Jeudi 1er décembre se tenait le procès en appel de journalistes du media en ligne Bastamag (Nadia Djibali, Agnès Rousseaux, Ivan du Roy) et de son directeur de publication de l’époque (Julien Lusson), poursuivis en diffamation par Bolloré suite à un article d’octobre 2012 sur trois groupes français « champions de l’accaparement de terres ». Compte-rendu.
Après que la journaliste Nadia Djabali,
auteure principale de l’article, ait expliqué comment elle avait travaillé
pour mener son travail de synthèse, la juge
demande : « Seul Bolloré a fait une action ? » Oui. Les autres entreprises françaises
épinglées dans cette enquête, le Crédit Agricole et Louis Dreyfus, n’ont pas réagi, tandis
que Bolloré a porté plainte contre Bastamag
mais aussi contre Pierre Haski, de Rue89 et
trois blogueurs qui avaient relayé ou signalé
l’article dans une revue de presse en ligne
(voir encadré et Billets n°255, mars 2016).
En avril, Bolloré avait fait appel de la décision de la 17ème Chambre du Tribunal de
Grande Instance de Paris, spécialisée sur ce
type d’affaires, qui avait relaxé les prévenus
et l’avait même condamné à verser 2000 euros à l’un des blogueurs amateurs, Thierry
Lamireau, du fait du « caractère abusif » des
poursuites engagées contre lui.
Tentant de retourner l’interrogation de
la Cour, l’avocat de Bolloré s’étonnera, durant sa plaidoirie, que les autres entreprises
mises en cause dans l’article n’aient pas ré
agi : « Le Crédit... je ne sais plus lequel,
Agricole ou Mutuel ». Confusion délicate : le
Crédit Mutuel, est la banque accusée d’évasion fiscale dans un documentaire... que la
direction de Canal+ avait, selon Mediapart (29/07/2015), censuré à la demande personnelle de Vincent Bolloré, déjà président du
Conseil de surveillance de Vivendi (alors
premier actionnaire de Canal+, et qui s’apprêtait à en prendre le contrôle total).
Comme en première instance, Me Baratelli, avocat de Bolloré, « entend le problème
mondial de l’accaparement des terres », un
« phénomène industriel » digne d’intérêt
mais à propos duquel il s’est permis une
nouvelle leçon de journalisme : « votre sujet
est fort intéressant, mais il mérite mieux
que le prisme de Bolloré ». Et de suggérer
de publier plutôt ce type d’articles dans
« des revues spécialisées : National Scientific ; National Geographic ; ou Bastamag,
pourquoi pas ! » Mais sans parler de Bolloré,
en clair. Et comme National Scientific ne
semble pas exister ailleurs que dans son
imagination, on sent toute la pertinence du
conseil.
Dans sa longue plaidoirie (une heure et
demie !), il a cherché à démontrer que les
prévenus avaient utilisé le nom de Vincent
Bolloré pour donner du piment à l’article,
« parce que c’est vendeur » : « Parce que
c’est Bolloré qui exploite des Noirs ! c’est
ça ! ». Légalement, il peut prétendre ne pas
être celui qui les exploite directement dans
les plantations détenues par la holding Socfin, dont il ne contrôle « que » 38,75 % du
capital (faisant de lui un actionnaire déterminant mais sans passer le cap des 50 % qui
ferait de la Socfin sa filiale). Il n’en retire pas
moins les dividendes de cette exploitation.
Lors de l’audition de Nadia Djabali, Me Baratelli avait enchaîné quelques questions : « Quand Socfin a-t-elle été créée ? » « Où se situe son siège social ? ». Au point que la journaliste s’était étonnée : « On se fait un Trivial Poursuit, là ? ». La réponse est venue pendant sa plaidoirie, pendant laquelle l’avocat a pris soin de rappeler l’histoire du groupe Socfin, créé par Adrien Hallet, de nationalité belge mais dont la famille viendrait selon lui du Luxembourg [1] – ce qui expliquerait donc que le groupe soit toujours basé au Grand Duché. L’exotisme fiscal de cette holding et de certaines de ses filiales n’a donc selon lui rien à voir avec l’opacité financière et la faible taxation des profits : « Là encore, ça fait partie des fantasmes ! (...) Liechtenstein, c’est un gros mot ! Mais ça fait partie de l’Europe. » Vu comme ça, le compte en suisse de l’ex-ministre Jérôme Cahuzac visait à renforcer la construction européenne. Mais le récit historique s’est poursuivi : selon son avocat, Bolloré a acquis le groupe Rivaud car dans son portefeuille d’activités, il y aurait eu une activité au cœur du métier du groupe Bolloré, l’armateur Delmas-Vieljeu, mais aussi la société Socfin. Et Me Baratelli de rappeler que c’était en quelque sorte la coutume, dans cette « aristocratie », d’avoir des mariages « entre les grandes familles », expliquant pourquoi le groupe Rivaud aurait eu « deux jambes » : d’un côté l’armateur DelmasVieljeu, et d’un autre côté la Socfin qui, on croit le deviner dans la démonstration, aurait atterri quasi par hasard dans le groupe Bolloré. Mais de quoi Me Baratelli parle-t-il ? Bolloré a débuté son activité d’armateur en prenant le contrôle de Delmas-Vieljeu en 1991, qu’il a revendu en 2005 au groupe concurrent CMA-CGM de Jacques Saadé ; et de façon complètement séparée, il est entré en 1987 au capital de l’empire Rivaud, dans lequel un énorme scandale financier de 1996 lui a permis d’accroître considérablement son porte feuille de participations. Peut-être encore une histoire de « grandes familles » qui nous échappe...
Comme en première instance, Me Baratelli a construit sa plaidoirie sur la double affirmation que Bolloré n’est pas responsable de se que fait la Socfin, et que de toutes façons la Socfin ne fait rien de mal – en tout cas rien d’illégal, ce qui revient selon lui au même. Mais il n’a pas cherché à démontrer que la multinationale respecte le droit par tout là où elle est implantée, mais seule ment le droit français. Lorsque Nadia Djibali était à la barre, il lui avait demandé : « Avez vous pris contact auprès des autorités judiciaires susceptibles de reprocher à la personne morale Bolloré SA l’ensemble des infractions que vous lui imputez dans votre article ? ». Car, c’est bien connu, « nul n’est censé ignorer la loi » et « les mots ont un sens » : pour l’avocat, les faits que mentionne l’article (qui ne sont, comme l’a rappelé la journaliste, que des imputations faites par d’autres sources dont elle a fait la synthèse) sont des « accusations pénales ». Et Me Baratelli a rappelé dans sa longue plaidoirie qu’il n’existait « pas une seule comparution pénale de Vincent Bolloré », une « virginité judiciaire » qui démontrait en quelque sorte que ces accusations n’avaient aucun fondement. D’ailleurs, il a expliqué au sujet de son client, dans une étonnante envolée lyrique, « c’est quelqu’un que je côtoie depuis 25 ans, et qui m’a fait confiance quand j’avais 25 ans. (...) Je peux vous dire, c’est un type formidable ! (...) C’est un type fantastique, et un type fantastique, il ne vole pas, il n’accapare pas, il ne pille pas, il ne déforeste pas ! ». A ce stade, on ne peut être que stupéfait de l’angle d’attaque. Pas uniquement pour le choix de la formule. D’une part, car comme l’a rappelé l’avocat de Bastamag dans sa plaidoirie, Me Comte, « des mots comme pillage, comme escroquerie, comme exploitation, ne peuvent pas être pris dans leur sens juridique » lorsqu’il en est question dans un reportage, pour lequel il faut « se situer dans les termes du lectorat ». D’autre part, et l’avocat d’un grand groupe comme Bolloré ne l’ignore évidemment pas, car le droit français ne permet toujours pas de poursuivre en France la maison mère d’une multinationale pour les violations des droits humains et environnementaux commis dans d’autres pays par ses filiales – et a fortiori par des sociétés dans lesquelles elle n’a qu’une participation, fut-elle de près de 40 %. Hasard du calendrier, l’Assemblée nationale avait justement adopté en nouvelle lecture la « proposition de loi relative au devoir de vigilance des sociétés mères et entreprises donneuses d’ordre », deux jours avant l’audience. Cette loi, en souffrance de puis des mois (Billets n°251, novembre 2015) et qui doit encore repasser au Sénat, vise justement à poser la première pierre de ce qui doit combler ce vide : permettre aux victimes camerounaises, sierra-léonaises, libériennes, congolaises, etc. d’une multinationale françaises de l’attaquer en justice à Paris. En attendant les hypothétiques effets d’une telle loi [2], Me Baratelli a beau jeu d’inviter les journalistes à contacter le Parquet français.
Revue de presse ou presse revue
Outre la rédaction de Bastamag, Bolloré poursuit, comme en première instance, le journaliste Pierre Haski, qui avait signalé l’article dans sa revue de presse sur Rue89, le journaliste retraitée Dominique Martin Ferrari, qui anime bénévolement son blog « Options Futurs Rio+20 », un instituteur retraité qui anime un blog (et qui a demandé à la Cour « un dédommagement exemplaire dans le cadre d’un procès exceptionnel ») et un ébéniste responsable d’une association locale dont le blog avait aussi relayé l’article un lien qui n’a été cliqué que 7 fois !
Me Baratelli a accusé Pierre Haski d’avoir agi par pure vénalité : il aurait signalé le travail de Basta sur son propre site car « on va le vendre 7 millions d’euros au Nouvel Obs, parce qu’on est un capitaliste dans l’âme ! ». Précisant encore, plus tard : « c’est pas l’intérêt général de l’accaparement des terres qui est le moteur de M. Pierre Haski. Il a d’autres motivations ! »
A la blogueuse journaliste retraitée, il « reproche d’avoir, sans vérification, reproduit, relayé l’article ». Il faudrait donc revérifier le contenu de chaque article, avant de le signaler dans une revue de presse. Dominique Martin-Ferrari fut la dernière à plaider : après avoir rappelé sa démarche, elle expliqua que les frais judiciaires en première instance lui avaient coûté l’équivalent de 3 mois de sa retraite, et qu’elle était toujours endettée pour cela. Elle avait donc, pour ce procès en appel, décidé de se passer d’un avocat. Encore une capitaliste dans l’âme.
L’avocat de Bolloré se veut magnanime : « l’erreur est humaine ». Aussi, si les prévenus l’avaient appelé suite à la plainte et pro posé de faire amende honorable, il aurait pu décider de la retirer. « Mais je n’ai reçu, y compris de ce monsieur instituteur à la retraite, aucun coup de fil ». Faut-il y voir de la clémence, ou le souhait à peine dissimulé que la censure fonctionne, en obtenant rapidement le retrait de tout contenu jugé diffamatoire... par lui seul ? Car les jugements de la 17ème Chambre ne semblent pas vrai ment à son goût. À la « leçon de journalisme » [3] a en effet succédé une leçon à l’endroit des magistrats trop indulgents vis à vis de Bastamag en première instance : « L’entreprise de sauvetage à laquelle s’est livrée la 17ème Chambre m’a laissé les bras tombés » (sic), ou encore « je n’ose pas dire que parce que c’est la 17ème, il y a une appréciation fluctuante de la jurisprudence ». C’est peut-être la raison pour laquelle il a décidé de poursuivre des journalistes devant d’autres juridictions : interrogé sur ce point, Me Baratelli ne nous a pas répondu. Dommage, car il a redit à la Cour, comme en première instance, qu’il « engage des pour suites à dose homéopathique », par rapport à tout ce qui est publié à tort selon lui sur son client. L’image risque de ne pas amuser Jean-Baptiste Naudet, de l’Obs, poursuivi après avoir évoqué des soupçons de corruption dans l’attribution à Bolloré du deuxième terminal à conteneurs du port d’Abidjan. Sa défense a demandé un report de son procès, initialement prévu pour novembre 2016... et l’affaire ne sera donc jugée qu’en décembre 2017. Surtout, l’homéopathie peut être prescrite par des confrères du « Dr Baratelli » : le journaliste Dan Israel (Mediapart) ou l’association ReAct, sont poursuivis en diffamation mais cette fois par la Socfin, suite à des articles sur les mobilisations de riverains des plantations Socapalm au Cameroun. Leurs procès sont prévus début 2018.
Mais la dose de cheval, c’est sans sur prise pour le média le plus important : avec leur reportage Vincent Bolloré, un ami qui vous veut du bien ?, dont une partie est consacrée aux conditions de travail des salariés de la Socapalm au Cameroun, les journalistes du magazine « Complément d’Enquête » de France 2 ont gagné un abonnement judiciaire, et pas devant la 17ème chambre du TGI de Paris. Le reportage, initialement diffusé le 7 avril, est repassé à l’antenne le 21 juillet : dans un communiqué diffusé le lendemain, le groupe affirmait que la « rediffusion (...) de cette émission totalement à charge et tendancieuse à l’en contre du Groupe Bolloré, caractérise désormais une volonté avérée de lui nuire en le dénigrant gravement. Ceci porte atteinte à ses intérêts commerciaux ». L’entreprise annonçait donc avoir « assigné France 2 afin d’obtenir réparation devant le Tribunal de Commerce de Paris de son préjudice évalué à 50 millions d’euros ». Lors de cette rediffusion, France 2 ignorait qu’une plainte en diffamation avait été déposée le 6 juillet (24h avant la fin du délai de prescription)... mais devant le tribunal de Nanterre ! Avec son siège à Puteaux, le groupe Bolloré peut se passer de ces juges parisiens trop peu à l’écoute de ses arguments. La plainte, déposée contre X avec constitution de partie civile (Lemonde.fr, 1/12), n’a été portée à la connaissance de la chaîne que le 29 novembre (L’Obs, 30/11). Or, le 2 novembre, le journaliste Tristan Waleckx, le présentateur de l’émission Nicolas Poincaré et la présidente de France Télévision Delphine Ernotte avaient déjà été avisés d’une autre plainte en diffamation, mais déposée au Tribunal de Première Instance de Douala, au Cameroun, directement par la Socapalm. Le reportage a en effet été retransmis aussi au Cameroun... où, c’est un peu l’arroseur arrosé, la diffusion satellitaire de France 2 fait partie du bouquet Canal + Afrique ! Selon le Canard enchaîné, (9/11), la plainte, rédigée par l’ex-bâtonnier de Douala Charles Tchoungang, parle d’accusations « sorties d’un panier à sortilèges » et poursuit : « Les prévenus se sont attaqués [à la Socapalm] par la semence de leur ivraie à ferment dévastateur pour cette santé économique en promotion. Cependant, la semence judiciaire fera son affaire de l’invalidation de ces desseins occultes, maléfiques et obscurantistes... ». Avec de telles formulations, ce brillant avocat a le mérite de renseigner la direction de France Télévision sur l’état de déliquescence de la justice au Cameroun : le journaliste, qui ne tient visiblement pas à venir allonger la liste des prisonniers politiques du pays, ne devrait pas se rendre personnellement au procès, prévu le 2 février. Même si Vincent Bolloré ne contrôle pas tout à fait 40 % du capital de Socfin, la société mère de Socapalm, il est impensable qu’il n’ait pas été consulté avant ce dépôt de plainte. Lui dont la filiale Camrail cristallisait (à juste titre) la colère des Camerounais suite à la catastrophe ferroviaire du 21 octobre (cf. Billets n°262, novembre 2016), ne pouvait ignorer le risque pour son image d’un tel cumul de procédures contre France 2 : interrogé sur ce point, son avocat a refusé de nous répondre... Du côté des journalistes, toute la profession est une nouvelle fois prévenue que rapporter des critiques sur les « plantations Bolloré », comme les appellent eux-même leurs riverains et leurs salariés, peut coûter cher en frais d’avocat.
[1] Cependant, selon l’Institut royal colonial belge, « Le père d’Adrien Hallet était notaire et son grand père avait été député de Waremme » (Biographie Coloniale Belge, T.1, 1948, col. 473)... Et Waremme est une commune belge, dans la province de Liège
[2] La charge de la preuve est inversée puisque les victimes devront prouver que la société mère a manqué aux engagements pris dans le cadre d’un « plan de vigilance », qu’elle devra établir en consultant les salariés, la société civile, etc. Et cette obligation ne concernera, selon les seuils prévus dans la version actuelle de la proposition de loi, qu’une centaine de groupe français.
[3] L’expression avait été utilisée par Me Baratelli à l’issue du procès intenté à Benoît Collombat et France Inter, en 2010. Voir Thomas Deltombe, « Jusqu’où ira la "leçon de journalisme" de Vincent Bolloré ? », LeMondeDiplomatique.fr, 22 juin 2010