Une loi historique : c’est ainsi que le gouvernement cherche à faire passer la loi sur le « devoir de vigilance » des multinationales qui a été adoptée le 21 février. Une bien belle histoire : en 2012, un candidat socialiste qui déclare vouloir « que soient traduits dans la loi les principes de responsabilité des maisons-mères vis-à-vis des agissements de leurs filiales à l’étranger lorsqu’ils provoquent des dommages environnementaux et sanitaires ». Reprendre à son compte l’idée que les actionnaires et dirigeants d’un groupe économique répondent enfin des actes de leurs filiales étrangères, sociétés juridiquement indépendantes même si les profits remontent à Paris, quoi de plus normal pour un futur président en pleine campagne ?
A ce stade du quinquennat, il n’étonnera cependant plus personne que cette promesse a failli rester sans suite. Il aura fallu la pugnacité de quelques associations [1], et le soutien d’une poignée de députés de la majorité, pour obtenir quelque chose – même si la montagne accouche d’une souris. La proposition de loi initiale, bien trop progressiste, n’a pas résisté aux pressions diverses et au marchandage gouvernemental, et il a fallu des mois d’intenses tractations et de navette parlementaire pour que l’Assemblée nationale vote définitivement, trois jours avant la fin de la mandature, une loi qui obligera les plus grosses multinationales à établir un plan de « vigilance ». Qu’un drame humain ou environnemental survienne à cause de l’une de ses filiales ou de ses chaînes d’approvisionnement à l’étranger, et il reviendra aux victimes de faire la démonstration que la société mère basée en France a manqué à cette « vigilance », pour peut-être obtenir une indemnisation, tandis que toute éventuelle amende sera plafonnée à 30 millions d’euros – relativement peu au regard de certains chiffres d’affaires, ce qui risque donc d’avoir un faible effet dissuasif. Non seulement l’issue de telles batailles judiciaires paraît encore improbable au regard de la différence de moyens, mais la loi, à peine adoptée, est déjà menacée : ses détracteurs au Parlement, où les représentants du patronat ne manquent pas de relais, n’ont pas caché leur intention de saisir rapidement le Conseil constitutionnel pour tenter de la faire annuler.
Si elle échappe aux foudres de nos « Sages », dont le conservatisme n’est plus à démontrer [2], cette loi sera la législation préventive la plus avancée au monde : cela montre que l’on part de loin, mais ne prouve pas pour autant qu’on arrive à quelque chose de satisfaisant. On ne peut que craindre que les dirigeants de Total puissent encore dormir tranquillement lorsque débute l’exploitation de pétrole au cœur d’un parc naturel dans une dictature, comme en Ouganda : l’histoire du groupe ne révèle-t-elle pas la manière dont ces firmes se jouent du droit, qu’elles façonnent et instrumentalisent pour mieux re-légitimer une activité que les mensonges de leurs communicants ne suffisent plus à faire accepter ?
C’est le paradoxe de ce mois de février : le nouveau livre d’Alain Deneault raconte l’histoire de la perversion du droit depuis la création de ce qui est devenu la première entreprise française, tandis qu’une avancée du droit est arrachée aux lobbys patronaux, dont l’activisme pour plomber cette loi démontre à lui-seul que ce texte contrarie leurs intérêts. C’est donc un petit pas, un pas minuscule, mais qui parvient à entrouvrir la porte derrière laquelle se cache l’irresponsabilité juridique des multinationales. Un pas qui va certes dans le bon sens, mais qui ne saura suffire. Et dont ce gouvernement devrait avoir honte de se vanter.