A la veille des élections législatives en Égypte, les relations entre le gouvernement criminel du maréchal Abdel Fattah Al-Sissi et l’exécutif français sont au beau fixe. Si la France ferme les yeux sur les violations massives et systématiques des droits humains par les autorités, c’est que les deux pays ont de profonds atomes crochus.
Ancien chef des services de renseignement d’Hosni Moubarak, Al-Sissi arrive au pouvoir par un coup d’État militaire en juillet 2013. Alors ministre de la Défense, il profite de manifestations de grande ampleur contre le gouvernement des Frères Musulmans pour renverser le seul président civil et démocratiquement élu de l’histoire du pays, Mohammed Morsi. Selon la formule de son ministre des Affaires étrangères Laurent Fabius, « la France prend acte », mais ne condamne pas. De nouvelles manifestations géantes ont lieu pour demander le retour du président élu. S’amorce alors une répression massive et meurtrière, principalement à l’encontre des Frères Musulmans, mais aussi de tous ceux qui s’opposent au coup d’État.
Amnesty International qualifie la politique de terreur qui frappe le peuple depuis 2 ans de « sans précédent » : 41 000 personnes arrêtées, des milliers de morts, 1212 personnes condamnées à mort au cours de deux procès-farces de 20 minutes, détentions arbitraires (dont celle du président déchu), recours généralisé à la torture et aux violences sexuelles pour soutirer des aveux, exécutions sommaires, morts en détention, disparitions forcées, expulsion sans compensation et sans relogement de plusieurs milliers de personnes du Sinaï et de la zone de construction du nouveau Canal de Suez.
L’épisode le plus marquant en est sans doute la tuerie perpétrée lors de l’évacuation de la place Rabaa par l’armée le 14 août 2013, au cours de laquelle un millier de manifestants s’opposant au renversement de Morsi sont abattus. Selon Human Rights Watch, il s’agit d’un massacre planifié, visant l’éradication des Frères Musulmans de la scène politique, et d’un « probable crime contre l’humanité ». Al-Sissi et plusieurs hauts dignitaires égyptiens font d’ailleurs l’objet d’une plainte en Afrique du Sud pour ces mêmes faits [1].
Le ministre français de la Défense Jean-Yves Le Drian n’hésite pas à le dire : « La démocratie, ça vient après la sécurité » RMC,16/02/2015. Un classique de l’idéologie françafricaine selon laquelle une bonne dictature vaut mieux qu’une mauvaise démocratie. De fait, Al-Sissi a immédiatement fait de la lutte contre le terrorisme qui obnubile la France son cheval de bataille, pour ne pas dire l’intégralité de son programme. Et dans le cas du gouvernement égyptien, la définition de « terrorisme » est si large qu’elle vise en réalité toute opposition, pacifique ou violente.
Depuis le coup de force, au prétexte de lutte contre le terrorisme, un arsenal législatif vient légaliser les violations endémiques des droits humains et consacrer l’impunité totale des forces de sécurité. En novembre 2013, le gouvernement promulgue la loi sur les manifestations, puis en août 2015 la loi anti-terroriste, qui prévoient notamment des poursuites pour toute personne publiant des informations contredisant la version officielle d’un événement, l’usage disproportionné de la force (y compris pour protéger du matériel) ou encore l’interdiction en pratique des rassemblements de plus de 10 personnes [2]. Dès décembre 2013, la Confrérie des Frères Musulmans, principale force politique du pays, est opportunément classée sur la liste des organisations terroristes.
Ces mesures permettent la criminalisation et la persécution pèle-mêle des Frères Musulmans, du Mouvement de la Jeunesse du 6 avril [3], des partis d’opposition, militants des droits humains, médias indépendants, bloggers, athées, homosexuels… De lourdes amendes, la prison ou même la peine de mort sanctionnent régulièrement l’exercice de la liberté d’expression ou de manifestation, cependant qu’aucune procédure n’a jamais été engagée contre un membre des forces de sécurité pour les crimes commis.
Avec des niveaux de violence très différents, d’autres gouvernements brandissent le spectre du terrorisme islamiste pour justifier un contrôle accru de la population, une réduction des libertés individuelles et la légalisation de pratiques abusives des forces de sécurité, comme cela a récemment été le cas au Cameroun, en France et ailleurs. (Cf Billets n°243, février 2015).
Or, on constate en Égypte comme partout que la politique répressive menée à la suite du coup d’État a conduit non pas à l’endiguement mais à la multiplication des attentats visant les autorités, certaines entités étrangères ou encore des minorités nationales. Ceux-ci sont principalement revendiqués par Ansar Beit Al-Maqdis, une organisation affiliée à la mouvance État Islamique qui juge les Frères trop passifs. Comment s’étonner de la radicalisation de personnes lassées du harcèlement constant d’un pouvoir illégitime et de l’impossibilité d’exercer une action pacifique ? Mais l’anti-terrorisme forcené a ses avantages : c’est un facteur important de légitimation auprès des partenaires occidentaux (France, États-Unis, Israël), une justification sécuritaire auprès de la population de l’état d’urgence permanent et des pouvoirs présidentiels étendus, et surtout un moyen d’enterrer les revendications de la Révolution de 2011 : justice sociale, libertés fondamentales, redistribution des richesses.
Si l’Élysée fait mine de garder ses distances dans un premier temps, l’élection d’Al-Sissi en juin 2014 avec un score improbable de 96 % des voix - après la suppression de toute opposition politique et militante et de la liberté de la presse - balaye toute retenue. La France est en novembre 2014 un des deux premiers États (avec l’Italie) à le recevoir officiellement, conférant ainsi au général putschiste la légitimité internationale qu’il recherchait.
Pendant deux ans, l’absence de Parlement élu a permis à Al-Sissi de cumuler les pouvoirs exécutif et législatif. Quant à la justice égyptienne, elle relève davantage du bras armé de la répression que du contre pouvoir.
Les élections législatives, plusieurs fois reportées, auront lieu entre le 17 octobre et le 2 décembre 2015, avec un mode de scrutin complexe laissant potentiellement la place à une opacité complète. Sur les 596 sièges du Parlement, 28 seront pourvus directement par le président, et 75 % sont réservés à des candidatures individuelles, sapant ainsi l’organisation en partis politiques. Étant donné l’emprise totale d’Al-Sissi sur la vie politique du pays, elles sont jouées d’avance. Pour autant, l’instabilité politique demeure : depuis la présidentielle de 2014, deux gouvernements sont tombés, le premier suite à des mouvements sociaux d’envergure, le second pour une retentissante affaire de corruption.
Le 6 août dernier était inauguré le nouveau Canal de Suez, en fait un élargissement et doublement de la voie navigable sur certains tronçons. L’invité d’honneur de la cérémonie n’était autre que François Hollande, parmi d’autres hôtes de marque comme Idriss Déby, Faure Gnassingbé, Omar Al-Béchir ou encore Teodoro Obiang Nguema, respectivement autocrates du Tchad, du Togo, du Soudan et de la Guinée Équatoriale.
Cet ouvrage est tout un symbole : celui de la rivalité entre les impérialismes français et britannique d’abord, au temps de sa construction (1859-1869) ; ensuite celui de l’exploitation des peuples colonisés au profit de l’occident (on estime que 100 000 personnes sont mortes sur ce chantier pharaonique) ; celui de l’indépendance de l’Égypte enfin, lorsqu’il fut nationalisé par Nasser, privant les actionnaires français, anglais et israéliens d’une manne financière colossale.
L’Égypte, important producteur de pétrole et de gaz [4], détient la clé du seul point de passage pour les quelques 20 000 navires qui traversent chaque année de l’océan Indien à la Méditerranée, évitant le détour par le Cap de Bonne Espérance. Si le Canal représente pour l’Égypte 20 % de son budget annuel en droits de passage (5 milliards de dollars par an), les approvisionnements européens en pétrole en dépendent aussi largement. L’intérêt stratégique de la base militaire française de Djibouti à l’entrée de la mer Rouge est notamment le contrôle de ce passage et la sécurisation du trafic pétrolier. Détail intéressant, selon le site de l’ambassade de France en Égypte, l’engagement financier de l’Agence Française de Développement dans le pays atteint 1,2 milliards d’euros.
Le Caire a toujours été un bon client pour l’armement français. Depuis 2014 plus que jamais, avec l’acquisition de 24 Rafale, 4 corvettes Gowind, une frégate FREMM, des missiles, et plus récemment des deux Mistral initialement destinés à la Russie… le tout pour plus de 6 milliards d’euros. Sans parler des blindés et armes légères habituels utilisés dans le « maintien de l’ordre » [5]. Il semblerait que la publicité en conditions réelles que l’armée française en a faite lors de ses opérations au Mali ait pu participer à ce sauvetage in extremis d’une industrie sous perfusion de l’État. Ce dont « l’équipe de France » [6] n’a de cesse de se féliciter.
On voudrait plutôt voir nos dirigeants se demander à quoi va servir un tel arsenal entre les mains d’un oppresseur. Bombarder des touristes mexicains [7] ? Éradiquer de dangereux manifestants pacifiques ? Intercepter des migrants syriens en Méditerranée ?
En outre la France, qui prépare les esprits à une nouvelle intervention militaire en Libye, sait qu’elle pourra compter sur l’Égypte, qui partage mille kilomètres de frontière avec ce pays plongé dans le chaos depuis l’intervention multilatérale de 2011. L’occasion de sortir les Rafale français, bien sûr, mais également les Mistral qui sont des bâtiments de projection de forces desquels pourront décoller, une fois positionnés au large de la Libye, les hélicoptères de combat récemment acquis... auprès de la Russie.
Au nom de son ravitaillement en pétrole et de son obsessionnelle lutte conte le terrorisme, la France prend le risque de se rendre complice de ces crimes et viole les traités internationaux qu’elle a signés [8]. Rappelons que du temps du VRP Sarkozy, la vente à la Libye de Kadhafi et à la Syrie d’Al-Assad de systèmes de surveillance massive des télécommunications, utilisés pour traquer les opposants, avait donné lieu à des plaintes de la Fédération Internationale des Droits de l’Homme pour complicité de torture contre les entreprises Amesys et Qosmos.
Enfin, nos tourtereaux français et égyptien partagent un certain sens de l’humour. La France, pays des droits de l’homme, soutient des dictateurs sanguinaires et refuse ses Mistral à un Poutine pour les vendre à un Al-Sissi. L’Égypte persécute des pans entiers de sa population et se propose au Conseil de Sécurité de l’ONU pour veiller à la paix et à la sécurité dans le monde. Ses relations diplomatiques se normalisent, alors que la dictature s’enracine. Mohammed Morsi et ses compagnons sont condamnés à mort pour s’être enfuis d’une prison où ils étaient illégalement détenus pendant la révolution de 2011, mais Hosni Moubarak est acquitté après ses 30 ans de règne de fer et la mort de 840 manifestants rien qu’en janvier 2011. Et le dindon de la farce, c’est la Révolution et ses aspirations à la justice, à la liberté, au progrès social. Il faudra encore au peuple égyptien du courage pour les conquérir, car avec de tels intérêts en jeu, aucun soutien n’est à attendre de l’extérieur.
R.L.
[1] Déposée par la Muslim Lawyers Association, qui avait ainsi contraint Al-Sissi à annuler sa participation au sommet de l’Union Africaine à Johannesburg en juin 2015
[3] Ce mouvement, créé en 2008, avait impulsé les manifestations massives de janvier 2011. Ses fondateurs Ahmed Maher et Mohamed Adel croupissent en prison depuis décembre 2013.
[4] ENI a d’ailleurs récemment annoncé la découverte d’un énorme gisement gazier dans les eaux territoriales égyptiennes en Méditerranée.
[5] « Égypte. Les grâces octroyées à des prisonniers ne doivent leurrer personne à l’ONU », Amnesty, 28/09/2015
[6] Ainsi que s’auto-désignent les politiques et industriels de l’armement qui conduisent les négociations.
[7] Le 13 septembre dernier, l’armée égyptienne a attaqué par erreur un convoi de touristes mexicains, tuant 12 personnes.
[8] La position commune de l’Union Européenne et le Traité de Contrôle des Armes Cf. Malgré les tortures et la répression, la France va-t-elle poursuivre ses ventes d’armes à l’Egypte ? , Bastamag.net, 26/11/2014