Le 11 février s’est tenu le procès de Bastamag et de journalistes et blogueurs qui avaient relayé son article paru en 2012, intitulé « Bolloré, Crédit agricole, Louis Dreyfus : ces groupes français, champions de l’accaparement de terres ». Bolloré ne s’estime pas responsable des investissements agro-industriels de la holding luxembourgeoise Socfin, dont il est pourtant le premier actionnaire avec plus de 38 % : son avocat, qui réfute même le terme d’accaparement des terres, a essayé de convaincre le tribunal que cet article était diffamatoire. L’occasion de revenir sur le rapport du groupe Bolloré à la presse et à son image.
Plus de cinq ans après le procès en diffamation que lui avait intenté Bolloré pour son reportage diffusé sur France Inter fin mars 2009 (« Cameroun : l’empire noir de Vincent Bolloré »), le journaliste Benoît Collombat analyse dans un ouvrage collectif récent la « stratégie du filet dérivant de Bolloré » : attaquer de très larges passages en les bombardant d’accusations de diffamation, en espérant qu’en tirant ainsi dans le tas, on tombera bien sur une approximation ou une petite erreur factuelle qui pourra servir de levier à une condamnation. Puis, en ayant finalement attrapé quelques petits poissons, communiquer largement – pour discréditer l’ensemble du travail réalisé, mais aussi pour faire passer aux autres journalistes l’envie d’enquêter sur ce groupe.
Cela a fonctionné contre Collombat : il a été condamné en mai 2010 pour certains des très longs passages attaqués – et cette condamnation a immédiatement été brandie comme une « leçon de journalisme » par l’avocat de Bolloré (cf. Billets n°192, juillet 2010), tandis que Michel Calzaroni, l’un des communicants travaillant pour le groupe, a mis en garde : « Nous ne laisserons plus les médias dire n’importe quoi. Chaque fois que des propos diffamatoires seront prononcés, nous attaquerons » (Rue89, 6/05/2010).
Mais quelle définition un communiquant ou un capitaine d’industrie donne-t-il au mot « diffamatoire » ? Car s’il s’agit bien d’affirmer quelque chose qui « porte atteinte à l’honneur ou à la considération », il faut théoriquement que les faits ne soient pas avérés. La technique du « filet dérivant » permet d’inverser la démarche : attaquer d’abord tout ce qui est considéré comme trop critique, puis chercher à arracher une condamnation. Et si on réalise finalement qu’il n’y a aucun faux-pas, il est toujours temps de retirer la plainte en diffamation. En juin 2010, quinze jours avant le procès, Bolloré abandonnait les poursuites engagées contre la photographe Isabelle Alexandra Ricq pour une interview donnée suite à son reportage dans les plantations de palmiers à huile du Cameroun. Pareil pour David Servenay et Benoît Collombat, qui avaient couvert la démarche engagée par des ONG dont Sherpa au sujet de ces mêmes plantations fin 2010, et pareil pour Sherpa : Bolloré avait finalement retiré ses plaintes – et tant pis si des frais d’avocat et un travail de préparation de la défense avaient déjà été engagés.
Lors de l’audience du 11 février dernier contre des blogueurs et journalistes, dont ceux de Bastamag (voir entretien pages suivantes), l’avocat de Bolloré s’est défendu de toute stratégie de censure : « On accuse Bolloré d’être le grand museleur de la presse, mais j’opère pourtant un choix homéopathique des poursuites qu’on engage. Ce n’est que la quatrième en six ans, sur les activités agricoles et financières du groupe ! » (Reporterre, 13/02). L’argument ne semble pas avoir convaincu les journalistes présents pour couvrir le procès, à l’exception peut-être de Serge Michel, du Monde (13/02), dont le bref compte-rendu d’audience renvoie étrangement dos à dos l’accusation de « brûlot » et la défense d’un « travail sérieux ». Les autres médias qui ont couvert le procès (Reporterre, L’Obs, L’Humanité, TV5-Monde, Arrêt sur Images, le quotidien suisse Le Courrier, etc.) ne sont pas dupes.
Outre le palmarès passé de Bolloré, d’autres plaintes du groupe ont été déposées, comme l’a utilement rappelé Arrêt sur Images (25/02) : contre l’association ReAct, pour un article publié en ligne ; contre L’Obs, L’Express et Mediapart, pour avoir cité une lettre de doléances de l’Alliance transnationale des Riverains des plantations de Socfin-Bolloré remise à Vincent Bolloré lors d’une action devant le siège du groupe à Puteaux, en juin 2013 ; contre les journalistes Maureen Grisot, convoquée le 31 mars au tribunal, et Jean-Baptiste Naudet, pour avoir rapporté respectivement sur France Culture et dans le Nouvel Obs l’étrange micmac qui a permis à Bolloré d’obtenir la concession du second terminal du port d’Abidjan ; et l’avocat de Bolloré a annoncé durant l’audience du 11 février que Benoît Collombat serait sous le coup d’une nouvelle plainte, pour le récit de son procès dans l’ouvrage collectif « Informer n’est pas un délit » (Calman-Lévy, 2015) ! Selon cet ouvrage, Collombat signale aussi les poursuites contre Elodie Guéguen, coupable aux yeux de Bolloré d’avoir évoqué sur France Info la vieille querelle du champion de la logistique portuaire africaine avec son concurrent Dupuydauby dans l’attribution de la concession du port de Lomé, au Togo. Et on ne compte plus les droits de réponse qui pleuvent sur les rédactions (y compris à Billets d’Afrique, qui en avait reçu deux en 2010).
La menace judiciaire, qui pousse les journalistes à l’autocensure, est utilement complétée par le pouvoir financier : en 2015, l’épisode des Guignols de l’Info et la déprogrammation d’un documentaire sur l’évasion fiscale accablant pour le Crédit Mutuel, partenaire en affaires de Bolloré, ont montré ce que le contrôle direct d’un média comme Canal+ permet. Mais pas besoin d’être propriétaire pour frapper au porte-monnaie : en janvier 2013, nous relations comment un journaliste qui voulait enquêter sur le groupe s’était vu répondre par sa rédaction « Bolloré possède Havas, et Havas c’est la pub’, alors pas question ! ».
Le groupe Havas, géant de la communication, peut en effet couper les vivres à tout organe de presse trop dépendant des recettes publicitaires. C’est ce qui est arrivé au Monde, selon le Canard enchaîné (15/06/2015) : « plus de 7 millions d’euros de rentrées publicitaires d’Havas envolées sur deux ans. Le proprio de l’agence, Vincent Bolloré, a en effet privé "Le Monde" de tout budget après deux enquêtes qui lui avaient fort déplu : "Vincent Bolloré, un prédateur si bien élevé" ("M le magazine du Monde", 18/10/13) et "Le monopole de Bolloré sur le port d’Abidjan est de plus en plus contesté" ("Le Monde", 06/09/14) ». Pas de chance pour Le Monde ; de son côté, Havas annonce dans un communiqué du 25/02 un revenu de plus de 2,1 milliards d’euros, en hausse de 17,3 %, pour l’année 2015.
Lors du procès contre Bastamag, qui ne dépend pas de recettes publicitaires, la journaliste Nadia Djabali s’est vue reprocher d’avoir rédigé son article sans se rendre dans les pays concernés – sous-entendant que cela aurait pu l’amener à voir les choses différemment. Dans le récit de son propre procès, Benoît Collombat précise justement la motivation – au cœur du métier de journaliste – de son déplacement : « Avec mon reportage, j’ai voulu aller voir ce qui se passait sur place, en Afrique, à l’autre bout de la chaîne de l’empire. Confronter le discours officiel du groupe Bolloré à la réalité du terrain, en donnant la parole aux travailleurs, aux syndicalistes, aux ouvriers des plantations ». Une recherche de pluralité des points de vue qui rejoint donc celle de la rédaction de Bastamag, basée sur une synthèse bibliographique (voir entretien)… et qui passe décidément très mal chez Bolloré.
Cité par Reporterre (13/02), son avocat s’en défend ; outre l’argument inévitable d’une participation de Bolloré de « seulement » 38,75 % et donc d’absence de responsabilité officielle dans la conduite opérationnelle de la Socfin et de ses filiales, le problème serait ici le manque de sérieux : « Rien n’est jamais tout blanc ou tout noir, comme le laisse penser le réquisitoire de Bastamag ». Mais l’avocat de Bastamag, Antoine Comte, a rappelé dans sa plaidoirie que selon la jurisprudence récente, « le contradictoire est souhaitable, bien sûr, mais en rien obligatoire lorsqu’il y a une base factuelle suffisante » (Reporterre, 13/02).
Face à ce travail de quelques journalistes qui seraient tenus, selon l’avocat de Bolloré, d’exprimer systématiquement le point de vue des dirigeants d’entreprises lorsqu’ils s’intéressent à celui des salariés ou des riverains, les grands groupes peuvent de leur côté communiquer sans souci du contradictoire : les victimes de leurs pratiques ne risquent pas de venir les accuser de mentir, a minima par omission, puisqu’elles n’en ont pas les moyens légaux ni financiers.
Les firmes mobilisent pour leur part l’industrie fleurissante des « relations publiques », née au début du XIXè siècle aux Etats-Unis. A l’époque, la défiance du public se développe fortement vis-à-vis d’entreprises qui concentrent de plus en plus de capitaux et de parts de marchés, et dont des dirigeants qualifiés de « barons voleurs » se retrouvent impliqués dans des scandales financiers et politiques révélés par les « muckrakers » (des « déterreurs de scandales », littéralement – les Mediapart, Bastamag et autres Benoît Collombat de l’époque). C’est la période où le père spirituel de cette industrie, Edward Bernays, conceptualise des stratégies pour réagir efficacement à la critique sociale.
Près d’un siècle plus tard, ses conseils pourraient se traduire par la « mise en place de la stratégie de communication de crise avec pour objectif d’inverser la réputation de l’entre-prise en Afrique : mise en place des outils de veille et d’analyse, relations étroites avec les médias internationaux et africains, élaboration dans un premier temps d’une communication défensive puis offensive sur le long terme ». Sauf qu’il s’agit là de la façon dont Dalila Berritane, ex-cheffe du pôle « économie » de RFI passée chez Bolloré Africa Logistic en 2009, présente sur son CV en ligne son premier poste de « Directrice de la Communication Corporate - Communication de Crise » [1].
Alors, pour la réciprocité, à quand l’exigence d’exprimer des avis contradictoires dans la communication, « défensive » ou « offensive », de ces grands groupes ?
[1] Poste qu’elle a occupé un an, avant de devenir en 2010 « Directrice Communication Corporate et Affaires Publiques - Afrique »