Le 15 novembre 2015, les Etats du G20 vont formellement adopter le plan d’action de l’OCDE (Organisation pour la Coopération et le Développement Économique) pour lutter contre l’évasion fiscale. Entretien avec Tove Maria Ryding, responsable du plaidoyer sur les questions de justice fiscale au sein du réseau Eurodad, qui regroupe une quarantaine d’ONG issues d’une vingtaine de pays européens et mobilisées sur les questions de financement du développement.
Rappel
En 2013, les Etats du G20 mandatent l’OCDE pour concevoir un plan d’action contre les pratiques d’érosion de la base fiscale et de transfert de bénéfices des entreprises multinationales (ou plan BEPS Base érosion and profit shifting en anglais). Ce plan en 15 points, présenté le 4 octobre par l’OCDE après deux années de travail, a été salué dans les médias et par la France comme une véritable victoire, censée mettre un sérieux coup de frein à l’évasion fiscale des entreprises qui fait perdre chaque année des centaines de milliards d’euros, aux pays développés comme aux pays les plus pauvres. La société civile a été beaucoup plus critique, reprochant à l’OCDE non seulement de ne pas avoir rempli ses objectifs mais aussi d’avoir exclu plus d’une centaine de pays de ce processus de révision des règles fiscales internationales. Voir également à ce sujet l’analyse de la Plateforme Paradis Fiscaux et Judiciaires, dont Survie est membre : www.stopparadisfiscaux.fr
Tove Maria Ryding : Au début, l’OCDE affirmait que l’objectif du plan BEPS était de réformer le système fiscal international et de s’assurer que les entreprises payaient leur juste part d’impôts. Mais aujourd’hui, il semble que BEPS soit plus une révision des règles existantes qu’une réelle réforme. Les changements introduits ne sont que des ajustements mineurs qui ne permettront pas de faire en sorte que les entreprises paient leur juste part d’impôts.
Il y avait plusieurs éléments dans ce plan d’action dont nous espérions des résultats positifs. Par exemple, nous espérions que le processus BEPS introduirait plus de transparence sur les activités des multinationales et les impôts qu’elles payent dans chacun des pays où elles sont présentes. [1] Nous espérions aussi que l’OCDE développerait davantage la méthode du "partage des bénéfices" [profit split method, en anglais] : il s’agit d’une méthode alternative pour taxer les entreprises multinationales qui peut être mieux adaptée pour les pays en développement. Et enfin, nous avions été ravis d’apprendre que l’OCDE envisageait de se débarrasser de ces structures fiscales controversées qu’on appelle en anglais les patent boxes (en français régimes préférentiels sur les revenus tirés de la propriété intellectuelle) : ce sont ces structures qui ont, entre autres, été utilisées par McDonald’s pour éviter de payer ses impôts. Malheureusement, au final, l’OCDE n’est pas parvenue à supprimer les patent boxes et n’a pas réussi non plus à avancer sur la méthode du "partage des bénéfices". Et l’OCDE a décidé que les informations concernant les activités de chaque entreprise et les impôts qu’elle paye dans chacun des pays où elle est présente ne seront pas rendues publiques. Ces informations ne seront en effet disponibles que pour les administrations fiscales des pays qui seront conformes à certains critères. En réalité, cela va très probablement signifier que seules les administrations des pays riches auront accès à ces informations, celles des pays pauvres restant sur la touche.
Nous en avons trois. Tout d’abord, BEPS ne résout pas le problème : les multinationales seront toujours en mesure de ne pas payer leur juste part d’impôt. Ensuite, le processus BEPS pourrait même avoir empiré certaines choses. Par exemple, maintenant que l’OCDE a établi ses lignes directrices sur comment mettre en place une "patent box", de plus en plus de pays européens ont décidé de s’en doter, ce qui signifie très simplement que les entreprises pourraient avoir encore plus d’opportunités pour éviter de payer leurs impôts. Et dans le débat public sur la transparence et le droit des citoyens de connaître les contributions fiscales des entreprises, on voit de plus en plus de pays européens s’aligner sur les propositions de l’OCDE et déclarer que ces informations doivent rester confidentielles et être mises uniquement à la disposition des administrations fiscales. Du coup, les recommandations de l’OCDE sont devenues une mauvaise excuse pour ne pas rendre ces informations publiques, une condition pourtant nécessaire pour faire toute la lumière sur ces pratiques. Enfin, le fait que le processus BEPS soit par essence antidémocratique est un véritable problème. Plus de 100 pays en développement ont été exclus du probablement un point clé pour expliquer pourquoi ces résultats sont si mauvais du point de vue des pays pauvres. Mais le plus triste, c’est que l’on attend des pays en développement qu’ils suivent les règles de l’OCDE, alors même qu’ils n’étaient pas les bienvenus au moment de négocier et décider ces règles.
L’évasion fiscale des entreprises multinationales impacte encore plus fortement les pays en développement que les pays développés, parce qu’ils ont de petites économies et parce qu’ils ont beaucoup de difficultés à lever d’autres taxes et impôts. Donc le fait que le système international reste aussi défaillant est un désastre pour les pays en développement. Ensuite, les règles BEPS de l’OCDE sont extrêmement complexes, en particulier le système de contrôle des prix de transfert, qui nécessite énormément de ressources pour être mis en place. En tentant de mettre en œuvre ces règles, les pays en développement vont utiliser beaucoup de ressources, qui auraient pu servir à autre chose si l’OCDE était parvenue à développer des systèmes alternatifs comme la méthode du profit split, qui est beaucoup plus facile à mettre en œuvre. Enfin, comme cela a déjà été évoqué, il y a un vrai risque que les administrations fiscales des pays riches aient accès à plus d’informations que les pays pauvres, concernant les activités des entreprises multinationales et les impôts qu’elles payent dans chacun des pays où elles sont présentes. Cela peut en réalité avoir un effet pervers, en incitant les entreprises multinationales à transférer une partie de leurs contributions fiscales depuis les pays pauvres vers les pays riches [2], les seuls dont l’administration fiscale sera en capacité de comparer ces paiements avec l’activité réelle des entreprises.
L’OCDE va maintenant faire pression pour que le plan d’action BEPS soit mis en œuvre dans tous les pays du monde. Mais il est très important de comprendre que la bataille pour la transparence des entreprises et pour une réelle réforme du système fiscal international n’est pas terminée : elle continue dans d’autres endroits, y compris au sein de l’Union européenne. Au cours de ces dernières années, l’UE a été beaucoup plus progressiste que l’OCDE et a par exemple introduit de plus en plus de transparence sur les entreprises. En ce moment même, il y a une proposition sur la table qui donnerait au public le droit de savoir ce que les entreprises multinationales payent en impôt et où elles ont une activité réelle. Ce sera une bataille cruciale pour l’année qui arrive. Et contrairement à l’OCDE, l’UE peut adopter des règles contraignantes. C’est donc beaucoup plus important que les recommandations que propose l’OCDE, qui risquent de détourner l’attention de l’Union européenne, mais qui ne peuvent en aucun cas l’empêcher d’aller de l’avant. Une autre bataille importante est celle que les pays en développement mènent pour pouvoir prendre part sur un pied d’égalité aux décisions concernant les standards fiscaux internationaux. La création d’un organisme fiscal au sein des Nations Unies permettrait de répondre à cette demande, et c’est aussi un enjeu très important pour l’année qui arrive.
Propos recueillis par Thomas Noirot
La bataille française du « reporting pays »
Suite à la présentation du plan d’action de l’OCDE, le gouvernement français a annoncé la mise en œuvre de plusieurs de ses mesures, à l’occasion du projet de loi de finances rectificative (PLFR)... dont le « reporting pays par pays » prévu par le plan BEPS, c’est-à-dire non public et avec un seuil élevé (chiffre d’affaires supérieur à 750 millions d’euros de chiffre d’affaires, excluant de nombreuses entreprises). Pourtant, au niveau de l’Union européenne, deux processus sont en cours de discussion pour un reporting public et concernant davantage d’entreprises (la directive droit des actionnaires et l’étude d’impact de la Commission européenne). En transposant immédiatement en droit français le reporting proposé par l’OCDE, la France pourrait donc freiner la dynamique européenne. Lors de l’examen du PLFR au Parlement mi-novembre, l’enjeu sera donc d’essayer de faire inscrire une obligation de reporting public, sur le même modèle que celle faite aux banques depuis la loi bancaire de 2013.
[1] Note liée à la traduction : Cette mesure est connue sous le nom de « reporting pays par pays » : il s’agit d’une revendication portée par la société civile depuis près de 10 ans, qui obligerait les entreprises à rendre publiques des informations sur leurs activités (chiffre d’affaires, bénéfices, nombre d’employés) et les impôts qu’elles payent dans chacun des pays où elles sont implantées. L’objectif de cette mesure est de vérifier que les entreprises payent bien leurs impôts là où elles ont une activité réelle et de lutter ainsi contre les transferts artificiels de bénéfices dans les juridictions à fiscalité faible.
[2] Note liée à la traduction : au lieu de mettre fin aux pratiques d’évitement fiscal