Juan Branco : L’ordre et le monde Critique de la cour pénale internationale, 250 p. 18 euros, Fayard, mars 2016.
Le titre de l’ouvrage annonce la couleur, L’ordre et le monde. Critique de la Cour pénale internationale. C’est la version, personnelle et polémique, d’une recherche universitaire publiée sous le titre De l’affaire Katanga au contrat social global : Un regard sur la CPI [1], effectuée en 2010-2011, lors d’un stage au cabinet du Procureur de la CPI.
Dans cet ouvrage ambitieux et décapant Juan Branco a le regard de l’enfant du conte d’Andersen, seul à oser dire que le roi est nu. Cette fable est d’ailleurs la parfaite parabole de la CPI. Intitulée Les habits neufs de l’Empereur, elle montre deux charlatans vendant au souverain un habit de la plus merveilleuse étoffe, sauf qu’elle est invisible aux yeux des sots. Quand le roi revêt son habit, ses conseillers voient qu’il n’a rien sur lui mais n’osent pas le dire de peur de passer pour des sots, tout le monde admire l’habit du roi, seul un enfant pointe son doigt et s’écrie : "Mais il n’a rien !".
Allant des axiomes philosophiques sur la justice et le droit aux considérations pratiques sur les enquêtes de terrain, le champ des observations et réflexions critiques parcouru par l’auteur est vaste mais reste très précis, sobre et documenté, jamais vague et nébuleux comme il est de coutume sur de nobles sujets, dont tout le monde parle sans jamais dire grand chose. L’expérience l’a amené à fréquenter les sentiers perdus de l’Ituri, au Congo, avec ses villages, misérables et déserts, aux cases incendiées, aussi bien que les buildings des institutions internationales aux mille bureaux et les somptueux palais des chefs d’États. Une distance abyssale, pas seulement territoriale, sépare les uns des autres. Si, comme disait Pascal, « La juridiction ne se donne pas pour le juridiciant mais pour le juridicié », il est bien difficile de voir l’application de cet axiome dans le fonctionnement de la CPI. Peu ou pas d’enquêtes sur le terrain. Un seul témoignage, peu fiable, relayé par les ONG et les médias, suffit à étayer une accusation, dont la justification essentielle est qu’elle plaise à la communauté internationale, c’est à dire quelques puissances occidentales. Et la lourde machine se met en branle. Pendant ce temps : « La mort et le silence font le quotidien du Nord-Kivu. Quelle proportion des crimes reste ainsi non-documentée ? Impossible de le dire. »
Un système judiciaire n’est crédible que lorsque la part d’impunité reste limitée. Quand cette part concerne en fait la quasi-totalité des crimes réellement commis, pour la plupart demeurés invisibles, non-dits, volontairement escamotés, il devient dérisoire. Que dire de l’impunité garantie aux puissants ? En 2002, l’administration Bush avait légiféré « dans le cas où la Cour agirait contre des ressortissants états-uniens, afin de les libérer par la force, au cœur des Pays-Bas si nécessaire ». Pleinement rassurés ensuite par la servitude volontaire de la Cour à leur égard, les USA ont vu tout le parti qu’ils pouvaient tirer politiquement de cette juridiction, tout en en n’y adhérant pas, pour légitimer les guerres d’agression menées pour défendre leurs intérêts sous couvert de droits de l’homme.
Comme l’ONU avant elle, la CPI ne semble s’intéresser qu’à ce qui se passe en Afrique. Le chapitre « L’Afrique, un continent face à ses juges » s’efforce d’en exposer les bonnes et les mauvaises raisons. Certes c’est là que se déroule le plus de massacres de masse, mais on ne remonte jamais jusqu’aux responsabilités premières, les politiques impériales et néocoloniales des puissances occidentales et de leurs multinationales, qui créent et attisent les conflits en les armant, et les potentats locaux, leurs complices, jouissant de la même impunité.
« La Cour ne pèche pas tant par sur-activisme en Afrique que par son incapacité à accuser les puissants. [...] Or dans cette élite mondialisée [...] beaucoup des acteurs les plus faibles, et donc les plus facilement saisissables par une institution comme la CPI, sont africains. »
Si le surgissement de Juan Branco dans l’espace médiatique en a sidéré plus d’un, la parenthèse a été vite refermée. Cet iconoclaste sape trop profondément les illusions qui nourrissent nos croyances et très peu de gens ont envie d’entendre ce qu’il dénonce : non pas le manque d’une justice utopique, de toute façon inatteignable, comme ses contradicteurs pourtant zélés défenseurs d’idéaux abstraits, tout à coup étonnamment résignés à l’imperfection humaine l’ont affirmé, mais le défaut radical de fondement en droit positif et d’existence en terme d’enquête et de bras de justice de la CPI, qui devait nécessairement apparaître dans son fonctionnement réel, insoutenablement absurde. En droit, juger au nom d’une communauté humaine qui n’existe pas c’est revenir au jugement de Dieu, qui est celui de la force, quel que soit son habillage. C’est le sens de la conclusion de l’auteur : « D’un projet pensé pour circonscrire au maximum la violence et la guerre [...] la CPI risque de se transformer en un vecteur de celles-ci, fussent-elles maladroitement couvertes par le principe de "guerre juste" et "d’interventions" sans images ni corps ennemis. » On en reste donc au constat de Pascal : « Et ainsi ne pouvant faire que ce qui est juste fût fort, on a fait que ce qui est fort fût juste ».
[1] Juan Branco : De l’affaire Katanga au contrat social global ; Un regard sur la CPI, Paris, IUVLGDJ, 2015.