Survie

L’impunité ordinaire des militaires en Opex

Camp de M'poko, à côté de l'aéroport de Bangui, en juin 2014 (licence CC UN Photo/Catianne Tijerina)
rédigé le 29 janvier 2018 (mis en ligne le 8 février 2018) - Raphaël Granvaud

Sans surprise, les juges d’instruction ont délivré une ordonnance de non­-lieu dans l’affaire
des viols commis sur des mineurs par des militaires français de l’opération extérieure (Opex)
Sangaris en Centrafrique, suivant en cela les réquisitions du parquet. Un remarquable travail
d’enquête existe pourtant, publié par Mediapart [1] , concernant les exactions des militaires
français, mais également les méthodes très particulières des enquêteurs militaires.

La décision des juges d’instruction [2]
était malheureusement attendue
depuis que, fin décembre 2016, deux
des trois enquêtes ouvertes pour les
agressions sexuelles commises par des
militaires français en Centrafrique avaient
été closes sans qu’aucune mise en examen
ne soit prononcée. Parmi elles, l’affaire des
viols sur des enfants du camp de Mpoko, qui
avaient été révélées grâce au lanceur d’alerte
de l’ONU Anders Kompass et au journal
britannique The Guardian (cf. Billets n° 251,
novembre 2015
, et n°257, mai 2016). Un
timing qui ne devait rien au hasard, selon
l’avocat des enfants de Mpoko : « On prend
de court les parties civiles en leur notifiant
la fin de l’instruction pendant les vacances
d’été ou pendant les fêtes de fin d’année.
C’est comme cela que l’on fait avec les
dossiers que l’on veut étouffer
 » (06/01/17).
Autre coïncidence ? Cette décision avait été
rendue publique début janvier 2017 alors
que le journal en ligne Mediapart publiait
une nouvelle enquête de Justine Brabant et
Leïla Miñano sur les violences sexuelles
commises par des soldats français en
Centrafrique (« Les exactions impunies de
l’opération Sangaris
 », 03/01/17), en lien
avec le projet Zero Impunity, qui
« documente et dénonce l’impunité dont
bénéficient les auteurs de violences
sexuelles en conflit armé
 ». En mars 2017, le
parquet demandait le classement, estimant
que « les éléments recueillis lors de
l’ensemble des investigations et la variation
des témoignages
 » ne permettaient pas
« d’établir des faits circonstanciés et étayés
à l’encontre des militaires
 » (AFP, 15/01/08).
Mediapart s’interrogeait alors (24/03/17), révélant que
certaines « incohérences » mises en avant
découlaient d’une lecture partielle et
partiale des déclarations des victimes. Un
exemple parmi d’autres : un des agresseurs
est décrit comme « à la fois blanc et à la
fois noir
 », autrement dit métis, ce que
confirme un autre enfant qui mentionne son
accent créole. « [Le militaire mis en cause]
de race blanche (sic) au début de
l’audition par la BRP [brigade prévôtale]
devient noir à la fin de l’audition
 »,
commente un gendarme avec l’intention
manifeste de discréditer l’accusation.
« Appréciations personnelles, raccourcis,
commentaires qui entrent en contradiction
manifeste avec d’autres éléments du dossier
(...) la méthode interroge
 », s’étonnaient
les journalistes.

Une hiérarchie aux petits soins

A l’inverse, certains éléments aggravants
ne semblent pas avoir été pris en compte.
Les ordinateurs de certains des militaires mis
en cause contenaient en effet des images et
vidéos à caractère pédopornographique,
rapportent Justine Brabant et Leïla Miñano
dans Mediapart (03/01). En outre, « prompts
à relever les incohérences dans les
témoignages des enfants, les gendarmes ne
semblent pas toujours l’avoir été autant
pour confronter les militaires mis en
cause
 » (24/03). Les écoutes téléphoniques
réalisées sur les suspects sont pourtant
édifiantes : « Le chef m’a dit de te dire pour
l’histoire là, quand ils t’ont interrogé et tout
là... Il faut que tu l’appelles, le chef, tu lui
expliques bien ta version, comme ça il ne
dit pas un autre truc et tu dis un autre truc
(...) comme ça ils disent la même version,
tous
 », explique l’un d’entre eux à son frère
d’armes. Les journalistes s’interrogent : « Les
militaires se sont­-ils concertés afin de livrer
le même témoignage, qui plus est sous ordre
de leur commandement ? Les faits sont
potentiellement graves, mais impossibles à
vérifier : les prévôtaux n’ont pas jugé utile
de convoquer à nouveau les deux soldats
pour qu’ils s’en expliquent
. » Les enquêtes
concernant les militaires en opex sont en
effet menées par la gendarmerie prévôtale,
c’est­-à­-dire... des militaires. En toute
indépendance, bien sûr. Les compte­-rendus
d’enquête consultés par les deux journalistes
confirment que ces derniers avaient surtout
à cœur de blanchir les accusés plutôt que
d’établir la vérité.

Des enquêtes à décharge

Mediapart met également le doigt sur la
faiblesse des moyens matériels mis au service
des enquêtes et le peu d’empressement à
conduire ces dernières, qui contrastent avec
les promesses de lutte contre l’impunité
formulées par François Hollande et son
ministre de la Défense Jean­-Yves Le Drian,
quand les viols avaient été révélés par la
presse anglaise. Ainsi par exemple, pour le
cas d’une mineure mise enceinte par un
militaire de Sangaris : « le parquet de Paris
met huit mois à adresser aux autorités
centrafricaines une demande d’entraide
pénale internationale (...). Il faudra
attendre encore cinq mois pour que les
gendarmes français se rendent à Boda
pour soumettre à Noella [la jeune
centrafricaine] des photos de militaires,
afin d’identifier le père.
 » Ils attendaient la
mise à disposition d’un hélicoptère alors que
la localité est accessible par la route... Une
fois le déplacement effectué, « les
enquêteurs français n’ont pas fait procéder
à un test ADN. Ils ont simplement demandé
à sa famille son groupe sanguin – qu’elle ne
connaissait pas
 » (03/01/17). La plainte de la
jeune centrafricaine a été classée sans suite le
20 novembre 2016 par la justice française, qui
n’a pas jugé utile de l’en avertir. « Pas plus
que le Parquet de Paris n’a averti Olivier
Mbombo
Mossito,
le
procureur
centrafricain qui lui avait transmis le
dossier
 » (06/01/17). « Il y a un sentiment
d’injustice, de déception, de désolation
 »,
avait réagi ce dernier. Aujourd’hui, c’est le
porte­-parole du gouvernement centrafricain
qui a publiquement déploré la légèreté avec laquelle le dossier a été enterré (RFI, 22/01).
Outre leur dépendance politique et militaire
à l’égard de Paris, les autorités centrafricaines
n’ont apparemment pas de recours légal
possible.

Des procédures d’exception

Comme Billets d’Afrique l’avait expli­qué,
en vertu de l’accord entre la France et
les autorités centrafricaines provisoires
portant sur Sangaris et signé peu après le dé­but de l’opération à Bangui le 18 décembre
2013, « les Membres du personnel du
détachement français bénéficient des
immunités et privilèges identiques à ceux
accordés aux experts en mission par la
convention sur les privilèges et immunités
des Nations unies du 13 février 1946
 » et ne
peuvent être jugés qu’en France. Des clauses
habituelles que l’on retrouve dans les
accords contractés avec d’autres pays où
l’armée française est présente (cf. Billets
n°231, janvier 2014, pour le cas du Mali
). Si la
justice militaire s’est « civilisée » avec la
disparition du Tribunal aux Armées de Paris
(TAP), d’autres verrous ont été institués.
C’est par exemple le parquet, dépendant de
l’exécutif, qui a depuis 2013 le monopole des
poursuites – c’est­-à­-dire que les parties
civiles ne peuvent plus les déclencher. Et la
fâcheuse tendance à laver le linge sale en
interne, ou à simplement faire semblant, n’a
pas disparu. Mediapart, qui rapporte
plusieurs cas de viols signalés à la justice
française par la justice centrafricaine, des
ONG locales ou Médecins Sans Frontières,
cite la réponse du ministère de la Défense :
« Interrogé par e-mail le 20 décembre 2016,
le ministère rappelle que concernant ce
type de cas, "chaque fois que les faits étaient
avérés et les auteurs identifiés", les
"militaires mis en cause" ont été "éloignés,
du théâtre" et ont subi des "sanctions
disciplinaires pouvant aller jusqu’à la
radiation des cadres ou la résiliation de
contrat". Invité à préciser le nombre de cas
avérés, le ministère n’a pas donné suite
 »
(03/01/17). De simples et hypothétiques
« sanctions disciplinaires » pour des viols ?

Des victimes abandonnées et punies

A l’inverse, le calvaire des victimes ne
s’arrête pas après leur agression. En
témoigne le cas d’une jeune femme de 25
ans, violée par plusieurs hommes dans un
blindé. Quand elle tente de se plaindre à la
base militaire française, elle et son frère
trouvent portent close, puis sont
opportunément arrêtés par une brigade de
l’Office centrafricain de répression du
banditisme (OCRB), connu pour ses
méthodes expéditives (cf. Billets n°162,
octobre 2007
). Sans argent et vivant dans la
peur depuis, la jeune femme ne portera pas
plainte. « Questionné sur le cas de Chimène
et sur les procédures prévues pour des civils
qui souhaiteraient dénoncer un viol auprès
du commandement de Sangaris, le
ministère de la défense n’a pas souhaité
nous répondre
 », rapporte Mediapart
(03/01). Tous les interlocuteurs rencontrés
par les journalistes (victimes, magistrats,
avocats et humanitaires centrafricains)
témoignent de la difficulté pour les victimes
à porter plainte ou à se faire entendre, en
raison de la stigmatisation dont elles font
l’objet par la suite, et parfois des violences
qu’elles subissent de la part de leurs familles
elles­-mêmes, qui préfèrent souvent étouffer
ces affaires honteuses. Ainsi des enfants de
Mpoko : « Aujourd’hui, plusieurs d’entre
eux doivent se cacher pour vivre en paix
 » ;
certains ont été abandonnés.

Un secret de polichinelle

Si les bordels militaires de campagne
(BMC) ont officiellement disparu, prostitution
– y compris infantile ­ et présence de militaires
étrangers vont toujours de pair. Compte­-tenu
de la misère qui règne en Centrafrique,
comme dans d’autres pays où nos troupes
sont présentes, il est facile d’obtenir des
faveurs sexuelles en échange d’un peu de
nourriture ou de petites sommes d’argent.
Mais les enquêteurs militaires démentent :
« Parmi les "incohérences" régulièrement
mises en avant par les gendarmes dans leurs
PV pour questionner les témoignages de ces
mineurs : l’impossibilité pour des personnes
étrangères au camp militaire français d’y
pénétrer
 », assurent­-ils, « pour des raisons
évidentes de sécurité
 » (24/03/17). Pourtant
des officiers de l’opération Sangaris eux­
mêmes avaient décrit dans des rapports
confidentiels le camp comme « un véritable
gruyère
 ». « Dans son rapport daté du 6 août
2014, le général de corps aérien L. relève ainsi
que "la limite entre le camp de[s casques
bleus de] la MISCA et la zone française est
extrêmement perméable", ce qui favorise "les
vols" ou encore les "actes de prostitution".
 »
Le journal en ligne (03/01/17) avait également
cité plusieurs témoignages d’anciens soldats
et même des rapports officiels dans lesquels
« les hauts gradés avaient en effet été alertés
de la conduite à risque de leurs
subordonnés
 » au sein même ou à proximité
du camp français. Un colonel témoigne :
« "Cette proximité avec les locaux donne lieu
au développement des propositions
concernant alcool, drogues, prostitution." Un
sergent demande instamment à "augmenter
la prévention concernant la prostitution qui
pourrait être utilisée contre l’image de la
force". Il évoque par ailleurs l’"utilisation
d’enfants pour perturber le travail des
sentinelles et des patrouilles"
. » Des rapports
restés sans effets, qui font dire au journal que
« cette "prostitution de survie" a, semble­-t­-il,
été tolérée par le commandement militaire à
Bangui, y compris après l’arrivée de la
première vague de dénonciations (les enfants
de Mpoko) sur le bureau du ministère de la
défense, en juillet 2014
. »
Une suggestion : pourquoi ne pas
purement et simplement légaliser la
pédophilie et la prostitution infantile dans le
cadre des opérations extérieures françaises ?
Ainsi ne serait-­il plus nécessaire de faire
semblant d’enquêter ou d’entamer des
poursuites contre les violeurs dès lors qu’ils
appartiennent à l’armée coloniale...

[1Sauf mention contraire, les citations qui suivent
sont extraites de ces enquêtes publiées par Media­part. Seules les dates sont donc rappelées.

[2L’association Ecpat, qui lutte contre l’exploitation
sexuelle des enfants, a fait appel du non­-lieu.

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Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 274 - février 2018
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