Professeur émérite à l’université d’Anvers, le juriste belge Filip Reyntjens a publié en avril 2017 un « Que sais-je ? » sur le génocide des Tutsi au Rwanda. Tout en reconnaissant le génocide, ce livre en propose une vision si déformée qu’elle dénature le sens de cet événement et finit par emprunter aux thèmes habituels du négationnisme : minoration de l’intention génocidaire des extrémistes hutu, attribution au Front Patriotique Rwandais (FPR) d’une responsabilité dans le génocide, mise en balance systématique des agissements des auteurs du génocide et de ceux du FPR.
La dénégation pure et simple du génocide des Tutsi a été rendue quasiment impossible par le travail des ONG, des journalistes, des historiens, de la justice de plusieurs pays, dont la France, et du Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR). Ce dernier a ainsi établi, le 16 juin 2006, un constat judiciaire de cet événement, selon lui de « notoriété publique ». Il a également, au fil de ses jugements, éclairé le mode d’exécution de ce crime, ce qu’un juriste, de surcroît ancien témoin-expert auprès de cette juridiction comme l’est Filip Reyntjens, ne peut ignorer.
Prenant acte du travail accompli par le TPIR et du consensus qui règne désormais sur la nature génocidaire du crime de masse perpétré au Rwanda en 1994, le juriste belge reconnaît bel et bien dans son livre que les Tutsi ont fait l’objet d’un « projet d’extermination », que les « opposants à la politique du génocide […] ont été généralement éliminés, qu’ils soient Hutu ou Tutsi », et que le FPR a mis fin au génocide, qui sans lui « aurait été mené jusqu’au bout » (p. 60). Même s’il retient une estimation basse du nombre de victimes (p. 7 et p. 77-78), il écrit noir sur blanc que le génocide des Tutsi n’a rien d’une réaction populaire spontanée faisant suite à l’assassinat du président Habyarimana le 6 avril 1994, mais qu’il est le fruit d’une volonté politique et qu’il présente un caractère organisé, avec l’engagement sur le terrain des autorités, bourgmestres, préfets et ministres du gouvernement intérimaire rwandais (p. 53-58).
S’il n’est plus possible aujourd’hui de prétendre que l’extermination des Tutsi n’est pas un génocide mais serait due à la colère spontanée de la population hutu voulant venger la mort du président Habyarimana, des formes plus subtiles ont été trouvées pour relativiser l’intention génocidaire des bourreaux. Car c’est l’un des buts essentiels de tout négationnisme : prétendre que les victimes n’auraient pas été exterminées parce qu’arméniennes, juives, tutsi, mais du fait de la guerre, de leur attitude jugée menaçante, des circonstances… Il s’agit de gommer l’intention génocidaire, de l’édulcorer, de la diluer dans d’autres explications. C’est à cette tâche que s’attelle Filip Reyntjens.
Car au moment d’expliquer le crime, la plume de notre universitaire, jusque-là si ferme pour décrire le déroulement du génocide, se met à tergiverser. A suivre Filip Reyntjens, en effet, le génocide des Tutsi ne serait pas le fruit d’une propagande idéologique visant à déshumaniser les Tutsi, présente depuis 1959 et radicalisée à partir de 1990, une propagande dont il ne dit pratiquement mot. Il serait le produit d’un « réflexe ethnique » hutu (p. 34), enclenché par l’attaque du FPR d’octobre 1990 et mis à profit par les extrémistes hutu. Pour Filip Reyntjens, en effet, les « ethnies » hutu et tutsi existaient déjà dans le Rwanda précolonial, et le colonisateur n’a fait que les racialiser (p. 9-16). Le fait que le Rwanda indépendant se soit construit sur l’anti-tutsisme est quasiment passé sous silence.
Cet escamotage permet de suggérer que les exécutants du génocide n’auraient pas tué en raison d’une haine idéologiquement construite à l’encontre des Tutsi, mais en raison de la peur que ces derniers leur inspiraient, une peur née de la guerre menée par le FPR (p. 113), ainsi qu’en raison de l’obéissance aux autorités, de rivalités foncières, de la convoitise pour leurs biens matériels... (p. 69-74). Cette relativisation du crime se double de l’affirmation selon laquelle les organisateurs du génocide ne l’auraient pas prémédité : « il s’est plutôt agi d’un processus au cours duquel la possibilité d’un génocide s’est progressivement précisée et les instruments pour le réaliser ont été graduellement mis en place », dont la mise en œuvre sans ambiguïté « en intention et en acte » daterait du 12 avril 1994 (p. 58-59).
Se produit donc sous la plume de Filip Reyntjens comme un évidement du concept de « génocide », qui n’apparaît plus clairement comme le fruit d’un projet génocidaire identifié comme tel, mais comme une riposte presque improvisée face à l’avancée d’un FPR dont la stratégie cynique de conquête du pouvoir depuis 1990 aurait mené au génocide de 1994.
Une fois le rôle des extrémistes hutu ainsi minoré, il devient possible de parler d’une responsabilité du FPR : « La responsabilité du FPR n’est pas juridique, mais historique et politique. Au moment d’attaquer, en octobre 1990, il ne pouvait ignorer, à la lumière des expériences du passé, que l’attaque mettrait en péril de façon aiguë les Tutsi de l’intérieur. » (p. 84). Omettant de préciser que de nombreux combattants du FPR ont perdu des proches restés au Rwanda pendant les cent jours du génocide, Filip Reyntjens estime que le FPR a délibérément sacrifié les Tutsi de l’intérieur pour conquérir le pouvoir (p. 84-85). Il feint ainsi d’oublier le chantage récurrent du pouvoir hutu, depuis qu’en mars 1964 le président Kayibanda avait annoncé « la disparition de la race tutsi », en cas de révolte : à la « lumière des expériences du passé », les Tutsi ont donc appris à se taire pour ne pas courir le risque d’être exterminés. Voilà la logique qui conduit l’auteur à faire des victimes tutsi les co-responsables, par FPR interposé, de leur propre extermination. Au terme de son travail, Filip Reyntjens aboutit donc à un « retournement de l’accusation », selon l’expression d’Yves Ternon [1].
Non content d’avoir accolé une première fois le mot « génocide » à celui de « FPR » en le rendant co-responsable de l’extermination des Tutsi, notre juriste remet le couvert. Il s’étend sur les crimes de guerre, bien réels, commis par le FPR au Rwanda entre 1990 et 1994 (p. 78-83), tout en récusant la thèse du « double génocide » (p. 114) : le FPR n’a pas commis de génocide des Hutu, en 1994, au Rwanda. L’accusation de « double génocide » paraît, pourtant, simplement déplacée, temporellement et géographiquement, lorsque Filip Reyntjens évoque la « possibilité d’un génocide » (p. 106) « peut-être » (p. 116) commis par le FPR à l’encontre des Hutu au Zaïre/Congo en 1996-97. Il n’affirme rien : il suggère un génocide « peut-être possible ». Le rapport du Haut-Commissariat des Nations Unies aux Droits de l’Homme de 2010, dit « Rapport Mapping », qu’il cite à l’appui de son accusation, ne permet pas d’en dire davantage.
Après avoir chiffré à « probablement plusieurs dizaines de milliers » le nombre de Hutu tués au Congo par les troupes de l’AFDL/APR [la rébellion menée par Laurent-Désire Kabila et l’armée rwandaise de Paul Kagame], le rapport note en effet : « Finalement, les faits qui démontrent que les troupes de l’AFDL/APR ont épargné la vie, et ont même facilité le retour au Rwanda d’un grand nombre de réfugiés hutus plaident à l’encontre de l’établissement d’une intention claire de détruire le groupe » (§ 32). Il conclut à la nécessité d’une investigation plus approfondie : « Seule une pareille enquête suivie d’une décision judiciaire sera en mesure de déterminer si ces incidents constituent des crimes de génocide » (§ 522) [2]. Mais Filip Reyntjens ne s’embarrasse pas de ces précautions : il s’agit pour lui d’associer à nouveau les mots « génocide » et « FPR ». Même s’il n’est pas prouvé que les crimes rapportés puissent être qualifiés de « crimes de génocide », même s’ils sont postérieurs au génocide de 1994, il les mentionne comme pour les mettre en balance avec l’extermination des Tutsi. Il avait d’ailleurs préparé son lecteur à accepter cette confusion entre victimes et bourreaux dès la première page de son livre : « Comme le montre le cas des shiites et des sunnites, les victimes sont parfois auteurs de crimes et inversement » (p. 7).
Co-responsable du génocide des Tutsi et peut-être coupable de génocide au Congo, le FPR laisserait de surcroît se développer dans le Rwanda d’aujourd’hui « la violence structurelle qui avait précédé le génocide et qui pourrait à l’avenir se muer une nouvelle fois en violence aiguë » (p. 8). Une affirmation stupéfiante tant la situation du Rwanda en 2017 n’a rien de comparable avec celle qui a précédé le génocide : si des violations des droits de l’homme et des atteintes aux libertés sont commises par le pouvoir rwandais, nulle propagande haineuse, nul appel au meurtre d’une partie de la population, nul pogrom couvert par les autorités ne sont heureusement à déplorer, à la différence des années 1990-94.
La cause essentielle de cette supposée violence serait « la pratique d’une justice des vainqueurs ayant octroyé l’impunité aux membres du FPR suspects de crimes graves » (p. 95). Le TPIR est ainsi durement critiqué par Filip Reyntjens pour ne pas avoir poursuivi les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité du FPR, sans que l’auteur prenne soin de fournir un bilan plus complet et plus équilibré du travail de cette juridiction. Dans son ouvrage Pouvoir et génocide dans l’œuvre du Tribunal pénal international pour le Rwanda (Dalloz, 2017), la juriste Rafaëlle Maison estime pour sa part que le TPIR a péché par excès de prudence en poursuivant les génocidaires : il ne s’est saisi ni de la préparation du génocide, ni du lien éventuel entre l’attentat du 6 avril et le coup d’État des extrémistes hutu, pas plus que de la responsabilité du gouvernement intérimaire en tant que tel dans les massacres, ou encore de la question de la complicité française. Si les crimes du FPR n’ont été ni instruits ni punis par le TPIR, le rôle de l’Etat français ne l’a pas été non plus… Quant aux gacaca rwandaises [3], une présentation partiale conduit Filip Reyntjens à écrire qu’elles n’auraient « apporté ni justice, ni vérité, ni réconciliation » (p. 95), alors même que des spécialistes de ces juridictions populaires comme Hélène Dumas ou Phil Clark en tirent, sous ces trois aspects, un bilan bien plus positif, sans que Filip Reyntjens fasse connaître leurs arguments à son lecteur.
Au service de sa « thèse », faisant fi de toute déontologie universitaire et de toute probité intellectuelle, Filip Reyntjens recourt à des omissions délibérées, des falsifications de citations et des manipulations du lecteur. Concernant l’attentat du 6 avril 1994, le juriste belge laisse ainsi entendre que les « nouvelles enquêtes » des juges Trévidic et Poux ont abouti à « un faisceau d’indications » qui « désigne le FPR comme auteur de l’attentat » (p. 46), alors que c’est l’inverse : une expertise judiciaire ordonnée par ces magistrats, mais passée sous silence par Filip Reyntjens, indique que les missiles ayant abattu l’avion du président Habyarimana sont partis du camp militaire de Kanombe ou de ses abords immédiats, un endroit inaccessible à un commando du FPR. Cela laisse supposer que l’attentat a été commis à l’instigation des extrémistes hutu, et qu’il pourrait donc constituer le premier acte du coup d’Etat qui les a ensuite portés au pouvoir pour mener à bien leur projet d’extermination des Tutsi : tout l’inverse « d’un processus au cours duquel la possibilité d’un génocide s’est progressivement précisée et les instruments pour le réaliser ont été graduellement mis en place » après l’assassinat du président Habyarimana. Mais la manipulation la plus grave, et la plus significative de la volonté de l’auteur de rendre par tous les moyens le FPR co-responsable du génocide, reste celle qui consiste, en extrayant une citation de Roméo Dallaire de son contexte, à « faire avouer » à Paul Kagame qu’il a délibérément sacrifié les Tutsi de l’intérieur pour arriver au pouvoir (p. 84-85). [4]
Tout le livre de Filip Reyntjens paraît ainsi construit dans l’intention de diaboliser le FPR, de le dépeindre sous des traits aussi monstrueux que ceux des extrémistes hutu, comme si, aux yeux de l’auteur, cela pouvait expliquer – excuser ? - le comportement de ces derniers, qui eux, ont bel et bien commis un génocide, après avoir plongé le Rwanda dans la violence extrême de leur idéologie totalitaire. Pour parvenir à ses fins, nous l’avons vu, Filip Reyntjens gomme l’intention génocidaire, ce qui lui permet de renverser la responsabilité du crime en l’attribuant en partie au FPR ; il laisse entendre que ce même FPR a commis un génocide au Congo ; il suggère que les actuelles autorités rwandaises laisseraient s’installer dans le pays une situation pré-génocidaire. Le récit qu’il propose pour rendre compte du génocide des Tutsi est ainsi empreint, qu’il le veuille ou non, d’un négationnisme latent à travers la relativisation du génocide auquel il procède, la minoration de la volonté d’exterminer les Tutsi et un constant effort pour mettre en balance les agissements du FPR avec ceux des auteurs du génocide.
Filip Reyntjens prend pourtant grand soin de se démarquer des négationnistes, ces « assassins de la mémoire », selon la célèbre formule de Pierre Vidal-Naquet qu’il prétend sans vergogne faire sienne (p. 114). Ceignant par avance son front de la couronne du martyr, au cas où le reproche de négationnisme lui serait malgré tout adressé, il souligne que ce qualificatif est « souvent » utilisé par « le FPR et ses relais à l’étranger » contre « ceux qui critiquent le régime de Kigali ou dénoncent ses crimes tant au Rwanda qu’en République démocratique du Congo » (p. 115).
Cette vaine tentative de se mettre à l’abri des critiques par une diversion n’enlève rien au problème de savoir pourquoi un universitaire utilise les interstices laissés libres, selon lui, par le travail de la justice et des historiens pour brouiller par tous les moyens l’intention génocidaire et tenter d’inverser la responsabilité du génocide en la faisant porter tant que faire se peut aux victimes elles-mêmes, en jouant avec les faits pour parvenir à ses fins. En publiant ce livre, dont on se demande comment les Presses Universitaires de France peuvent le diffuser, le juriste belge concourt bel et bien à inoculer le poison du négationnisme dans l’opinion publique française. Un négationnisme, qui, par ailleurs, « contribue gravement à bloquer l’évolution nécessaire de la société rwandaise vers un avenir de liberté, débarrassé des démons de son racisme interne », selon les mots de Jean-Pierre Chrétien [5].
[1] Yves Ternon, « La négation du génocide. Une approche comparative », in B. Lefebvre et S. Ferhadjian (dir.), Comprendre les génocides du XXe siècle. Comparer-Enseigner, 2007, p. 168-169.
[2] Voir Rafaëlle Maison, « République démocratique du Congo : de la qualification de crimes de génocide », Billets d’Afrique n° 197, décembre 2010
[3] Ces juridictions traditionnelles faisaient office de « juge de paix » dans le Rwanda pré-colonial. Elles ont été réinstituées et chargées de juger les auteurs du génocide, à l’exception de ses responsables de premier plan, confiés eux à la justice ordinaire.
[4] Cf. "Les malversations intellectuelles du professeur Reyntjens", note de décryptage de l’association Survie, septembre 2017
[5] Jean-Pierre Chrétien, « Le génocide du Rwanda : un négationnisme structurel », Hommes & Libertés, n° 151, juillet/août/septembre 2010.