Dans ce pays incontournable de la « guerre contre le terrorisme » et garant de la « stabilité » de la sous-région, le départ du « sultan » Déby lors de l’élection présidentielle prévue le 10 avril semble plus qu’improbable : la France maintient un soutien inconditionnel, en dépit de l’exaspération d’une population qui n’a jamais compté face à ses puissants intérêts militaires sur place.
Si Idriss Déby n’a pas encore annoncé sa candidature, sa participation à ce scrutin ne fait pas de doute. Pour lui, nul besoin de tripatouillage constitutionnel actuellement à l’oeuvre dans d’autres pays de la région : la modification de la Constitution tchadienne déjà opérée en 2005 lui permet théoriquement de se représenter pour les décennies à venir. La rente diplomatique acquise ces derniers mois grâce à la lutte antiterroriste lui assure de solides appuis, et sa récente nomination à la présidence de l’Union africaine (UA) achève de sécuriser son fauteuil.
Depuis la première réception de Déby par François Hollande à l’Elysée en décembre 2013, les visites officielles de la France et du Tchad ont été régulières : Hollande, Valls, Fabius, Bartolone et plus récemment le secrétaire d’État chargé des relations avec le parlement Jean-Marie Le Guen.... Si la société civile et l’opposition ont été rencontrées ponctuellement par des officiels français, c’est à la marge. La situation intérieure du pays reste très peu commentée en France : rien ne ressort sur les mouvements sociaux, le déroulement des élections, les droits de l’Homme ou la disparition de Ibni Oumar Mahamat Saleh il y a 8 ans [1]. Un minimum superficiel a été assuré lors de la visite de Déby à Paris en octobre dernier, Hollande émettant le souhait d’élections transparentes et régulières. Un voeu pieu et inutile s’il n’est pas assorti de condamnations fermes lorsque la mascarade électorale se déroulera.
La situation intérieure est pourtant de plus en plus tendue. A côté de partis politiques d’opposition, certains proches de la mouvance présidentielle, d’autres malmenés par les autorités et dispersés, la société civile peine à se rassembler. Parallèlement au collectif « Trop c’est trop », qui rassemble des organisations citoyennes, le mouvement Iyina, « on est fatigués » en arabe tchadien, porté par Nadjo Kaina, arrêté cet été pour ses prises de position, se présente comme le porteur du flambeau du rassemblement des jeunes.. Mais l’articulation des différents mouvements reste un enjeu pour mieux fédérer et mobiliser, et ainsi gagner en puissance.
Malgré cela, manifestations et grèves sont récurrentes depuis plusieurs mois : manifestations de lycéens, étudiants, travailleurs contre des impayés, la vie chère, le prix de l’essence, des mesures injustes (cf. Billets n°245, avril 2015). Ces mobilisations témoignent d’une tension sociale grandissante et de l’épuisement d’une population saignée à blanc. Fortement réprimées et écrasées, elles peinent à prendre forme mais inquiètent tout de même le régime. En témoignent certains pas en arrière effectués par le gouvernement, sur le code pastoral ou le port du casque à moto.
Le renversement de Blaise Compaoré au Burkina Faso, fin 2014, fait craindre la levée d’un vent citoyen et pousse le régime à renforcer le climat de peur : arrestations, intimidations, manifestations interdites, conférences perturbées… dans l’indifférence de la « communauté internationale » qui salue l’engagement tchadien dans la « lutte contre le terrorisme ».
Dans ce contexte, l’organisation des élections agite la société depuis plusieurs mois. La commission électorale nationale indépendante (CENI), constituée afin d’organiser le scrutin, a mis en place l’installation de kit biométriques. L’attribution du marché de confection des cartes biométriques à l’entreprise française Morpho Safran a fait l’objet de vives critiques : offre non conforme au cahier des charges, prix anormalement bas, non respect du mode d’attribution.
Puis le processus de recensement a été émaillé de divers problèmes : manque de matériel, défaillances techniques, polémiques sur l’exhaustivité et la fiabilité du recensement... alors que le budget prévu paraissait largement suffisant pour assurer de bonnes conditions matérielles au bon déroulement de la préparation des élections. Il est à rappeler que Morpho Safran, ex-Sagem, a déjà fait l’objet de litiges en Guinée (cf. Billets n°204, juillet-août 2011).
Le CPDC (Comité des partis pour la défense de la Constitution, créé en 2005 pour lutter contre le changement constitutionnel qui a notamment fait sauter la limitation du nombre de mandats présidentiels) demande aujourd’hui un audit des listes électorales. Des partis d’opposition dénoncent quant à eux, dans un communiqué du 30 janvier, la décision de la CENI de remettre les cartes électorales sans contrôle biométrique, contrairement au contrat initial...
Mais malgré le mécontentement qui monte, l’opposition et la société civile manquent encore de force et d’unité pour faire face à un processus électoral biaisé et à un président tyrannique et largement soutenu par la France.
Depuis l’intervention au Mali, Déby constitue un maillon indispensable du dispositif français de « lutte contre le terrorisme ». Les autorités françaises sont entièrement focalisées sur les questions de sécurité, et se félicitent de la coopération militaire, sans réel souci du reste. Ce n’est pas nouveau : depuis l’indépendance, les relations avec le Tchad sont profondément marquées par la dimension militaire. Au delà des enjeux géostratégiques (contrôle de la sous-région), la forte présence militaire française s’explique aussi par un attachement culturel et historique et par des intérêts propres à l’armée.
Avec la mise en place de l’opération Barkhane, le Tchad est aujourd’hui au centre du redéploiement militaire français et de sa relégitimation en Afrique. Le chef d’État major particulier du président français, Benoît Puga, incarne la continuité de la présence et de la coopération militaire française. Parachutiste au moment de l’opération Manta en 1984 (en soutien au dictateur tchadien Hissein Habré face à la Libye), il était aussi sur le terrain lors du sauvetage de Déby en 2008 et derrière les opérations Serval au Mali (2013-2014) et Sangaris en Centrafrique (depuis fin 2013), aux côtés desquelles le Tchad est intervenu. Le politologue Roland Marchal [2] décrit ainsi une vision française du Tchad réduite aux « valeurs martiales des Nordistes », à « l’impossibilité de jouer une carte démocratique sauf à risquer le retour de la guerre civile », à la « médiocrité absolue de toutes les oppositions », à « l’affairisme » et à « une gouvernance qui cultive l’arbitraire ». Une telle approche du pays explique le peu de cas qui est fait des aspirations et des conditions de vie de sa population.
En plus de la coopération militaire à l’oeuvre depuis des années, la France renforce la coopération en termes de sécurité intérieure depuis septembre 2014, notamment par le biais du projet ALATT (appui à la lutte antiterroriste au Tchad), financé par le Fonds français de solidarité prioritaire (FSP). Normalement alloué à des projets de développement « dans les domaines de la gouvernance démocratique, de la culture, du français, de l’enseignement supérieur et de la recherche », comme aime à le présenter le Quai d’Orsay sur son site internet, le FSP soutient ce programme lancé en septembre 2014 dont l’objectif est de renforcer les capacités des services de la police et de la gendarmerie.
Le site de l’ambassade de France présente comme une spécificité française l’intérêt pour un secteur peu pris en compte par d’autres bailleurs. Par ailleurs, le chercheur Serge Michailof (Le Monde Afrique, 18/01) souligne l’urgence qu’il y aurait à financer les armées de pays du Sahel comme le Tchad, mettant en regard le coût de l’entretien d’un bataillon avec le budget dont dispose le Fonds Européen de Développement – et invitant ainsi implicitement à ce que cette enveloppe d’aide au développement (à laquelle contribuent les différents États membres) puisse prendre en charge de telles dépenses. A ceci s’ajoute le lobbying actuel de la France pour pouvoir prendre en compte les interventions militaires dans le calcul, au niveau international, du budget alloué à l’aide publique au développement (cf. Billets n°247, juin 2015)...
Militarisation et sécurité pourraient devenir des aides au « développement » constituant désormais officiellement des enjeux supérieurs aux droits de l’Homme. C’est faire fi des phénomènes sociaux, économiques et politiques, terreau des conflits et extrémismes… mais aussi de la souveraineté nationale. Comment prétendre renforcer la sécurité quand on soutient ceux qui créent l’insécurité politique et sociale ?
Déby, présenté comme garant de la sécurité et de la stabilité régionales, semble assurer surtout la sienne, aux frais de son peuple. Après avoir réorienté l’argent du pétrole, censé assurer l’avenir des générations futures, au profit de l’armement et de son clan, en dépit des accords passés avec la Banque Mondiale [3], le budget militaire pèse de plus en plus lourd sur la population dont les conditions de vie ne s’améliorent pas. Les élections qui s’annoncent ne semblent pas porteuses de renouveau pour le Tchad.
[1] 1En février 2008, alors que le soutien militaire français permet à Déby de repousser une coalition rebelle arrivée aux portes de l’aéroport de N’Djamena, l’opposant Ibni Oumar Mahamat Saleh est arrêté et disparaît.
[2] Roland Marchal, « Petites et grandes controverses de la politique française au Tchad », rapport du Comité de suivi de l’appel à la paix et à la réconciliation (CSAPR), avril 2015.
[3] En 1999, la participation de la Banque Mondiale au financement de l’exploitation pétrolière dans le sud du pays avait été conditionnée à des modalités de gestion des revenus : la rente devait être prioritairement utilisée pour des projets de développement et 10 % des revenus pétroliers devaient être placés sur un compte destiné aux « générations futures ». Fin 2005, Idriss Déby avait rompu cette clause contractuelle avec l’institution financière, au prétexte de devoir financer la défense et la sécurité du pays face à des rébellions armées.