Survie

Vent glacial sur Sarajevo

rédigé le 7 août 2017 (mis en ligne le 23 novembre 2017) - François Graner

En 1995 un capitaine de l’armée française, Guillaume Ancel, est envoyé en mission en Bosnie dans le cadre d’une résolution des Nations-Unies : officiellement, pour empêcher les Serbes de tirer sur Sarajevo qu’ils assiègent ; en réalité, pour une inaction délibérée. Si on replace son témoignage dans le contexte des années 1990, il éclaire de façon inédite les motivations et les conséquences de la politique de François Mitterrand. Politique que le chef d’état-major des armées de l’époque, l’amiral Lanxade, applique y compris quand Mitterrand quitte la scène. La politique française a-t-elle changé depuis ?

Vent glacial sur Sarajevo [1] est un livre dont on ne sort pas indemne. Son auteur, Guillaume Ancel, est durablement marqué par sa mission à Sarajevo en 1995.

A l’époque il est capitaine dans la force d’action rapide. Il fait partie des soldats français chargés de protéger la ville de Sarajevo assiégée depuis trois ans par les Serbes. L’aéroport, sur lequel ils sont basés, et le tunnel passant sous ce dernier, sont les seuls liens de la ville vers l’extérieur. Si l’aéroport tombe aux mains des Serbes, la ville tombera aussi. Les instructions officielles sont formelles : si les Serbes bombardent Sarajevo avec leur artillerie lourde, il faut mettre celle-ci hors d’état de nuire. Les avions de combat de l’OTAN sont prêts 24h/24 à intervenir en quelques minutes, et l’équipe dirigée par Ancel est chargée de guider leurs bombes avec précision.

De fait, la France protège les Serbes

Ancel constate sur place qu’au sein du dispositif international, les Français détiennent la majorité des postes de décision. Et que ces généraux français, en particulier le général Janvier qui commande les forces des Nations unies, utilisent leur position pour tout verrouiller et, à tout prix, empêcher de frapper les Serbes. Systématiquement, et de façon délibérée, ils font annuler les bombardements au dernier moment. Cela n’arrive pas qu’une fois ni dix fois, mais une centaine de fois.
Ancel énumère les effets de cette politique aberrante et incohérente. Sarajevo meurtrie, les bus de civils bombardés ; ses camarades tués, lui-même déclaré mort dans une embuscade serbe avant d’en réchapper de justesse. Quand les soldats français sont attaqués ou même assiégés par les Serbes, ils reçoivent des ordres aussi absurdes que « ripostez sans tirer » [sic].

Alors qu’Ancel guide un bombardement destiné à sauver des soldats français pris en otage, il reçoit l’ordre d’annuler au tout dernier moment ; souhaitant continuer quand même, il demande à recevoir par écrit cet ordre d’annulation, ce qui sera perçu comme un refus d’obéissance. Il explique qu’un groupe de légionnaires se rend, et pour en effacer toute trace, la Légion Etrangère en réécrit l’histoire. Il indique comment les Serbes sont prévenus des bombardements ; ou que les porte-paroles militaires apportent aux journalistes français une version lénifiante. Ainsi, non seulement les Français n’ont pas contribué à protéger les Sarajeviéns martyrisés durant des années, mais ils ont aussi mis en danger leurs propres soldats.

Guillaume Ancel, à gauche, sur le toit de l’aéroport de Sarajevo (photo G. Ancel, DR).

Une stratégie en faux-semblant

Cette politique, Ancel en voit les effets sur le terrain. Mais à l’époque, il n’a pas tous les éléments pour la comprendre. Avec les éléments de contexte connus aujourd’hui, elle devient claire et cohérente. Les généraux Janvier et Morillon ne sont pas uniquement motivés par une « amitié » pour les Serbes (qui serait d’ailleurs bien mal payée de retour). Ils reçoivent leurs directives du chef d’état-major des armées, l’amiral Lanxade, qui lui-même déploie une stratégie approuvée par l’Elysée.

Ce dernier explique la politique de Mitterrand :

« Le président [...] ne s’est pas engagé dès 1991 pour une cause humanitaire, encore moins une impulsion d’affinités sentimentales, mais pour des objectifs politiques et stratégiques. [...] Un impératif primordial s’imposait à lui : faire tout simplement "que les Balkans n’explosent pas". [...] L’humanitaire est venu ensuite. [...] Durant ces quatre années, l’approche du président est avant tout historique et elle vise un objectif fondamental, pragmatique : que cette crise au cœur de l’Europe cesse, à tout le moins, qu’elle ne déborde pas. Tout doit revenir impérativement à la stabilité » [2].

La Serbie a une armée régulière et se présente aux yeux de François Mitterrand comme garante de cette stabilité si recherchée. Elle est à l’époque une alliée militaire de la France. Avant la guerre, le général Morillon a été pendant deux ans l’envoyé du ministère de la Défense français auprès de l’armée yougoslave, et président d’une commission franco-yougoslave aux armements [3].

Rapports de force au sommet de l’Etat

Aucune action militaire n’est menée contre les Serbes, même en cas de légitime défense, durant la présidence de Mitterrand. Le témoignage d’Ancel concerne le début de 1995. Or, depuis novembre 1994, Mitterrand est très malade, ne se lève quasiment plus, et ne gouverne guère [4]. Il semble que l’amiral Lanxade, qui auparavant était déjà particulièrement autonome pour décider des questions militaires [5], soit désormais quasiment seul aux manettes pour continuer cette politique pro-serbe.

En mai 1995, quand Jacques Chirac devient Président, les possibilités d’actions contre les Serbes font l’objet de débats houleux et Lanxade accepte celles-ci à contrecœur. Ancel en constate une conséquence sur le terrain. Pour la première fois on lui annonce que le Président de la République a demandé de frapper une cible hautement symbolique : un général serbe de très haut rang, vraisemblablement le général Mladic. Ancel guide ce bombardement avec détermination. Là encore l’ordre est annulé au tout dernier moment, sous prétexte de la proximité de civils. Ancel reçoit l’écho que Chirac a renoncé sur les demandes de militaires : s’agit-il de Lanxade ?

Fin mai 1995 des généraux comme Georgelin et Gobillard tentent de s’opposer à cette politique. Quand les Serbes prennent le pont de la Vrbanja tenu par les Français, le général Gobillard le fait reprendre par ses hommes. Ancel et ses camarades obtiennent les raisons de cette réaction. Gobillard a décidé seul, court-circuitant ses supérieurs Janvier, et au-dessus de lui, Lanxade. Gobillard obtiendra, mais seulement après-coup, que le Président Chirac le couvre, obligeant Lanxade à entériner l’action comme s’il l’avait lui-même autorisée.

C’est la seule réelle action militaire contre les Serbes, et si elle est de peu d’envergure, symboliquement elle a probablement marqué un tournant : comme message adressé aux Serbes, qui en ont été surpris ; comme un début de reprise d’autorité sur Lanxade par Chirac.

Srebrenica

Au même moment, en mai 1995, le général Janvier plaide pour l’abandon de l’enclave de Srebrenica, dite « zone de sécurité », qu’il considère comme un obstacle à un accord de paix. Le général serbe Mladic lui demande explicitement la promesse de ne pas recourir aux avions, en échange de la libération de soldats (dont des Français) retenus par les Serbes. Pendant l’attaque de la « zone de sécurité de Srebrenica » qui commence le 7 juillet 1995, le général Quesnot, qui conseille alors le président Chirac, se dit favorable à une intervention, tandis que Lanxade s’y dit défavorable. Janvier vient à Paris prendre les instructions de ses supérieurs, dont Lanxade. Avec des motifs chaque fois différents, les six demandes d’intervention des avions de l’OTAN sont écartées, et Mladic s’empare facilement de Srebrenica.

Le député Pierre Brana, qui a enquêté sur l’inaction française, explique :

« A Srebrenica, pour la colonne de camions et de chars des Serbes commandés par Mladic, il y avait une seule route d’accès, sinueuse, aux bords escarpés. Il aurait suffi d’un avion faisant des sommations et/ou bombardant le char de tête pour bloquer la colonne pendant 15 jours. Ça ne présentait aucun risque pour les soldats français ni pour les civils. C’est incompréhensible que ça n’ait pas été fait. La seule hypothèse possible est l’accord otages contre frappes » [6].

Le sentiment d’impunité des Serbes est tel que le 15 juillet, ils massacrent les hommes de l’enclave de Srebrenica sans se cacher, en pleine lumière, comme l’attestent les photos aériennes prises toutes les deux heures et qu’Ancel voit le jour même.

En août 1995, l’OTAN commence à passer outre l’obstruction de Lanxade et Janvier. Lanxade quitte la tête de l’armée le 8 septembre pour être ambassadeur auprès du président tunisien Ben Ali. Ce n’est qu’après son départ qu’ont lieu les interventions aériennes occidentales décisives qui conduisent à la levée du siège de Sarajevo et au cessez-le-feu.

Bosnie et Rwanda

On constate de nombreux points communs entre l’intervention française en Bosnie et celle qui s’est déroulée à la fin du génocide des Tutsis au Rwanda. Même petit nombre d’acteurs-clés, le président Mitterrand et son conseiller le général Quesnot décident ; son secrétaire général Hubert Védrine transmet ; les ministres de la Défense et des Affaires Etrangères entérinent ; l’amiral Lanxade et son adjoint le général Germanos donnent les ordres. Même obsession « historique » de Mitterrand pour mener à tout prix une politique de stabilité, entendue comme la stabilité d’une région et d’un régime ami, quoi que ce régime fasse. Même soutien de Lanxade qui applique puis prolonge cette politique secrète et contraire à la résolution de l’ONU. Même choix de soutenir une armée régulière, considérée comme seul interlocuteur valable. Dans les deux cas, l’armée française diffuse une thèse de « guerre civile » basée sur des haines ethniques séculaires, et renvoie dos-à-dos des « belligérants » sans identifier l’agresseur. La France propose la création de « zones de sécurité » dites « humanitaires sûres » : à Srebrenica, cela n’empêche pas le massacre ; au Rwanda (où Lanxade est à l’origine de la proposition), les tueurs y trouvent refuge. Enfin, Lanxade écarte des généraux qui s’opposent à lui (Cot pour la Bosnie, Varret pour le Rwanda), tandis que dans les deux cas, quelques soldats et officiers frondent sur le terrain.

Tout récemment, la revue XXI fait état de « plusieurs documents sur le ‘droit de retrait’ que des militaires français auraient fait valoir pour ne pas obéir aux ordres » qui les sommaient d’apporter leur concours aux génocidaires rwandais en débandade. Selon un haut-fonctionnaire français habilité secret-défense, un document de l’Elysée indiquerait qu’ « au cours de l’opération Turquoise, ordre avait été donné [aux militaires français] de réarmer les Hutus qui franchissaient la frontière » entre le Rwanda et l’ex-Zaïre. Ceux-là même qui venaient de commettre le génocide contre les Tutsis [7].

Aujourd’hui

La politique étrangère de la France a-t-elle changé depuis ? Ancel explique que dans la culture militaire anglo-saxonne, les officiers écrivent volontiers leurs témoignages une fois les opérations terminées, tandis que les archives sont accessibles après cinq ans. En France, au contraire, aucune leçon n’est tirée après les évènements, les archives et le débat demeurent largement verrouillés. Parce qu’il témoigne publiquement, Ancel reçoit des menaces (mais également de nombreux messages de soutien de ses camarades).

En 2017, le régime français reste aussi peu démocratique du fait de la faiblesse des contre-pouvoirs. Lorsqu’Emmanuel Macron déclare : « Je suis très attaché à la stabilité des Etats, même quand nous sommes face à des dirigeants qui ne défendent pas nos valeurs ou peuvent être critiqués », marche-t-il dans les pas de Mitterrand ?

[1Guillaume Ancel, Vent glacial sur Sarajevo, Ed. Les Belles Lettres, 2017.

[2Jacques Lanxade, Quand le monde a basculé, 2001, Ed. Nil, p. 111.

[3Jean-Franklin Narodetzki, Nuits serbes et brouillards occidentaux, Ed. L’Esprit frappeur, 1999.

[4Claude Gubler, Le grand secret, Rocher, 2005, pp. 178-180.

[5François Graner, « Yougoslavie / Rwanda : Le rôle clé de l’amiral Lanxade », Billets d’Afrique n°248, juillet-août 2015, pp. 10-11. François Graner, « Le Rwanda, la Bosnie et l’amiral Lanxade », La Nuit Rwandaise n°9, juillet 2015, pp. 345-368.

[6Pierre Brana, membre de la Mission d’Information Parlementaire de 2001 sur les évènements de Srebrenica. Entretien avec l’auteur, Paris, 3 juin 2015.

[7Patrick de Saint-Exupéry, « Réarmez-les ! », Revue XXI, n°39, été 2017, pp. 56-67.

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Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 269 - juillet-août 2017
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