Survie

Cameroun : Massacres à huis clos

rédigé le 20 octobre 2017 (mis en ligne le 13 septembre 2018) - Alice Primo

La répression sanglante des mobilisations des anglophones contre leur « marginalisation », depuis un an, s’est encore aggravée début octobre, rappelant le déferlement de violence de l’État contre les émeutiers de février 2008, notamment à Douala. La France a, une fois de plus, prétendu n’être qu’en mesure de « suivre » la situation.

La crise que traverse le Cameroun depuis les premières manifestations contre ce que les anglophones appellent leur marginalisation, il y a un an (cf. Billets n°270, septembre 2017), est sur le point de faire imploser le pays. Dans une note détaillée publiée le 19 octobre [1], l’ONG International Crisis Group (ICG) explique qu’après la mi­-septembre, suite à l’explosion de bombes artisanales à Bamenda et à la découverte d’une autre bombe à Douala, « le gouverneur du Nord­-Ouest a pris des mesures drastiques : couvre-­feu, coupure d’Internet pendant 24 heures, interdiction de se rassembler et de manifester. Mais ces mesures n’ont pas empêché entre 30 000 et 80 000 personnes de manifester dans une trentaine de villes et localités anglophones (Bamenda, Buea, Kumba, Kumbo, Limbé, etc.) le 22 septembre pour réclamer la libération des détenus politiques anglophones, le départ du président Biya, la mise en œuvre du fédéralisme et la sécession. (...) Initialement pacifiques, les marches sont devenues violentes dans certaines localités. A Buea, certains des manifestants ont vandalisé le domicile du maire de la ville (un anglophone, mais farouche opposant à la mobilisation). A Mamfé, ils ont incendié un poste de gendarmerie. La réaction excessive des forces de défense et de sécurité à Santa, Bamenda, Ekona et Limbé a fait au moins quatre morts par balles parmi les manifestants et des dizaines de blessés.  » C’était juste au moment de l’Assemblée générale des Nations-­Unies, au cours de laquelle Paul Biya a fait une intervention à la tribune – devant une salle aux trois quarts vide, en dépit de la diffusion sur le compte Twitter de la présidence camerounaise d’un cliché de salle comble (pris à un autre moment) accolé à l’image du vieux dictateur en train de lire son discours. Selon Le Monde (26/09), des haut-­fonctionnaires camerounais attendaient à cette occasion un message d’apaisement du président. Mais le dédain pour le « problème anglophone » a été une fois de plus la règle – comme si ne pas évoquer ce sujet dans l’enceinte onusienne pouvait permettre de le masquer aux yeux du monde. Le vieil autocrate n’a d’ailleurs pas pris la peine de regagner ensuite son pays, il est comme à l’accoutumée aller se prélasser à Genève, où il réside une partie de l’année.

Mobilisation massive

Ce mépris n’a fait que renforcer, si besoin était, la détermination des sécessionnistes anglophones à proclamer l’indépendance de leur nouvel Etat, « l’Ambazonie », le 1er octobre, date symbolique de l’anniversaire de la réunification des Cameroun anglophone et francophone en 1961 (cf. Billets n°270, septembre 2017). Selon ICG, « l’ampleur des manifestations du 22 septembre, les plus massives au Cameroun depuis celles de février 2008, semble avoir surpris les autorités qui avaient jusqu’à présent sous­ estimé le mécontentement anglophone et le poids de la mouvance sécessionniste. C’est probablement ce qui a poussé le gouvernement à déployer un nouveau renfort de 1 000 soldats et à imposer un état d’urgence ainsi qu’une loi martiale de fait (arrestation de civils par les militaires, jugements dans les tribunaux militaires). » L’ONG se fait plus précise en évoquant plus loin « un contexte d’état d’urgence et de loi martiale, imposés de fait par les gouverneurs des deux régions du 29 septembre au 3 octobre : couvre-­feu, interdiction de manifester, interdiction de se réunir à plus de quatre, fermeture des frontières terrestres et maritimes des régions, renforts militaires, interdiction de circuler d’un département à l’autre, interdiction de circuler à moto, coupure des réseaux sociaux, puis d’Internet et de l’électricité. Le 1er octobre, il était aussi interdit de sortir des maisons.  » Le décret pris par le Préfet d’un département particulièrement mobilisé annonçait même que toute personne se trouvant dans la rue le dimanche 1er octobre sans y être expressément autorisée serait considérée comme « terroriste ». Un chef d’inculpation qui, au Cameroun, vaut depuis 2014 la peine de mort.

« no violence »

En dépit de ces mesures et du déploiement militaire digne d’un contexte de guerre civile, la population est sortie, le 1er octobre : « Le 1er octobre, des dizaines de milliers de personnes ont entrepris de marcher pacifiquement (arbres de la paix en main et scandant « no violence ») pour proclamer l’indépendance de l’Ambazonie (...). A Bamenda, Buea et dans des dizaines de villes et localités, ils ont défilé et hissé les drapeaux de l’Ambazonie à des carrefours et sur les chefferies traditionnelles, un commissariat de police et un poste de gendarmerie. L’indépendance a été symboliquement proclamée dans les chefferies. » (ICG, 19/10) La coupure d’internet, ordonnée par le gouvernement et docilement mise en œuvre par la filiale camerounaise du groupe Orange (dont 23 % du capital est indirectement détenu par l’État français) et son concurrent sud-­africain MTN, a produit l’effet recherché. Le black­out numérique était quasi total et il était extrêmement difficile, à distance, de savoir ce qu’il se passait : une répression féroce, mais à huis clos. Puis les bilans, forcément provisoires et partiels, ont commencé à circuler. Si le premier décompte de 17 morts minimum s’est largement imposé dans les médias français, il est désormais complètement obsolète. Le Réseau des droits de l’homme en Afrique centrale (REDHAC) affirme qu’au moins 100 manifestants ont été tués, et a publié une liste nominative pour 30 d’entre eux. ICG, qui a recueilli des témoignages de fonctionnaires anglophones affirmant la même chose, reste plus prudente. L’ONG affirme avoir établi un « bilan minimal de 40 morts en se fondant sur une dizaine de vidéos des violences contrevérifiées, sur une liste nominative de 30 victimes établie par le REDHAC et des entretiens avec les familles de ces victimes, et enfin par le décompte de nombreux corps découverts à des endroits identifiables au Sud­-Ouest et Nord­-Ouest et dont bon nombre présentent des impacts de balles et sont dépourvus de documents d’identité. Crisis Group a également reçu plusieurs témoignages, y compris d’un policier et d’un militaire, sur de nombreux corps emportés par des militaires » ICG a fait le compte : en un an, depuis la répression des premières mobilisations contre la « marginalisation » des anglophones en octobre 2016, il y a eu au moins 55 personnes tuées et plusieurs centaines de blessées, auxquelles s’ajoutent des centaines d’arrestations : plus de 500 pour la seule journée du 1er octobre selon Amnesty International (13/10).

Diplomatie de la carpe

Le 4 octobre, le Royaume-­Uni et les Etats­-Unis ont réagi. Le département d’Etat états-­unien a condamné « l’usage de la force par le gouvernement camerounais, pour réprimer les libertés d’expression et de manifestation pacifique des citoyens  », et appelé au respect des droits des Camerounais, notamment en ce qui concerne l’accès à internet. Le ministre britannique des Affaires africaines a quant à lui appelé à « s’assurer que les actes des forces de maintien de l’ordre sont proportionnés, qu’ils respectent de manière stricte les droits de l’Homme, et qu’ils soient dans l’intérêt des populations et de la préservation de leurs biens.  » La veille, au point presse du ministère des Affaires étrangères (MAE), le porte­ parole du Quai d’Orsay avait fait la démonstration du cynisme de la diplomatie française. La réponse creuse du point presse du lundi 2 octobre ayant légitimement laissé les journalistes sur leur faim, il s’est vu demandé : « les services de sécurité au Cameroun auraient tué au moins 17 personnes dans les régions anglophones ce week­end et bloquent les réseaux sociaux. Quelle est votre réaction face à la manière du gouvernement camerounais de gérer la crise ?  » Peine perdue : « Je vous rappelle la réponse que nous avons faite hier à ce sujet : "La France suit avec attention la situation au Cameroun et est préoccupée par les incidents survenus durant le week­end, qui ont fait plusieurs victimes. Nous appelons l’ensemble des acteurs à la retenue et au rejet de la violence".  » Renvoyer dos à dos une popula­tion qui manifeste pour ses droits et une armée en partie équipée et formée par la coopération française, pourquoi se gêner ?

Dialogue de sourds

Nouvelle tentative au point presse du 5 octobre : « Des réseaux camerounais parlent d’entre 30 et 100 morts après les incidents dans les zones anglophones le week­end dernier et le département d’État a hier critiqué l’utilisation de la force par les autorités camerounaises ainsi que le blocage de l’Internet dans cette région. Estimez­-vous que la gestion de cette crise par les autorités est acceptable ?  » Réponse : « Comme nous l’avons déjà indiqué, la France est attentive à la situation au Cameroun, pays ami et partenaire. Nous sommes préoccupés par les incidents survenus durant le week­end et appelons l’ensemble des acteurs à la retenue et au rejet de la violence. Nous encourageons le règlement des tensions actuelles par le dialogue, en vue de répondre, de manière pacifique et concertée, aux préoccupations de toutes les parties, dans le respect de l’unité et de l’intégrité du pays.  » Impossible de savoir si le porte­-parole du MAE a déjà essayé de dialoguer avec un hélicoptère qui lui tire dessus...

Partenaire particulier

Surtout, prétendre être « attentif  » à la situation chez un tel « partenaire » que le Cameroun relève d’une ironie scandaleuse, puisque la France observe cette violence depuis l’intérieur même de l’appareil répressif, du fait de sa coopération policière et militaire. Notre ambassade sur place ne se vante­-t-elle pas sur son site internet que « le Cameroun en tant que puissance avérée dans la sous­-région dispos[ait en 2010] de la plus importante mission de coopération avec 24 coopérants  » ? Avant l’ouverture d’un front de "lutte contre le terrorisme" à l’Extrême­-Nord, au titre duquel cette coopération a pu s’intensifier, le député Michel Terrot (Les Républicains) écrivait dans un rapport fait au nom de la commission des Affaires étrangères que la France « entretient avec le Cameroun une coopération de défense importante, d’un montant de 3,95 millions d’euros en 2011 [...]. L’aide se traduit notamment par la mise à disposition de 17 coopérants permanents, pour l’essentiel basés à Yaoundé et par l’attribution d’une aide logistique directe de près de 300 000 euros. [...] Le budget total des actions de formation de défense menées au Cameroun est de 754 000 euros. [Sans compter] la présence d’un conseiller auprès du ministre de la défense et des hautes autorités militaires ». Aujourd’hui, aucune information publique n’est communiquée sur cette coopération... de peur qu’on demande des comptes aux Français détachés comme « conseillers » au sein de l’armée et la police camerounaises ?

Répression sanglante le 1er octobre

ICG estime que la répression a fait au moins 40 morts et plus de 100 blessés parmi les manifestants : « Ce lourd bilan est dû aux tirs à balles réelles et à l’usage excessif des gaz lacrymogènes, y compris dans les maisons ou contre des fidèles sortant des églises. Les forces de défense et de sécurité ont arrêté des centaines de personnes sans mandat, y compris à leur domicile, et in­fligé des tortures et des traitements inhu­mains et dégradants. Des abus sexuels, des destructions de propriété et des pillages dans les maisons par des militaires et poli­ciers, et des tirs sur les manifestants à Kumba, Bamenda et près de Buea par des hélicoptères ont été signalés par une di­zaine d’habitants, des élus locaux, des hauts fonctionnaires, la presse, des orga­nisations de droits de l’homme et les évêques catholiques des deux régions. Les villages des chefs de file sécessionnistes tels que Ewele, Akwaya, Eyumodjock et Ekona ont été pris pour cible par les forces de dé­fense et de sécurité, obligeant des milliers de jeunes hommes à s’enfuir en brousse par peur d’être tués ou d’être arrêtés et torturés. (...) L’ancien magistrat à la Cour suprême, Ayah Paul Abine, déclare sur sa page Facebook avoir échappé à un assas­sinat à son domicile à Akwaya, qui aurait aussi été pillé par des militaires. Les vio­lences, arrestations et pillages par les mili­taires et policiers se sont poursuivis toute la semaine suivante, notamment dans le département de Manyu. Le maire adjoint de Ndu, suspecté de sécessionnisme, au­rait été tué à son domicile par des mili­taires, le 2 octobre. » (ICG, 19/10) Dans une déclaration publiée le 6 oc­tobre, les évêques du diocèse de Bamenda, dans le Nord-­Ouest, ont condamné « la barbarie et l’usage irresponsable d’armes à feu contre les civils non armés par les Forces de défense et de sécurité, même en réaction à des provocations ». Ils ont ainsi témoigné des attaques contre leurs fidèles à la sortie de la messe, ensuite « pourchas­sés dans leurs maisons, certains arrêtés, d’autres mutilés, tandis que d’autres en­core – dont des adolescents sans défense et des personnes âgées – ont été tués par des tirs, notamment depuis des hélicoptères ». Ils affirment en outre que des corps de victimes ont été « emportés on ne sait où ».

[1International Crisis Group, « Cameroun : l’aggravation de la crise anglophone requiert des mesures fortes », Briefing n°130, 19 octobre 2017.

#GénocideDesTutsis 30 ans déjà
Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 271 - octobre 2017
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