Survie

Tchad : inalternance programmée

rédigé le 3 février 2016 (mis en ligne le 16 novembre 2016) - Eléa Gary

Dans ce pays incontournable de la « guerre contre le terrorisme » et garant de la « stabilité » de la sous-région,
le départ du « sultan » Déby lors de l’élection présidentielle prévue le 10 avril semble plus
qu’improbable : la France maintient un soutien inconditionnel, en dépit de l’exaspération d’une
population qui n’a jamais compté face à ses puissants intérêts militaires sur place.

Si Idriss Déby n’a pas encore annoncé
sa candidature, sa participation à ce
scrutin ne fait pas de doute. Pour lui,
nul besoin de tripatouillage constitutionnel
actuellement à l’oeuvre dans d’autres pays de
la région : la modification de la Constitution
tchadienne déjà opérée en 2005 lui permet
théoriquement de se représenter pour les
décennies à venir. La rente diplomatique
acquise ces derniers mois grâce à la lutte antiterroriste
lui assure de solides appuis, et sa
récente nomination à la présidence de l’Union
africaine (UA) achève de sécuriser son
fauteuil.

De l’ignorance de la situation intérieure

Depuis la première réception de Déby par
François Hollande à l’Elysée en décembre
2013, les visites officielles de la France et du
Tchad ont été régulières : Hollande, Valls,
Fabius, Bartolone et plus récemment le
secrétaire d’État chargé des relations avec le
parlement Jean-Marie
Le Guen.... Si la société
civile et l’opposition ont été rencontrées
ponctuellement par des officiels français, c’est
à la marge. La situation intérieure du pays
reste très peu commentée en France : rien ne
ressort sur les mouvements sociaux, le
déroulement des élections, les droits de
l’Homme ou la disparition de Ibni Oumar
Mahamat Saleh il y a 8 ans [1]. Un minimum
superficiel a été assuré lors de la visite de
Déby à Paris en octobre dernier, Hollande
émettant le souhait d’élections transparentes
et régulières. Un voeu pieu et inutile s’il n’est
pas assorti de condamnations fermes lorsque
la mascarade électorale se déroulera.

La situation intérieure est pourtant de plus
en plus tendue. A côté de partis politiques
d’opposition, certains proches de la mouvance
présidentielle, d’autres malmenés par les
autorités et dispersés, la société civile peine à
se rassembler. Parallèlement au collectif « Trop
c’est trop », qui rassemble des organisations
citoyennes, le mouvement Iyina, « on est
fatigués » en arabe tchadien, porté par Nadjo
Kaina, arrêté cet été pour ses prises de
position, se présente comme le porteur du
flambeau du rassemblement des jeunes.. Mais
l’articulation des différents mouvements reste
un enjeu pour mieux fédérer et mobiliser, et
ainsi gagner en puissance.

Malgré cela, manifestations et grèves sont
récurrentes depuis plusieurs mois :
manifestations de lycéens, étudiants,
travailleurs contre des impayés, la vie chère, le
prix de l’essence, des mesures injustes (cf.
Billets n°245, avril 2015). Ces mobilisations
témoignent d’une tension sociale grandissante
et de l’épuisement d’une population saignée à
blanc. Fortement réprimées et écrasées, elles
peinent à prendre forme mais inquiètent tout
de même le régime. En témoignent certains
pas en arrière effectués par le gouvernement,
sur le code pastoral ou le port du casque à
moto.

Le renversement de Blaise Compaoré
au Burkina Faso, fin 2014, fait craindre la levée
d’un vent citoyen et pousse le régime à
renforcer le climat de peur : arrestations,
intimidations, manifestations interdites,
conférences perturbées… dans l’indifférence
de la « communauté internationale » qui salue
l’engagement tchadien dans la « lutte contre le
terrorisme ».

Marché électoral

Dans ce contexte, l’organisation des
élections agite la société depuis plusieurs
mois. La commission électorale nationale
indépendante (CENI), constituée afin
d’organiser le scrutin, a mis en place
l’installation de kit biométriques. L’attribution
du marché de confection des cartes
biométriques à l’entreprise française Morpho
Safran a fait l’objet de vives critiques : offre
non conforme au cahier des charges, prix
anormalement bas, non respect du mode
d’attribution.

Puis le processus de
recensement a été émaillé de divers
problèmes : manque de matériel, défaillances
techniques, polémiques sur l’exhaustivité et la
fiabilité du recensement... alors que le budget
prévu paraissait largement suffisant pour
assurer de bonnes conditions matérielles au
bon déroulement de la préparation des
élections. Il est à rappeler que Morpho Safran,
ex-Sagem, a déjà fait l’objet de litiges en
Guinée (cf. Billets n°204, juillet-août
2011
).

Le
CPDC (Comité des partis pour la défense de la
Constitution, créé en 2005 pour lutter contre
le changement constitutionnel qui a
notamment fait sauter la limitation du nombre
de mandats présidentiels) demande
aujourd’hui un audit des listes électorales. Des
partis d’opposition dénoncent quant à eux,
dans un communiqué du 30 janvier, la
décision de la CENI de remettre les cartes
électorales sans contrôle biométrique,
contrairement au contrat initial...

Mais malgré le mécontentement qui
monte, l’opposition et la société civile
manquent encore de force et d’unité pour
faire face à un processus électoral biaisé et à
un président tyrannique et largement soutenu
par la France.

Renforcement sécuritaire

Depuis l’intervention au Mali, Déby
constitue un maillon indispensable du
dispositif français de « lutte contre le
terrorisme ». Les autorités françaises sont
entièrement focalisées sur les questions de
sécurité, et se félicitent de la coopération
militaire, sans réel souci du reste. Ce n’est pas
nouveau : depuis l’indépendance, les relations
avec le Tchad sont profondément marquées
par la dimension militaire. Au delà des enjeux
géostratégiques (contrôle de la sous-région),
la forte présence militaire française s’explique
aussi par un attachement culturel et
historique et par des intérêts propres à
l’armée.

Avec la mise en place de l’opération
Barkhane, le Tchad est aujourd’hui au centre
du redéploiement militaire français et de sa
relégitimation en Afrique. Le chef d’État major
particulier du président français, Benoît Puga,
incarne la continuité de la présence et de la
coopération militaire française. Parachutiste au
moment de l’opération Manta en 1984 (en
soutien au dictateur tchadien Hissein Habré
face à la Libye), il était aussi sur le terrain lors
du sauvetage de Déby en 2008 et derrière les
opérations Serval au Mali (2013-2014)
et
Sangaris en Centrafrique (depuis fin 2013), aux
côtés desquelles le Tchad est intervenu. Le
politologue Roland Marchal [2] décrit ainsi une
vision française du Tchad réduite aux « valeurs
martiales des Nordistes
 », à « l’impossibilité de
jouer une carte démocratique sauf à risquer
le retour de la guerre civile
 », à la
« médiocrité absolue de toutes les
oppositions
 », à « l’affairisme » et à « une
gouvernance qui cultive l’arbitraire
 ». Une
telle approche du pays explique le peu de cas
qui est fait des aspirations et des conditions de
vie de sa population.

Aide à la répression

En plus de la coopération militaire à
l’oeuvre depuis des années, la France renforce
la coopération en termes de sécurité
intérieure depuis septembre 2014, notamment
par le biais du projet ALATT (appui à la lutte
antiterroriste
au Tchad), financé par le Fonds
français de solidarité prioritaire (FSP).
Normalement alloué à des projets de
développement « dans les domaines de la
gouvernance démocratique, de la culture, du
français, de l’enseignement supérieur et de la
recherche
 », comme aime à le présenter le
Quai d’Orsay sur son site internet, le FSP
soutient ce programme lancé en septembre
2014 dont l’objectif est de renforcer les
capacités des services de la police et de la
gendarmerie.

Le site de l’ambassade de France
présente comme une spécificité française
l’intérêt pour un secteur peu pris en compte
par d’autres bailleurs. Par ailleurs, le
chercheur Serge Michailof (Le Monde Afrique,
18/01) souligne l’urgence qu’il y aurait à
financer les armées de pays du Sahel comme
le Tchad, mettant en regard le coût de
l’entretien d’un bataillon avec le budget dont
dispose le Fonds Européen de
Développement – et invitant ainsi
implicitement à ce que cette enveloppe d’aide
au développement (à laquelle contribuent les
différents États membres) puisse prendre en
charge de telles dépenses. A ceci s’ajoute le
lobbying actuel de la France pour pouvoir
prendre en compte les interventions militaires
dans le calcul, au niveau international, du
budget alloué à l’aide publique au
développement (cf. Billets n°247, juin 2015)...

Militarisation et sécurité pourraient
devenir des aides au « développement »
constituant désormais officiellement des
enjeux supérieurs aux droits de l’Homme.
C’est faire fi des phénomènes sociaux,
économiques et politiques, terreau des
conflits et extrémismes… mais aussi de la
souveraineté nationale. Comment prétendre
renforcer la sécurité quand on soutient ceux
qui créent l’insécurité politique et sociale ?

Déby, présenté comme garant de la
sécurité et de la stabilité régionales, semble
assurer surtout la sienne, aux frais de son
peuple. Après avoir réorienté l’argent du
pétrole, censé assurer l’avenir des générations
futures, au profit de l’armement et de son
clan, en dépit des accords passés avec la
Banque Mondiale [3], le budget militaire pèse de
plus en plus lourd sur la population dont les
conditions de vie ne s’améliorent pas. Les
élections qui s’annoncent ne semblent pas
porteuses de renouveau pour le Tchad.

[11En
février 2008, alors que le soutien militaire français
permet à Déby de repousser une coalition rebelle arrivée
aux portes de l’aéroport de N’Djamena, l’opposant Ibni
Oumar Mahamat Saleh est arrêté et disparaît.

[2Roland
Marchal, « Petites et grandes controverses de la
politique française au Tchad
 », rapport du Comité de
suivi de l’appel à la paix et à la réconciliation (CSAPR),
avril 2015.

[3En
1999, la participation de la Banque Mondiale au
financement de l’exploitation pétrolière dans le sud du
pays avait été conditionnée à des modalités de gestion
des revenus : la rente devait être prioritairement utilisée
pour des projets de développement et 10 % des revenus
pétroliers devaient être placés sur un compte destiné
aux « générations futures ». Fin 2005, Idriss Déby avait
rompu cette clause contractuelle avec l’institution
financière, au prétexte de devoir financer la défense et la
sécurité du pays face à des rébellions armées.

#GénocideDesTutsis 30 ans déjà
Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 254 - février 2016
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