La disparition de l’homme politique et ancien Premier ministre Michel Rocard nous amène à
revisiter ce que fut son rapport à l’empire colonial français.
Tout le monde a porté au crédit de
Michel Rocard la conclusion des accords
de Matignon en 1988 qui
mirent un terme à quatre années de graves
troubles en Nouvelle Calédonie. C’est oublier
que ces accords, obtenus grâce à l’acceptation
par le leader indépendantiste
Jean-Marie
Djibaou de renvoyer la décision à
dix ans plus tard, ce qu’il paya de son assassinat
par un des siens en 1989, n’accordèrent
quasiment rien aux revendications
des Kanaks et préservèrent tous les espoirs
des Caldoches [1], marque d’une habileté certaine
mais pas d’un grand courage politique.
En 1998 les accords de Nouméa, qui ont été
un peu plus loin dans les concessions, ont
cependant renvoyé encore le choix décisif à
2018 (cf. Billets n°258, juin 2016).
En bon politicien français, Michel Rocard
est pleinement françafricain. Il est même des
quelques-uns,
comme Pasqua, Chirac ou
Mitterrand, qui eurent leurs propres réseaux.
Pour être moins connus, sauf de Survie [2],
les réseaux Rocard n’en furent pas
moins puissants. Construit à partir de 1958
par son ami Michel Dubois, « fidèle cornac
africain », selon Vincent Hugeux, le lien de
Rocard avec les chefs d’États néo coloniaux a
été étroit et constant. On peut ainsi relever
au fil des ans des déclarations d’amitié à
l’égard de Mobutu au Zaïre, Eyadéma au
Togo, Omar Bongo au Gabon, Sassou
Nguesso au Congo. Sur ces régimes, Michel
Rocard a le même jugement que son condisciple
de l’ENA Jacques Chirac : on apprécie
leur fermeté, car pour la démocratie en
Afrique il faut attendre.
Certes Jean-Pierre
Cot, éphémère ministre
de la Coopération du premier gouvernement
de la présidence Mitterrand,
appartenait à la mouvance rocardienne, mais
il manquait du réalisme paternaliste montré
par son chef de file. D’autres jeunes espoirs
de cette mouvance, qui furent au cabinet de
Rocard Premier ministre en 1988, l’ont
mieux suivi dans les sinuosités de ses
contradictions : Alain Bauer, rocardien sarkoziste,
Stéphane Fouks, communicant œcuménique,
qui a placé Rocard comme
conseiller auprès de Biya, l’inamovible président
du Cameroun. Rocard déclara incontinent
en 2003 : « Le Cameroun peut se
flatter d’avoir un président aussi efficace
qu’intelligent » et, sept ans plus tard, en
2010 : « Avec Paul Biya, nous entretenons
une grande complicité ». Entre temps, en
2008, Biya avait fait tirer dans la foule des
Camerounais, hostiles à sa pérennisation au
pouvoir, faisant 150 morts.
Comme Attali et autre Borloo, Rocard se
piquait de posséder la clé des problèmes
des Africains. Il y consacra un livre [3] plein de
propositions hardies comme développer
l’éducation, encourager à la responsabilité,
lutter contre la corruption mais
pas trop
parce qu’on ne peut pas l’éradiquer etc.
Il créa en 1999 "Afrique initiatives", société
domiciliée à Bruxelles, qui réunit
presque deux millions d’euros pour investir
dans des initiatives africaines. Outre Rocard
lui-même,
les actionnaires étaient Accor,
Bolloré, CFAO, EDF, Michelin, Renault, Total,
Vivendi. Les investissements créèrent une
centaine d’emplois, mais les perspectives de
dividendes étant plus que lointaines, la société
fut dissoute en 2015 par ses actionnaires
philanthropes. Le représentant en
France de cette société était François Jay, qui
avait présidé auparavant la SEM 92 de Pasqua,
et intégrera ensuite le staff de l’Agence
Française de Développement, où il s’occupe
de « religions et développement » [4]. Le cercle
françafricain est décidément très étroit.
Pour les vrais dividendes, Rocard a prétendu
rivaliser avec Bolloré à propos de la
boucle ferroviaire Cotonou-Niamey-Ouagadougou-Abidjan.
Le projet initial, qu’il patronnait,
avait été supplanté par Bolloré
grâce au soutien des présidents nigérien et
béninois. Un tribunal vient de reconnaître
les droits des premiers. Tout le monde finira
sans doute par s’arranger, comme l’ancien
Premier ministre était prêt à le faire, et ce
sera probablement sur le dos des Africains, à
qui on fourguera un chemin de fer périmé,
mais bon pour traîner les minerais jusqu’au
port.
La phrase la plus célèbre prononcée par
Rocard est indéniablement le très bourgeois
cri du cœur : « Nous ne pouvons pas héberger
toute la misère du monde ». Il n’a cessé
ensuite de dire qu’on avait tronqué cette citation,
et la complétait par quelque chose
comme "mais nous devons en prendre
notre part". Hélas chacun peut aller entendre,
dans les archives de l’INA, la phrase
originale, prononcée lors de l’émission TV
Sept sur sept, en 1989. Effectivement incomplète,
elle se termine par « la France doit
rester une terre d’asile politique...mais pas
plus. », ce qui atténue l’égoïsme brutal, mais
est assez loin de l’altruisme rêvé. Toutes les
équivoques de la « nouvelle gauche »,
« droite au fond », sont là.
[1] Population blanche de Nouvelle-Calédonie,
issue de
la colonisation européenne
[2] FX.
Verschave, Congo Brazzaville, réseau Rocard :
Dubois bien protégé, Billets n°135 avril 2005.
[3] Michel Rocard, Pour une autre Afrique ; Flammarion
2001.
[4] Loïc Kuti, Dossier Françafrique. La relève Sarkoz] :
rupture ou continuité ? , Billets n°159 juin 2007.