Survie

Tchad : Déby force le passage

(mis en ligne le 16 juin 2016) - Eléa Gary, Juliette Poirson

Alors que les résultats provisoires annoncés par la CENI et contredits par l’opposition
donnent sans surprise Déby vainqueur, Paris maintient le soutien sans faille à son allié militaire.

Les résultats provisoires du premier
tour de l’élection présidentielle ont
donné Déby gagnant à 61,56% des
voix, confirmant le « un coup KO » qu’il avait
annoncé, même si ces résultats sont considérés
comme non valides par une partie de
l’opposition qui en a demandé l’annulation
auprès du Conseil Constitutionnel et avance
que Déby est arrivé en 4ème position [1]. Dénoncé
par l’opposition, qui a fini par se retirer
de la CENI (Commission électorale
nationale indépendante) avant le jour du
vote, le dispositif électoral n’est guère plus
crédible que pour les scrutins précédents
mais les élections ont suscité un réel intérêt
de la part de la population qui est allée massivement
voter.

La mise en place de la biométrie [2] qui
était censée sécuriser le processus électoral
n’a pas comblé les espoirs de l’opposition, et
n’a pas empêché les pratiques de fraude habituelles.
Après des conditions d’attribution
opaques du marché à la société française
Morpho Safran, un recensement émaillé
d’irrégularités et l’absence de contrôle biométrique
pour la remise des cartes d’électeurs
puis pour le vote rendent inopérant le
processus de contrôle que la biométrie aurait
pu permettre.

A ceci s’ajoute le trouble autour du vote
des nomades, l’opacité du comptage, le
manque d’observateurs réellement indépendants,
la coupure des moyens de communication
empêchant la diffusion de résultats et
l’échange d’informations le jour du scrutin
et les jours suivants.

Règne de la terreur

Depuis 2 ans, la mobilisation de la société
civile, exaspérée par le régime en place,
prend de l’ampleur malgré la répression féroce.
A quelques semaines des élections, en
février, un viol collectif commis à l’encontre
d’une jeune fille, Zouhoura, par des enfants
de dignitaires du régime et l’impunité de ces
derniers ont relancé la contestation sociale,
révélant un malaise profond de la société
tchadienne, fatiguée de l’impunité, de la
corruption, de la violence et de la pauvreté.
Dans ce contexte préélectoral, la réponse du
régime aux mobilisations et revendications a
été la violence : tirs à balles réelles contre
manifestants, intimidations, arrestations des
tête de file des différents mouvements de
société civile constitués au cours des derniers
mois qui appelaient à différentes
formes de protestation pacifique contre le
régime en février dernier.

La déferlante de violence continue de
s’abattre : selon le président de la Ligue
Tchadienne des Droits de l’Homme, cité
dans un rapport d’Amnesty International [3],
au moins vingt militaires ont disparu. Le
pouvoir tchadien affirme qu’ils sont en mission,
tandis que l’opposition et la société civile
s’inquiètent de savoir s’ils ont été
emprisonnés ou éliminés pour avoir mal
voté, leur famille restant sans nouvelle
d’eux. Le vote des militaires a en effet eu
lieu sans isoloir. Divers opposants tchadiens
sont également portés disparus L’ambassadrice
américaine à l’ONU Samantha Power a
évoqué le sujet lors d’une rencontre avec
Déby et s’est déclarée « préoccupée ».
« Nous avons vu des irrégularités  », a-t-elle
également déclaré au sujet du dernier scrutin.

De son côté, Paris n’a pas commenté
plus avant les événements récents chez son
principal allié dans la guerre contre le terrorisme
au Sahel. Elle pourrait d’autant plus
s’en émouvoir que d’après Le Monde , une
source officielle française de haut niveau indique
que « quelques-uns
de ces soldats
dont on est sans nouvelles sont des interlocuteurs
des coopérants militaires français
sur place
 ». Avec près de mille soldats présents
sur place dans le cadre de l’opération
Barkhane, avec sa mission de renseignement,
et des coopérants qui conseillent
leurs homologues tchadiens à des niveaux
de responsabilité importants, on peut faire
l’hypothèse que l’armée française sur place
doit au moins détenir des informations
concernant ces disparitions...
Alors que des opposants ont disparu, on
ne peut que se rappeler que l’armée française,
et notamment le colonel Jean-Marc
Gadoullet, alors conseiller à la Présidence
tchadienne, est soupçonnée d’avoir joué un
rôle trouble dans la disparition d’Ibni Oumar
Mahamat Saleh [4] en 2008.

Une partie des leaders de la société civile,
libérés quelques jours avant le scrutin
mais condamnés à quatre mois de prison
avec sursis, se sont enfuis du Tchad, une victoire
pour Déby qui a par ces intimidations
grandement cassé la dynamique contestataire.
D’autant que le quadrillage par les
forces armées de N’Djamena et Moundou le
jour du scrutin et depuis lors est important
et dissuasif.

Le Drian en visite à N’Djamena

Malgré cela, la diplomatie française
continue à maintenir une proximité sans
cesse réaffirmée avec le régime de Déby. En
pleine période de tension sociale et
quelques jours après la mort d’un mineur
manifestant dans la ville de Faya Largeau,
Jean-Marc
Ayrault avait rencontré Idriss
Déby, de passage à Paris le 29 février dernier.
Deux jours après l’élection, le Quai
d’Orsay commentait dans un communiqué
lapidaire et multipays – mettant sous le
même chapeau deux alliés militaires de premier
plan le Tchad et Djibouti – et les Comores
– le fait que les scrutins s’étaient
déroulés « dans l’ensemble sans incident »
et intégrant une formulation générale sur la
liberté de la presse, ce qui est bien le moins
quand les journalistes de TV5 Monde ont
été empêchés de faire leur travail sur place
et que l’ensemble des journalistes était sous
pression.
Ce 29 avril, pendant que les forces de
l’ordre empêchaient de se tenir la conférence
de presse de l’opposition où elle devait
présenter le décompte des résultats
qu’elle a opéré, Le Drian était reçu par Déby
à N’Djamena dans le cadre d’une tournée au
Nigéria, Tchad puis Côte d’Ivoire visant à
renforcer le déploiement militaire en
Afrique de l’Ouest. Car la priorité au Tchad
reste Barkhane et la lutte conjointe contre
le terrorisme comme cela était réaffirmé
dans le rapport Fromion [5] ou dans la note
secret défense du secrétariat général de la
défense nationale (SGDN) rendue publique
par Mediapart en mars dernier. Cette note
place comme prioritaires les objectifs sécuritaires,
plaidant même pour un renforcement
de la coopération avec les forces de
l’ordre et survolant les questions liées au
développement. Dans sa réponse à la lettre
ouverte de Survie qui interpellait Jean-Marc
Ayrault
sur la coopération militaire avec des
régimes dictatoriaux réprimant leur population,
son cabinet avance un argument brandi
désormais systématiquement quant il
s’agit de questions militaires : « nos dispositifs
de coopération sont adaptés, afin
d’être en cohérence avec nos valeurs sans
pour autant remettre en cause nos objectifs
de lutte contre le terrorisme
 » !
Alors que la coopération militaire forme
depuis des décennies une armée tchadienne
violente, répressive, qui soutient son
dictateur plutôt que son peuple, avec
quelles valeurs se trouve-t-elle
en cohérence ?
_L’opération Barkhane, dans la continuité
de l’opération Epervier qui a assuré « la stabilité
 » du régime Déby, le sauvant à deux
reprises, constitue un appui évident pour le
régime, d’autant plus quand la sécurisation
du nord du pays, dans la zone de la frontière
libyenne, où des groupes rebelles anti
Déby s’agitent, devient un enjeu pour Ndjamena.
Les volontés de changement de la
population tchadienne se trouvent ignorées
au nom de la lutte contre le terrorisme,
illustrant l’inquiétante militarisation de la
diplomatie française.

[2« Biométrie au Tchad : nouvelles technologies et
vieilles recettes électorales
 », Marielle Debos, Theconversation.com, 27/04/2016

[5Rapport d’observation à l’Assemblée Nationale sur
l’évolution du dispositif militaire français en Afrique
et les opérations en cours
, juillet 2014.

Soutenez l'action en justice contre Total !
Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 257 - mai 2016
Les articles du mensuel sont mis en ligne avec du délai. Pour recevoir l'intégralité des articles publiés chaque mois, abonnez-vous
Pour aller plus loin
a lire aussi