Survie

12 janvier 1985 : Assassinat de Machoro et état d’urgence en Kanaky

Eloi Machoro (photo David Robie)
rédigé le 12 janvier 2018 (mis en ligne le 15 janvier 2018) - Mathieu Lopes

Membre du FLNKS [1], Eloi Machoro a été une figure de la lutte pour l’indépendance de la Kanaky.
Partisan d’une lutte radicale, ne rechignant pas à utiliser les armes, il était devenu la bête noire
de l’administration française et des colons. Il fut tué par les balles du GIGN le 12 janvier 1985.

L’histoire politique d’Eloi Machoro se
construit en réponse à la violence des
années 70 et 80 en Nouvelle Calédo­nie. Les colons, fortement marqués à droite
et extrême­droite, disposaient d’armes dont
ils n’hésitaient pas à se servir en tout impu­nité. Leur désarmement était un objectif po­litique pour les indépendantistes. Eloi
Machoro prit la suite de Pierre Declercq, as­sassiné en 1981, comme secrétaire général
de l’Union Calédonienne, parti membre du
FLNKS.

Rapport de force anticolonial

En novembre 1984, le FLNKS mena une
campagne de « boycott actif » des élections
locales (au­-delà de l’abstention, cela consis­tait à perturber le vote). A cette occasion,
Eloi Machoro se fit connaître en brisant une
urne d’un coup de hache. Sa photo fit alors
le tour de la presse française. En Nouvelle­
Calédonie, il s’opposa à l’extrême­-droite caldoche, en menant notamment des opéra­tions de désarmement des colons. Durant
trois mois, de septembre à novembre 1984,
un groupe dont il faisait partie tint le siège
de la ville de Thio, coupant l’activité de la
mine de nickel qui s’y trouve. Pour un de ses
proches « Eloi était la bête noire de l’ex­trême­droite locale... Sans tirer un coup
de feu, il avait désarmé la totalité des euro­
péens de Thio
 » [2].

L’usage des armes par Machoro ne fit ja­mais de victime, même lorsqu’il s’opposa à
des groupes de gendarmes du GIGN venus
pour briser le siège de Thio. Le 1er dé­cembre 1984, dès l’atterrissage de leurs héli­coptères, ceux­-ci furent entourés et
neutralisés par plusieurs centaines de Ka­naks armés. La seule victime de cette his­toire fut l’amour­-propre du capitaine Picon,
qui n’accepta de déposer son arme qu’après
une gifle d’Eloi Machoro. Le gendarme gar­da une rancœur profonde de cette humilia­tion, qui eut des conséquences par la suite.

La stratégie de rapport de force d’Eloi
Machoro pouvait être considérée comme
complémentaire de celle de négociation
portée par Jean­-Marie Tjibaou ou Yeiwene
Yeiwene. « Il savait qu’à moins d’infliger
une défaite retentissante à ses adversaires,
rien de stable pour le peuple kanak ne
pourrait jamais être mis en place. [...]
L’esprit, non pas tant revanchard que ra­
ciste, des Européens locaux, leur ferait employer tous les moyens pour effacer la
réalité kanak de la carte. [...] Dans
quelques mois, le Gouvernement de droite
allait être notre seul interlocuteur. Il serait
alors indispensable, en face de lui, de se
trouver en position de force.
 » [Ibid.]

Le siège de Thio apparaissait comme un
moyen efficace d’établir ce rapport de force,
sans effusion de sang. Eloi Machoro et ses
camarades décidèrent alors de renouveler
cette action dans la ville de la Foa. Le niveau
de violence en Nouvelle­-Calédonie avait
augmenté depuis le massacre d’Hienghène
le 5 décembre 1984, où des Caldoches
avaient tué 10 Kanaks dans une embuscade,
probablement autant par haine que par vo­lonté d’envenimer la situation à l’heure où
une partie du FLNKS négociait avec l’État
français. Les menaces sur Eloi Machoro se
faisaient plus concrètes : « Les Caldoches
s’acharnaient sur Machoro. Les colons
montaient embuscade sur embuscade,
pour le coincer, sans résultats. La Gendar­merie le suivait à la trace, justement in­quiète de ses activités. En un certain sens, il
avait la baraka, tout le monde venait der­rière sans parvenir à le précéder.
 » [3]

Les balles de la République

Le 10 janvier 1985, un jeune Caldoche,
Yves Tual, est tué lors d’un accrochage avec
deux Kanaks venus inspecter une ferme,
qu’ils suspectaient probablement d’abriter
des armes. Des émeutes sont déclenchées à
Nouméa par les colons, qui s’attaquent à des
locaux d’indépendantistes ou de sympathi­sants et affrontent les CRS. La rumeur enfle
d’une responsabilité (hautement impro­bable) d’Eloi Machoro dans la mort du jeune
Tual.

Le 11 janvier 1985, la ferme, où le leader
indépendantiste se trouve en compagnie de
plusieurs camarades pour préparer le siège
de la Foa, est encerclée par des gendarmes.
Parmi les militaires se trouvent trois tireurs
d’élite du GIGN, dont le capitaine Picon, hu­milié par Machoro un mois et demi plus tôt. Au matin du 12 janvier, Eloi Machoro et Mar­cel Nonnaro sortent de la ferme suite aux
appels des gendarmes. D’après les témoins
indépendantistes, ils ont leurs armes mais
ne les épaulent à aucun moment et ré­clament de parler au sous­-préfet. « À
6 heures, un ordre tombe de Nouméa : "Tir
de neutralisation sur la personne d’Eloi
Machoro et de Marcel Nonnaro"
 » [4]. Les
deux hommes sont abattus par les tireurs du
GIGN. Le Haut­Commissaire de la Répu­blique de l’époque Edgard Pisani s’en défen­dra plus tard, arguant que selon lui l’ordre
était de « neutraliser » et non pas de
« tuer » [5].
La version étatique est que les Kanaks,
qui occupaient la ferme, avaient ouvert le
feu contre les gendarmes, qui durent ripos­ter, les tuant « accidentellement ». Mais il ap­paraît que le terme d’occupation est
inadapté, car les Kanaks connaissaient per­sonnellement le propriétaire des lieux. Sur­
tout, pour les témoins indépendantistes,
mais aussi d’après un gendarme, Lahouari Bouhout, aucun coup de feu n’a été tiré par
les Kanaks. Ce même gendarme affirmera
plus tard que les ordres étaient précis « la
gendarmerie devait tuer trois hommes. On
nous a demandé de tenir secret et de dire
que c’était un accident
. » [6] La troisième
cible, qui serait François Burck [7] d’après les
indépendantistes [8], a eu la vie sauve. Les ca­marades de Machoro racontent également
que les gendarmes auraient fait feu avec les
armes des indépendantistes après les avoir abattus pour simuler une fusillade, et au­raient frappé les survivants pour les obliger à
signer des témoignages en ce sens (ce qu’ils
ont refusé de faire) [9].

À qui le crime profite

L’effet politique de la mort d’Eloi Macho­ro est immédiat. Le même jour, le maire de
Nouméa annonce à un millier de colons ras­semblés sur une place la mort de l’indépen­dantiste. La foule explose de joie [10]. Edgard
Pisani, qui a beau prétendre que la mort des
Kanaks est accidentelle, insiste sur les béné­fices : « Pour être honnête, je dois dire
qu’aussi involontaire qu’elle ait été, la mort
d’Eloi Machoro rendait service à la cause
de la paix. [...] Il aurait même représenté,
au sein du FLNKS comme à l’extérieur de
celui­-ci, un obstacle. Je regrette vraiment
qu’il ait été tué, mais je crois que cette mort
rendit service à la Nouvelle Calédonie
 ».
Dans la foulée, l’état d’urgence est ins­tauré sur le pays. « Le 12 janvier au matin
donc, Nouméa sortait d’une nuit d’émeute,
la population caldoche était en état d’in­surrection et on pouvait craindre que la
mort d’Eloi Machoro ne déclenche une
vague de violence chez les Canaques (sic).
Je pris la décision d’instaurer l’état d’ur­gence. Il s’agissait moins de tirer avantage
des dispositions autorisées par celui­-ci que
de provoquer un choc dans la population,
en Nouvelle Calédonie comme en métro­pole. Il fallait que les habitants de Nouvelle
Calédonie aient conscience de ce qu’un pas
avait été franchi au­-delà duquel la
moindre atteinte à l’ordre serait réprimée ;
il fallait que les extrémistes de la droite cal­doche de Nouméa comprennent qu’il
n’était plus question qu’ils bénéficient, au
regard de la loi, de la relative impunité
dont ils bénéficiaient de fait depuis trente
ans. Que faire quand on a une police qui,
au quotidien, se sent viscéralement soli­daire de ceux qui menacent l’ordre public ?
Il fallait que les Canaques s’en remettent à
la seule action politique.
 » [11]
Ces propos portent, malgré tout, une re­connaissance de la violence coloniale subie
par les Kanaks et de la rationalité du recours
à la lutte armée pour s’y opposer, comme
Eloi Machoro l’a fait, puisqu’il conclut que le
musellement des colons, dont la police était
complice, a ouvert la voie à une solution po­
litique. L’impunité des Caldoches y est clai­rement affirmée. Mais ils sont aussi une
illustration de l’intérêt politique de l’état
d’urgence pour l’État français, éclairante
pour les enjeux contemporains.
A l’approche du référendum de décolo­nisation de la Nouvelle Calédonie, le rappel
de l’histoire d’Eloi Machoro, comme
d’autres épisodes, encore proches, est im­portant pour illustrer le caractère colonial et
sanglant des rapports sociaux dans ce pays.
Il est une contradiction douloureuse aux
voix qui invitent à « passer à autre chose », à
tourner la page d’un passé qui n’a pas été
soldé pleinement, et qui poussent à accep­ter le fait accompli de l’occupation française.

[1Front de libération nationale Kanak et socialiste, coa­lition de partis créée en septembre 1984 qui porte la re­vendication indépendantiste

[3Ibid.

[4Ibid.

[5Edgard Pisani, Persiste et Signe, p.340, ed. Odile Jacob.

[6« Un ancien gendarme affirme qu’Eloi Machoro a été
tué sur ordre », Le Monde, 04/12/1986.

[7Seule figure indépendantiste de l’Union Calédonienne
ayant survécu aux « événements » des années 80, il suc­cédera à Jean­-Marie Tjibaou à la tête de l’organisation en
1989

[8David Robie,« Assassins in Kanaky », Covert Action In­
formation Bulletin
n°29, 1988.

[9René Guiart, op. cit

[10Soir 3 du 12 janvier 1985, archives INA.

[11Edgard Pisani, op. cit. p.342.

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