Un officier français révèle qu’en 1998 des documents sur Bisesero ont été dissimulés aux députés de la Mission d’information parlementaire (MIP). Les rares archives de l’Elysée déclassifiées en 2015 sont toujours inaccessibles aux chercheurs et aux citoyens... Qui a peur de la vérité sur la politique menée par la France au Rwanda ?
Bisesero... Ce nom renvoie à l’un des plus grands massacres du génocide des Tutsi, perpétré les 13 et 14 mai 1994 : plusieurs dizaines de milliers de morts. Les survivants dispersés dans les montagnes, traqués quotidiennement, voient arriver les militaires de l’opération Turquoise, le 27 juin 1994. Un groupe va à la rencontre du petit détachement du lieutenant-colonel Duval et implore la protection française. Duval conseille aux survivants de retourner se cacher et promet de revenir. Il rend compte à sa hiérarchie le jour même. Mais trois jours se passent et plus d’un millier de ces Tutsi sont exterminés sans être secourus. Ils le seront le 30 juin seulement, à l’initiative de gendarmes du GIGN et de militaires du 13ème Régiment de Dragons Parachutistes (13ème RDP), qui, pour ce faire, outrepasseront leurs ordres.
Dans leur rapport, les députés de la Mission d’Information Parlementaire (MIP) sur le Rwanda ne consacrent que deux paragraphes à Bisesero. Ils estiment que « rien ne vient sérieusement à l’appui [des] accusations » d’avoir « laissé le champ libre aux Hutus de la région pour poursuivre les massacres des derniers 50 000 Tutsis qui s’y trouvaient encore ».
Ce n’est malheureusement pas ce que démontre l’instruction ouverte en 2005 suite à la plainte de trois rescapés tutsi de Bisesero, et confiée aujourd’hui au pôle « crimes contre l’humanité et génocides » du tribunal de Paris. Parties civiles dans ce dossier, la LDH, la FIDH et Survie ont demandé, en novembre dernier, la mise en examen de deux officiers français, Jacques Rosier, supérieur de Duval à l’époque des faits, et Marin Gillier, en poste à Gishyita, à 5 km de Bisesero, d’où il observait les massacres en cours.
En 1998, le colonel André Ronde avait été chargé d’une mission officielle : fournir les archives pertinentes aux membres de la MIP. Le 7 avril 2016, interrogé sur France Culture par Laure de Vulpian, il déclare : « Bisesero, c’est le point sensible. Effectivement, je n’ai pas eu à m’occuper de ces archives. Ce qui avait été retrouvé avait déjà été traité. Ce qu’on avait a été donné, donc, à la Mission d’Information Parlementaire. » Il ajoute : « De mon point de vue personnel, je sais qu’un certain nombre d’archives ont été retrouvées après la fin de la Mission Parlementaire. Alors, était-ce intentionnel ou pas, je l’ignore. »
Ces propos posent une question qui concerne directement les magistrats en charge du dossier : tous les documents soustraits aux députés ont-ils été remis en place, ou certains ont-ils disparu à jamais, y compris pour la justice ?
Autres archives essentielles pour comprendre la politique française au Rwanda, les archives de François Mitterrand ne peuvent pas être consultées avant 60 ans. En attendant, si on veut y avoir accès, une dérogation doit être demandée à Dominique Bertinotti. C’est la mandataire que Mitterrand a désignée, mettant ainsi des archives d’Etat sous le contrôle d’une personne privée, « sans aucune assise juridique » selon la commission d’accès aux documents administratifs (CADA), qui considère que ces documents ont en réalité « le caractère d’archives publiques ».
Certains documents sur l’intervention française au Rwanda ont une seconde couche de protection, car ils sont classés « secret défense ». Le 7 avril 2015, en présence de Dominique Bertinotti, l’Elysée et Matignon ont levé la protection sur 83 documents, et promis de déclassifier tous les autres, pour mettre fin à la « polémique » sur la politique menée au Rwanda. Sous-entendu : nous n’avons rien à cacher.
Pourtant, si on demande à consulter ces archives de l’Elysée sur le Rwanda, Dominique Bertinotti refuse [1]. Interrogée sur France Inter et Europe 1 le 7 avril 2016, elle reconnaît que le motif juridique qu’elle a invoqué officiellement est une formule creuse, et qu’en réalité elle ne souhaite pas alimenter de polémique. Sous-entendu : il y a bien quelque chose à cacher.
Dominique Bertinotti ne craint pas d’être incohérente. Ainsi, elle ajoute qu’elle ne voit pas l’intérêt de ces documents « lorsque les dossiers sont tellement expurgés », ce qui amène à se demander en quoi des dossiers expurgés alimenteraient une polémique. Elle dit attendre que les ministères fassent le premier geste ; mais justement, l’annonce de l’Elysée n’était-elle pas destinée à faire sauter les verrous ?
La volonté, affichée par François Hollande, de transparence sur la politique menée au Rwanda serait-elle contrecarrée par le fantôme de son prédécesseur François Mitterrand, incarné par celle qui se pose en gardienne de sa mémoire ? Saisie, la CADA reste muette. Faisant la sourde oreille aux interpellations, et violant sa promesse, la présidence de la République n’a pas annoncé de nouvelle déclassification ; les ministères concernés non plus.
Ce culte du secret, représentatif de l’attitude des autorités françaises depuis 22 ans, est un combat d’arrière-garde. Des documents de l’Elysée sur le Rwanda, constituant le « fonds Carle », sont connus depuis des années. Complétant les documents et les témoignages existant par ailleurs, ils établissent et éclairent la complicité des autorités civiles et militaires de notre pays dans le génocide des Tutsi.
François Graner et Raphaël Doridant
[1] François Graner, « "Ouvrons les archives !" ... Mais ensuite ? » Billets d’Afrique n°256, avril 2016, p. 6 ; « L’accès aux archives sur le Rwanda : l’arbitraire du secret et le marathon administratif », La Nuit Rwandaise n°10, avril 2016, p. 57.