Un intérêt majeur de l’option
sécuritaire ? Le soutien à l’industrie
européenne de la sécurité. Dans son
livre Xénophobie Business (La
Découverte, 2012
), Claire Rodier
explique que la surveillance des
frontières et l’enfermement des
migrants sont devenus un business très
profitable, que ce soit lorsque des
missions de sécurité sont confiées à
des entreprises privées ou lorsque
celles­-ci vendent des systèmes de
surveillance.

Sur le site Internet
« Affaires intérieures » de la
Commission européenne, la page sur
l’industrie de la sécurité explique qu’« afin d’assurer aux compagnies
européennes une position de leader
sur le marché pour les années à venir,
la Commission a décidé de lancer une
série d’actions qui permettront à
l’industrie européenne de relever les
défis du XXI e siècle
 » [4].
Par exemple... Eurosur ? Dont le
budget, estimé à 244 millions € mais
qui pourrait atteindre 1 milliard, ira
aux grands groupes industriels
européens (notamment Thales et
Sagem en France).

[1A noter que la grande majorité des flux migratoires se fait sur un même continent, entre pays voisins.

[2Voir la campagne inter­associative Frontexit

[3Déclaration du Conseil européen lors de sa réunion extraordinaire du 23 avril 2015, Agenda européen sur la migration, proposé par la Commission européenne le 13 mai 2015, COM(2015)240 final

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Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 248 - juillet-août 2015
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