Avec la guerre contre Boko Haram, puis la « crise » (qui a de plus en plus des airs de guerre larvée) dans les régions anglophones, Paul Biya a dû abandonner son slogan de « président de la paix ». A la tête du Cameroun depuis 1982 (mais dans les arcanes du pouvoir depuis 1962), ce dinosaure de la Françafrique préside à l’effondrement du pays.
A l’instar du Gabonais Omar Bongo, mais de façon plus discrète pendant les 20 premières années de sa longue carrière au sommet de l’Etat camerounais, il a connu tous les présidents de la Vème République française – jusqu’à Emmanuel Macron, contrairement à Omar Bongo. Propulsé chargé de mission à la Présidence du tyrannique Ahmadou Ahidjo en 1962, en pleine guerre franco-camerounaise contre les indépendantistes alors emmenés par Ernest Ouandié, il se hisse progressivement au sommet de l’État, avec l’aide de ses alliés français. Secrétaire général de la présidence début 1968, Premier ministre en 1975, il assure à partir de novembre 1982 l’intérim d’Ahidjo, lorsque celui-ci est poussé à la démission par les Français. Il ne reste plus à Biya qu’à être « élu », ce qu’il fait sans adversaire en 1984 et 1988 puis, à l’ère du multipartisme, en 1992, 1997, 2004 et 2011 – jamais de façon régulière. Biya a ainsi été au cœur du pouvoir quasiment dès l’indépendance officielle du Cameroun, ancienne colonie allemande placée sous la tutelle partagée de la France et du Royaume-Uni : d’abord du temps où le pays était une république fédérale de deux États (francophone et anglophone), créée en octobre 1961, puis après la fin du fédéralisme en mai 1972. Il est l’incarnation du pouvoir camerounais et des complicités françaises.
A partir de 2014, des rumeurs circulent opportunément sur le souhait qu’auraient les Français de le voir quitter le pouvoir, faisant implicitement de lui le nouveau héraut de la lutte contre l’ingérence de Paris, aux yeux d’une population qui n’a légitimement pas supporté le jeu français en Côte d’Ivoire. Un vieux dictateur alors au pouvoir depuis 32 ans est certes un allié gênant pour François Hollande, qui préfère s’afficher avec ses homologues sénégalais ou nigérien, devenus les cautions démocratiques de sa politique africaine. Mais les enlèvements de plusieurs Français dans le nord du pays (dont des émissaires de Biya négocient la libération à coups de millions) et la préservation des multiples intérêts économiques français (Bolloré, Orange, Total, Société Générale, Rougier, Compagnie Fruitière, Vinci, Razel, etc.) rendent l’étape camerounaise incontournable lors de la tournée africaine de François Hollande de 2015 [1]. Durant la conférence de presse commune, Paul Biya répond avec malice au journaliste français qui l’interroge sur sa longévité au pouvoir que « Ne dure pas au pouvoir qui veut, mais dure qui peut », recyclant une expression de la rue camerounaise pour renvoyer diplomatiquement dans les cordes son homologue, alors au plus bas dans les sondages d’opinion dans l’Hexagone. Les partisans de Biya exultent, tandis que la diplomatie française s’assure discrètement que les autorités camerounaises vont revenir sur leur décision d’écarter Bolloré de la concession du port en eaux profondes de Kribi, en construction dans le sud du pays. Tout peut continuer, business as usual.
Mais l’immobilisme politique d’un pays dirigé depuis l’hôtel Intercontinental de Genève, où Biya passe le plus clair de son temps, ne peut mener qu’à l’effondrement. L’économie domestique s’enlise chaque jour un peu plus, au profit de l’extraction des richesses du pays, exportées en Chine ou en Europe. Afin de ne pas perdre un accès préférentiel au marché de l’Union européenne (UE), qui profite en réalité principalement aux exportations de son agro-industrie bananière (le groupe marseillais Compagnie Fruitière en tête), le Cameroun ratifie en 2014 son Accord de Partenariat Economique (APE) intérimaire, qui entraîne depuis août 2016 la suppression progressives de taxes sur l’importation de produits européens. Fin juin 2017, les douanes camerounaises se sont félicitées de n’avoir enregistré un manque à gagner « que » de 600 millions de francs CFA (91 000 euros) en 10 mois, alors que les projections misaient sur 15 milliards de F CFA en un an (23 millions d’euros). Comme les exportations de banane, le démantèlement des taxes douanières va se poursuivre, réduisant les recettes fiscales d’un État ruiné et surendetté par 35 ans de Biya-isme, tandis que la population se bat au quotidien pour survivre.
Depuis 2016, les anglophones défendent leurs droits : au-delà de la question linguistique, c’est une histoire, un système juridique et une culture politique qui sont en jeu. Le pouvoir a systématiquement réprimé les manifestations contre ce que les habitants des deux grandes régions anglophones appellent leur « marginalisation », conduisant à l’escalade et à la radicalisation du mouvement – auquel le gouvernement répond depuis septembre 2017 par une véritable guerre contre une partie de sa population (cf. Billets n°271, octobre 2017), qui se poursuit par des attentats sporadiques contre les forces de l’ordre, lesquelles se vengent régulièrement sur la population. Des dizaines de milliers de Camerounais anglophones ont fui au Nigéria voisin, comme l’expliquait un fonctionnaire nigérian au micro de RFI (25/01) : « Nous avons recensé près de 33 000 migrants camerounais. Un grand nombre est arrivé par la route. Mais certaines personnes traversent la forêt, d’autres le fleuve. C’est donc très difficile de les enregistrer sur nos bases de données ». Parmi ces réfugiés, 47 leaders anglophones ont été arrêtés et extradés vers le Cameroun en janvier, entraînant une condamnation du Haut Commissariat aux Réfugiés des Nations-Unis, qui déclarait le 1er février que « leur retour forcé est en violation du principe de non-refoulement qui constitue la pierre angulaire du droit international relatif aux réfugiés ». Sans doute pas de quoi choquer Emmanuel Macron, qui brille par l’inhumanité de sa propre politique d’asile, et qui s’est déjà affiché à deux reprises, au sommet UE-Afrique d’Abidjan fin novembre et au One Planet Summit organisé à Paris le 12 décembre (cf. Billets n°273, décembre 2017-janvier 2018), avec le vieux despote.
Nous publions en ligne cet article (paru dans le numéro de février 2018 de Billets d’Afrique) le 13 février, jour du 85ème anniversaire de Paul Biya... alors même que des rumeurs circulent depuis le début du mois sur sa possible hospitalisation, que la diffusion le 10 février d’un discours présidentiel pré-enregistré n’ont pas suffi à faire démentir.
[1] Voir le dossier publié par Survie le 30 juin 2015, « Tournée africaine de Hollande : diplomatie, business et dictatures »