Survie

Convertir la dette en influence française

rédigé le 7 août 2017 (mis en ligne le 23 novembre 2017) - Thomas Borrel

Sous prétexte de lutter contre la corruption et le détournement d’argent public, en promouvant une « bonne gouvernance » technicienne et dépolitisée, certains bailleurs rechignent à annuler une part des créances de pays endettés : les ressources financières soudainement disponibles (jusqu’ici dédiées au remboursement annuel de la dette) risqueraient d’être détournées au profit de dirigeants peu scrupuleux. La « solution » serait alors de convertir ces montants en investissements et en aide, supposés servir à la population. Un beau mythe que Paris se plaît à entretenir depuis quinze ans, pour le plus grand bonheur de ses entreprises et des théoriciens de « l’influence française ». Exemple avec le Contrat de désendettement et de développement (C2D)1. 

« Les intérêts pour la France sont évidents. Le C2D est un formidable outil d’influence, qui permet à la France, selon [le directeur Afrique de l’AFD] Jean-Pierre Marcelli, d’assurer "un copilotage sur la trajectoire de développement du pays". »

 Rapport d’information sur la Côte d’Ivoire des députés P. Cochet et S. Dagoma, 15 février 2017, (p. 137).

Depuis les années 1990, des mécanismes de conversion des créances de dette en programmes de développement ont été mis en œuvre de diverses manières par différents bailleurs (Allemagne, Canada, Espagne, Italie,Suisse, etc.). Mais la France est allée bien plus loin en lançant en 2001, dans le prolongement de l’Initiative PPTE, le Contrat de désendettement et de développement (C2D) : pour certains pays atteignant le « point d’achèvement » prévu dans l’I-PPTE, la France a choisi, pour une partie de ses créances bilatérales, d’exiger leur remboursement plutôt que de les annuler, mais en s’engageant à reverser des « dons » équivalents au fur et à mesure. À chaque échéance, la France verse la somme sur un compte spécialement créé à la Banque centrale du pays (ou de la zone monétaire), cogéré par le gouvernement « bénéficiaire » et l’Agence française de développement (AFD).

Ces montants sont ensuite réinjectés dans l’économie nationale mais sans que l’État en dispose librement : il s’agit de financer des projets d’investissements ou de l’aide budgétaire selon un cadre négocié en amont du C2D entre la France et l’État concerné. Des instances de pilotage officielles mêlent des représentants des deux États et de l’AFD, et parfois des entreprises et des organisations de la société civile. Ce contrôle par l’AFD et les conditions d’éligibilité sont présentés comme autant de garanties d’une utilisation transparente et efficace des fonds. Mais ils consacrent de fait une ingérence directe des autorités françaises dans les choix des dépenses publiques prioritaires et des entreprises qui mettent la main sur ces marchés parfois considérables. L’association de la société civile, avant tout théorique mais présentée comme un moyen de renforcer la légitimité de contre-pouvoirs locaux, n’a jusqu’ici nullement empêché ses représentants d’être victimes de harcèlement judiciaire de la part des autorités [1].

15 ans d’expérience

Entre 2001 et 2016, des C2D ont été négociés et signés avec trois pays latino-américains (Bolivie, Honduras, Nicaragua) et quinze pays africains (Burundi, Cameroun, Congo-Brazzaville, Côte d’Ivoire, Ghana, Guinée, Libéria, Madagascar, Malawi, Mauritanie, Mozambique, Ouganda, RDC, Rwanda, Tanzanie), représentant une enveloppe totale de plus de 5 milliards d’euros dont 1,66 milliard avait été remboursé puis reversé sous forme de « dons » au 31 décembre 2014. Mais les gros montants concernent les pays dont des dirigeants corrompus ont massivement bénéficié de prêts français [2] : le Cameroun totalise à lui seul une enveloppe de plus de 1,47 milliard d’euros [3] et la Côte d’Ivoire, où le C2D a été signé en grande pompe dans les mois suivant l’arrivée au pouvoir d’Alassane Ouattara grâce à l’armée française [4], un montant de près de 2,9 milliards d’euros [5]. Viennent ensuite le Congo (229 millions d’euros), la Guinée (167 millions d’euros) et la RDC (106 millions d’euros).

Revue de la politique du Contrat de désendettement et de développement (C2D)

Les sociétés civiles française, camerounaise et ivoirienne ont régulièrement critiqué ce mécanisme, qui contraint un État à dégager les ressources nécessaires au remboursement d’une dette illégitime, maintient pendant des années son niveau d’endettement et donc l’application par les marchés financiers de taux d’intérêt très élevés pour ses éventuels emprunts, et permet de placer des entreprises françaises en pôle-position pour remporter de juteux marchés publics, de façon efficacement complémentaire à l’aide liée. Certaines critiques ont été reprises, en 2016, dans la « Revue de la politique du Contrat de désendettement et de développement (C2D) » réalisée par le cabinet d’audit PricewaterhouseCoopers (PwC) à la demande du ministère des Affaires étrangères (MAE), du ministère des Finances et de l’AFD.

Soft power

Le rapport de PwC est venu apporter de l’eau au moulin des associations qui reprochent aux pouvoirs publics français d’avoir utilisé ce dispositif pour masquer l’insuffisance de l’aide au développement (APD) et la part croissante des prêts bonifiés : « les C2D sont apparus comme un moyen d’occulter la baisse des dons de l’aide française » (p. 9). Il s’agit clairement d’afficher une pseudo-générosité : « Par la signature d’un contrat et de conventions d’affectation et par le processus de négociation et de dialogue sur les politiques sectorielles, le C2D pouvait permettre de communiquer et "afficher" l’engagement français, ce que n’aurait pas permis une annulation sèche de dette » (p.23). Le gouvernement comptabilise ainsi la promesse d’annulation de dette dans l’APD, puis communique sur les projets financés. Mais les auteurs pointent surtout que ces dispositifs « maintiennent une présence de l’aide française dans des pays et des secteurs où, compte tenu de la réduction des budgets d’aide, le maintien de financements de projets n’aurait pu être défendu » (p.9). Une annulation de dette n’aurait évidemment pas permis d’atteindre un tel résultat, qui contribue au « soft power » françafricain : que ce soit ou non son objectif, la coopération accroît l’influence diplomatique et économique. Mais cela ne se limite pas au traditionnel pré carré africain : « le MAE, par le biais des Ambassades, a soutenu l’éligibilité des trois pays d’Amérique Latine dont les enjeux traditionnels de la coopération française relèvent d’une stratégie de valorisation de l’influence française dans ces pays » (p. 44).

Les deux enveloppes « record » de C2D concernent le Cameroun et la Côte d’Ivoire, dans lesquels les entreprises françaises se positionnent sur de multiples secteurs : BTP, logistique portuaire et ferroviaire, agro-industrie, adduction d’eau, etc. Pour défendre ce maillage d’entreprises françaises, cet outil de « soft power » prend donc toute son importance. En Côte d’Ivoire, « le C2D, et ses volumes financiers sans commune mesure avec les contributions des autres bailleurs, place la France en position de chef de file des [Partenaires Techniques et Financiers] » (p.39). L’ampleur du C2D ivoirien a également été soulignée à l’Assemblée nationale française, dans le rapport d’information sur la Côte d’Ivoire de février 2017 : « Ce montant considérable autorise l’AFD à intervenir en Côte d’Ivoire avec des dons annuels de l’ordre de 200 à 250 millions d’euros, un montant exceptionnel qui permet de conduire des projets à fort impact. Ces projets bénéficient évidemment aux entreprises françaises qui disposent d’un positionnement ad hoc dans de nombreux secteurs. » [6] Et lorsque cette position dominante ne suffit pas à favoriser l’attribution des marchés aux entreprises françaises, le C2D permet de donner des coups de pouce plus directs.

Droit de veto-et marchés captifs

Évoquant pudiquement une perception « très largement partagée » des autorités locales et des choix « émanant d’une influence française forte », l’audit de PwC explique que les autorités locales soulignent « la forte prise en compte des intérêts français, tant en termes de secteurs retenus qu’en termes d’attribution des marchés passés sur des fonds C2D à des entreprises françaises » (p. 31). En réalité, sous couvert de lutte contre la corruption, l’AFD dispose d’un droit de veto sur le choix des attributaires des marchés financés par les C2D : elle doit en effet rendre un avis de non-objection (ANO) pour que les fonds promis soient décaissés pour un projet.

Cet outil d’ingérence directe a été utilisé au Cameroun pour la construction d’un pont à Douala. L’appel d’offres remporté par un groupe chinois avait été déclaré infructueux en janvier 2013 après que l’AFD eut refusé de délivrer son précieux ANO, arguant de doutes sur la régularité du processus de sélection. Une procédure de gré à gré fut alors lancée et un consortium emmené par le groupe Vinci fut retenu avec un projet coûtant 120 milliards de francs CFA (environ 183 millions d’euros), contre 65 milliards pour l’offre retoquée par l’AFD. Pour régler la note, 87 milliards de FCFA sont financés par l’AFD dont 20 milliards au titre du C2D, le reste étant à la charge de l’État camerounais. Dans la foulée, l’AFD annonçait début juin 2015 qu’elle allait octroyer un prêt souverain concessionnel de 29,5 milliards de F CFA pour financer des aménagements complémentaires, non prévus dans le projet initial. Une bagatelle que les Camerounais devront rembourser.

Aide au budget… des entreprises ?

Il est également prévu que cette conversion de dette prenne la forme d’une aide budgétaire, mais cela n’échappe pas pour autant à certains calculs politiques. Ainsi, en Côte d’Ivoire, à partir de 2011, la France a pesé pour que le pays atteigne le point d’achèvement de l’I-PPTE, signé en 2012 un C2D record, et a finalement accepté que certains fonds soient alloués sous la forme d’aide budgétaire globale : une décision prise selon PwC « au niveau politique [alors que] les conditions nécessaires [...] n’étaient pas réunies » (p.34). Cette décision résulta en fait d’un mini bras de fer entre Alassane Ouattara et Paris, qui refusa de consacrer les fonds C2D à l’aide budgétaire qu’il réclamait et privilégia « les appuis budgétaires ciblés, par exemple pour apurer des arriérés de paiement d’entreprises françaises (dans le domaine des routes et pistes, donc liés aux secteurs et projets du C2D) » (p. 53). Mais promis, ce n’est pas une aide aux entreprises françaises.

Le prétexte même qui sous-tend les conversions de dettes en investissements, et a fortiori les C2D, en révèle la nature paternaliste : se présentant comme garant de l’intérêt de la population du pays endetté, le créancier s’arroge le droit d’intervenir dans le processus d’utilisation des fonds. Non seulement la créance lui est due, qu’elle soit partiellement ou totalement illégitime, mais son remboursement lui arroge le droit de s’ingérer directement dans les politiques d’investissement de l’État endetté, renforce son pouvoir et lui permet de favoriser certaines entreprises. L’opposé, en somme, d’un processus souverain et endogène de lutte contre une dette illégitime.

[2Selon la même logique, la France a annoncé en novembre 2016 vouloir convertir en investissements 1 milliard d’euros de dettes tunisiennes contractées par le régime de Ben Ali (voir Conversion de dettes tunisiennes : le CADTM International dénonce le cadeau empoisonné de la France et de la Belgique).

[3864 millions d’euros pour les 2 premiers C2D signés respectivement en 2006 et 2011, auxquels s’ajoutent plus de 611 millions du 3ème C2D signé en juin 2016.

[5Montant global annoncé, dont 1,75 milliard d’euros pour les 2 premiers C2D signés respectivement en 2012 et 2014.

[6Rapport d’information sur la Côte d’Ivoire des député.e.s Philippe Cochet et Seybah Dagoma, 15 février 2017, p.193.

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Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 269 - juillet-août 2017
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